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Lecture : origine et coût des apprentissages ratés

Note sur le livre de Sandrine Garcia, À l’école des dyslexiques. Naturaliser ou combattre l’échec scolaire ?, La Découverte, 2013

dimanche 26 mai 2013, par Janine Reichstadt

Il existe une forte relation entre la rénovation pédagogique entreprise depuis plusieurs décennies et l’engagement politique progressiste de ses acteurs. L’élève au centre, la mise en activité de recherche des élèves, la critique radicale du « frontal », du « transmissif »… sont autant de traits majeurs du courant rénovateur qui entend bien contredire le « traditionnel conservateur », celui des « vieilles méthodes », au nom d’une volonté politique émancipatrice.
Dans ce contexte, l’ouvrage de Sandrine Garcia est particulièrement bienvenu pour nous offrir un éclairage neuf et extrêmement instructif sur un processus historique qui concerne l’apprentissage de la lecture.
Emblème politique du conservatisme pédagogique, non exonérée de liens avec le capitalisme, la syllabique, par son enseignement rigoureux du déchiffrage s’opposerait à la saisie du sens, à la compréhension de l’écrit ; elle aurait pour effet de contrarier la réussite scolaire des enfants des classes populaires. Il s’agit pour l’auteure de montrer comment dans cette contestation de la syllabique, s’est construit une « gauche pédagogique » qui a réussi à s’imposer au nom d’une certaine conception marxiste des missions de l’école.
La polémique de 2006 née de la circulaire ministérielle prescrivant la méthode syllabique s’est apaisée, mais la question des ratés de l’apprentissage de la lecture continue à se poser de façon très aiguë : la baisse notable des résultats des élèves devrait constituer une alerte mobilisatrice et promouvoir sans attendre la réflexion collective des principaux intéressés que sont les enseignants, sur la nature des principes méthodologiques qu’ils mettent en œuvre. C’est dans un tel contexte que l’étude de Sandrine Garcia nous permet de comprendre l’origine des dispositifs d’enseignement très massivement pratiqués aujourd’hui, sources de tant de déboires pour les élèves. Mais elle fait plus, elle mobilise notre attention sur un phénomène particulièrement inquiétant : la naturalisation, la médicalisation de la difficulté d’apprentissage nommée « dyslexie », prise en charge en dehors du cadre scolaire, et peu, voire pas du tout référée aux conditions de l’enseignement qu’il conviendrait de ne pas interroger.
« Dans le cadre d’une configuration opposant le mouvement de l’Education nouvelle et l’école « traditionnelle », la dyslexie a, de fait, été associée à des investissements politiques particulièrement puissants visant à promouvoir une manière « révolutionnaire » d’apprendre à lire. » (p.23)

Sandrine Garcia - À l'école des dyslexiques aux éditions La Decouverte

De « la construction d’une gauche pédagogique » à « une pensée d’institution »

La rénovation pédagogique

Le point de départ de la métaphore politique mythique qu’est devenue la syllabique se situe dans la période qui à partir de 1959 a vu de nombreux élèves accéder à l’enseignement secondaire avec de sérieuses difficultés de compréhension de l’écrit. Les objectifs de l’apprentissage de la lecture à l’école primaire n’étaient pas ajustés aux attentes des enseignants du secondaire, et les échecs précoces au CP (24,5 % de redoublants en 1965) ont obéré les chances ultérieures de réussite. La question de l’explication de ces échecs précoces s’est donc trouvée posée.

A l’encontre des thèses biologisantes dont Sandrine Garcia rappelle bien la teneur, des chercheurs sont allés vers l’entreprise d’une rénovation de l’apprentissage du français à l’école élémentaire, en s’appuyant sur une conception marxiste des missions de l’école qu’ils entendaient articuler à une réforme profonde des méthodes de lecture. Ils ont participé pour certains d’entre eux à la construction du tournant de 1972, année de la promulgation de nouvelles instructions officielles qui consacrent tout à la fois l’influence des pédagogies nouvelles et la volonté de faire intervenir la linguistique sur le terrain de l’enseignement du français, destinée à fonder « une pédagogie scientifique ».
L’opposition construite entre Education nouvelle et école « traditionnelle », « rénovateurs » et « traditionalistes » s’affirme alors pleinement.

Après avoir développé les fondements de la « pédagogie populaire » de Célestin Freinet, Sandrine Garcia souligne la parution de trois livres entre 1975 et 1978, qui vont structurer le mouvement de la rénovation de l’apprentissage de la lecture autour du champ de « spécialistes ». Il s’agit de livres qui constituent « des coups de force symboliques […] introduisant des ruptures significatives avec les usages. » (p.71)
L’analyse de leur contenu que nous pouvons lire permet de bien saisir l’essentiel de ce qui se joue dans ces publications.
En 1975 Eveline Charmeux publie La lecture à l’école (CEDIC). Jean Foucambert publie en 1976 La manière d’être lecteur : apprentissage de la lecture de la maternelle au CM2 (SERMAP). Le troisième ouvrage sur lequel S. Garcia s’arrête est celui de Laurence Lentin, Du parler au lire (1977).
La rupture pédagogique que ces trois auteurs entendent promouvoir est liée à des préoccupations sociales de gauche qui s’affirment en lutte contre les inégalités sociales. Il conviendrait ainsi de faire en sorte que les enfants des milieux défavorisés puissent entrer dans l’intelligence des textes par une recherche active de signification ne partant pas du déchiffrage, au profit du « bain » dans l’écrit. Et pourtant, le précise Sandrine Garcia, « rien ne permet à ce moment-là d’affirmer que, pour éviter à l’enfant la « charge cognitive » liée au déchiffrage, il soit plus économique de le remplacer par d’autres activités. » (p.84)

Des opérations de bas niveau ?

Dans ce cadre de la construction d’une gauche pédagogique, la référence au GFEN qui entend conduire l’enfant à devenir un agent responsable de la société démocratique à venir, s’impose. Pour ce faire il élabore une conception pédagogique qualifiée d’ « auto-socio-constructiviste » qui veut redéfinir l’activité de l’enseignant « libérée » de toute pédagogie transmissive, pour laisser la place à une mise en activité des élèves, par des manipulations, des échanges, des questionnements… qui doivent leur permettre de découvrir les savoirs qu’ils ont à s’approprier « sans l’intervention explicative du maître ». »
Il s’agit bien là de la construction d’une opposition entre pédagogie nouvelle active et pédagogie traditionnelle passive, découvrir (soi-même) les savoirs ou bien subir les enseignements du maître.

1972-2002 fut une période propice aux « innovateurs ». « Après les années 1990 s’impose […] un modèle d’entrée dans l’écrit plus littéraire, qui fait de la lecture des albums de jeunesse à la fois la fin (en tant que forme de pratique culturelle) et le moyen de l’apprentissage de la lecture. » (p. 100), pour critiquer l’automatisation du déchiffrage qui rendrait difficile la compréhension, étant donné que les mauvais lecteurs se crisperaient sur des opérations de bas niveau. A cet égard, Sandrine Garcia cite à juste titre Bernard Lahire qui critique les fondements sociaux élitistes de ceux qui se détournent de l’enseignement explicite des techniques intellectuelles et de leur maniement régulier.

L’auteure s’arrête également sur les années 1990 et 2010 où apparaît une remise en cause de la vision « rénovatrice » largement dominante de l’apprentissage de la lecture, lorsque « Les psychologues cognitivistes se constituent en champ de recherche structuré de spécialistes de la lecture, en espérant, pour certains d’entre eux, jouer le rôle de contre-pouvoir et peser à leur tour sur la formation des enseignants et sur les politiques publiques. » (p.103)
On pourra lire avec intérêt la façon dont se construit cette volonté de remettre en cause la « rénovation » en question, une « rénovation » qui n’a pas entamé les difficultés importantes des élèves, d’où le développement de l’offre de remédiation qui s’est installée durablement, notamment sous la houlette de l’orthophonie et des RASED.

La querelle des méthodes

En janvier 2006, la circulaire ministérielle prescrivant l’emploi de la méthode syllabique a relancé de façon vive le débat sur les méthodes d’apprentissage de la lecture. Il s’est agi pour des syndicats, la FCPE et des mouvements pédagogiques, de faire bloc contre la réforme afin de défendre l’articulation profonde qu’ils font entre leurs options progressistes et le rejet sans appel de la syllabique.

La vieille opposition des années 1970-1980 entre déchiffrer et comprendre est reprise, et malgré l’expérience ordinaire de l’échec il s’agit de défendre la valeur attachée aux « innovations didactiques » censées être porteuses d’un projet politique de gauche.

Mais en cette année 2006 nous explique Sandrine Garcia, des représentants des sciences cognitives interviennent dans le débat pour continuer de mettre en avant l’importance du déchiffrage enseigné de façon systématique et précoce dans les résultats positifs des élèves, non seulement pour la lecture de mots mais aussi pour la compréhension des textes. Nous pouvons suivre dans l’ouvrage comment ils s’opposent aux idées reçues sur les méfaits du déchiffrage, qui conduirait à ânonner sans comprendre.

Les manuels

Les supports d’apprentissage que sont les manuels accordent le plus souvent une faible place à la combinatoire, comparée à celle qu’occupent les textes non déchiffrables, ventés pour être de « vrais textes » censés introduire les enfants dans la culture de l’écrit, même si ceux-ci sont dépendants de la lecture faite par l’adulte, incapables qu’ils sont de procéder eux-mêmes au déchiffrage.

Par-là l’auteure soulève une contradiction majeure concernant cette volonté pédagogique de faire en sorte que les élèves construisent eux-mêmes leur savoir. Quelles que soient les modalités pédagogiques mises en œuvre dans les différents supports, l’adulte doit se substituer à l’enfant pour qu’il ait accès aux textes puisque l’enseignement systématique du déchiffrage lui est refusé, ce qui forcément conduit l’enfant à ne pas pouvoir exercer son autonomie de lecteur « actif », « constructeur » de ses lectures.

De leur côté les manuels qui s’appuient sur la syllabique accordent bien sûr une grande place à la combinatoire en lien avec les possibilités effectives de déchiffrage des textes proposés à la lecture des élèves. Malgré les attaques de la syllabique qui dénoncent l’inanité de textes 100% déchiffrables, « Certains outils récents arrivent à articuler perfectionnement technique, rapidité de la lecture de mots et de phrases entières et densité des textes. » (p.252)

Les enseignants

Alors que le manque de bases, notamment en lecture et en écriture, est perçu par les enseignants comme le plus déterminant chez l’élève et à l’origine de ses difficultés, ils accordent une faible importance au travail de systématisation des apprentissages, pour se tourner vers la psychologisation et la pédagogie du détour. Parmi les propositions de remédiations qu’ils avancent, il s’agit surtout de redonner confiance en l’école, de valoriser l’enfant, d’aller vers des démarches de projet, d’accentuer le ludique.
Plus largement, ils sont très demandeurs d’interventions de « professionnels qui pourraient prendre en charge les difficultés (orthophonistes, enseignants spécialisés) et de formation en matière de psychologie et de troubles des apprentissages. » (p.264)

Par ailleurs ils continuent d’entretenir une certaine contradiction puisqu’ils considèrent « qu’il est indispensable […] que la lecture soit [pour l’élève] automatique, sans souffrance » afin de pouvoir suivre au collège, alors que dans le même temps ils dévalorisent les compétences de lecture dites de « bas niveau » (l’automatisation du déchiffrage).

Les RASED font l’objet d’analyses particulièrement éclairantes. Comme leur nom l’indique, ils sont censés être spécialistes de la difficulté scolaire. Or les études dont nous disposons montrent qu’ils sont loin des objectifs affichés. Friands des méthodes « actives », de la pédagogie différenciée et/ou par objectifs, les jeux et les projets constituent les pratiques les plus utilisées. La situation d’apprentissage est le plus souvent descolarisée, d’où d’ailleurs la difficulté pour les élèves de transférer dans la classe les « compétences » travaillées en RASED.

Sandrine Garcia met en évidence que c’est toujours l’opposition entre le code et le sens qui prédétermine le choix des supports d’apprentissage. Bien qu’une enseignante de l’échantillon de l’enquête puisse dire : « Pour moi, l’apprentissage de la lecture est une grande marmite, dans laquelle on met beaucoup d’ingrédients (qu’il est difficile de hiérarchiser) et chaque enfant fait un peu sa recette, aidé par l’enseignant, par les parents, le RASED et l’orthophoniste si besoin. », la diversité des ingrédients en question reste quand même contrôlée par « la place accordée à la maîtrise de la combinatoire, l’étude du « code » étant souvent reléguée après l’étude du sens (ce qui montre la pérennité de l’opposition politique entre déchiffrer et comprendre). » (p.281)

« La dyslexie : une maladie de classe moyenne »

Naturalisation du handicap

Une loi, celle du 11 février 2005 élargit la nomenclature des handicaps à la dyslexie. Or la définition du handicap y voit « une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychique… »
La nature et le niveau des difficultés cernées ainsi délégitiment radicalement toute interprétation pédagogique des difficultés de lecture et renforce l’évitement de la question des apprentissages.

Portant sur un échantillon de plus de 600 enfants diagnostiqués dyslexiques, l’enquête menée par Sandrine Garcia s’est appuyée sur un questionnaire qui « interrogeait le parcours, les « symptômes », les pratiques d’apprentissage familial, les supports utilisés, les soins dispensés, la construction du diagnostic, l’orientation scolaire de l’enfant, les propriétés sociales des parents et des grands-parents. » (p.301)
La plupart des réponses fournies au questionnaire l’ont été par l’intermédiaire de l’APEDYS (Association des parents d’enfants dyslexiques), qui est la plus grosse structure associative.
Notons que l’échantillon de l’enquête est représentatif de parents de classe moyenne, susceptibles de chercher une solution aux difficultés de lecture de leur enfant, car ils disposent de ressources sociales, professionnelles et culturelles le permettant, ce qui exclut une partie des classes populaires peu enclines à s’investir dans des associations.

L’auteure montre finement ce que cette question de la « dyslexie » représente pour les parents concernés. Une source de préoccupations, d’angoisse et d’investissements très importants dont témoignent, de façon souvent émouvante les réponses au questionnaire reproduites dans l’ouvrage et qui éclairent singulièrement le poids considérable des difficultés de lecture de l’enfant, pour lui-même et pour sa famille.
Mais il n’est pas aisé pour les parents de l’enquête d’envisager l’origine des difficultés de lecture de leur enfant du côté des pratiques d’enseignement, de certaines démarches pédagogiques. Parmi les diagnostics avancés en-dehors de celui-ci, ils préfèrent le plus souvent recevoir celui de « trouble spécifique de l’apprentissage de la lecture » parce qu’il met leur enfant à l’abri du diagnostic beaucoup plus dur pour eux, de paresse ou de manque d’intelligence, le désignant comme « fainéant » ou « bête ». Il leur permet également d’éviter d’être perçus comme étant les « mauvais parents » à l’origine de problèmes psychoaffectifs dont souffriraient leur enfant. Ils sont donc fortement enclins à naturaliser ses difficultés et à se tourner vers la pathologie pour chercher une explication et des remèdes.

Quand les méthodes, qualifiées de globales ou semi-globales par les parents eux-mêmes trouvent un écho dans le diagnostic, elles sont essentiellement perçues comme des révélateurs de troubles préexistant aux apprentissages, de déficiences propres à l’enfant, tant la « solution » non pédagogique a pris de l’importance aux yeux de ces parents.
Il n’en reste pas moins que le lien entre les normes pédagogiques et les difficultés des élèves ne peut pas être évacué quand on songe à la baisse du niveau global en lecture.

Solutions recherchées

« La croyance parentale […] dans les inégalités naturelles plutôt que dans des alternatives pédagogiques est déterminante. » (p.175) C’est une croyance qui permet aux associations de parents d’enfants dyslexiques dont le rôle est reconnu par les pouvoirs publics, de se saisir du diagnostic de dyslexie pour orienter les parents vers les solutions qu’ils recherchent.
Il s’agit d’associations qui fonctionnent « comme de véritables petites sociétés de service pour des familles d’enfants dyslexiques. » (p.177)
Des professionnels libéraux extérieurs à l’école répondent alors aux demandes des parents pour préconiser des recours et/ou du matériel destiné à traiter le handicap de l’enfant. Au travers de la dyslexie ils exercent de la sorte un contre-pouvoir au système scolaire : la rencontre avec différents professionnels qui vont proposer ou au contraire rejeter certaines interprétations et solutions devient essentielle. Peuvent alors être entrepris les nombreux traitements aux orientations médico-psychologiques axées sur des domaines tels que : la psychomotricité, l’acupuncture, la kinésiologie, l’orthoptie, l’ostéopathie, la psychothérapie de groupe. L’orthophonie de son côté étant très largement requise par ailleurs.

Clairement identifiée comme un handicap « naturel », la « dyslexie » ne peut plus être pensée comme le résultat des méthodes d’apprentissage de la lecture, susceptible comme cela devrait être, de recevoir des solutions du côté des choix méthodologiques.
Dans ce contexte, les familles relativement dotées culturellement et socialement cherchent malgré tout à conserver une scolarisation en milieu ordinaire pour leurs enfants, quand les familles des classes populaires se laissent plus facilement convaincre par les conseils d’orientation vers la scolarité « adaptée » dans des filières spécialisées.

Conclusion

Lorsque l’on s’inscrit dans un projet de démocratisation reposant sur une réelle refondation du système éducatif comme c’est le cas du GRDS, on ne peut qu’être particulièrement attentif à l’ouvrage de Sandrine Garcia qui nous livre des analyses singulièrement éclairantes d’un des aspects fondamentaux de la situation présente.
Les ratés de l’apprentissage de la lecture sont d’un coût scolaire et humain extrêmement élevé. Or un nombre beaucoup trop important d’élèves d’origine populaire subissent ces ratés, malgré l’investissement considérable dont les parents sont capables pour aider leurs enfants à réussir, comme le montre Séverine Kakpo [1]. dans un ouvrage important. Ces parents vont même jusqu’à s’autoriser à juger les outils et les pratiques mis en œuvre à l’école, au travers des devoirs et des manuels notamment, autrement dit ils ne se contentent pas de lui faire confiance pour opérer les bons choix pédagogiques comme on a pu le penser, croyant qu’ils s’en sentaient incapables.
Mais, et c’est en cela que cet ouvrage nous intéresse ici pour un aspect de son propos, Séverine Kakpo va au-delà de l’analyse des malentendus et tensions entre les normes scolaires et les normes familiales qu’elle observe, puisqu’elle considère que les parents sont nombreux à s’appuyer sur « des conceptions erronées de l’acte de lire, des considérations d’ordre pédagogique, souvent fortement empreintes des codes curriculaires des pédagogies traditionnelles ». Cette façon de cibler le rôle jugé négatif, parfaitement contreproductif des pédagogies dites traditionnelles, s’accompagne d’un blanc-seing accordé aux pédagogies issues de la rénovation, qui elles enseigneraient semble-t-il, les procédures qu’il convient de mettre en œuvre pour comprendre un texte. Or cela mérite, pour le moins il me semble, d’être sérieusement interrogé.

Contradictoirement et curieusement, lorsque les pratiques issues de la rénovation des années 1970 échouent, on n’hésite pas, trop souvent, à invoquer la déficience cognitive, le handicap, ce qui permet de ne pas interroger ce qui dans les pratiques produit l’échec. Est-ce parce qu’une telle interrogation aurait pour conséquence de briser le lien qu’on a cherché à imposer entre la rénovation et la gauche, brandi comme un étendard pour condamner la syllabique déclarée emblème d’une pédagogie conservatrice, de droite ? Il le semble bien si on en juge par les déclarations d’Hélène Romian qui n’hésite pas en 2006 à suggérer un rapprochement entre le FN et la méthode syllabique (p.222), et à l’appel de la même année signé par l’ICEM, le GFEN, les CEMEA et l’AFL, fustigeant cette méthode qui « vise l’assujettissement de la jeunesse », au nom de « la propagation d’une idéologie politique écrasant tout espoir d’émancipation possible par l’éducation. » (p.227)

Si un certain progressisme politique a réussi à confisquer la question de l’apprentissage de la lecture en brandissant une opposition parfaitement injustifiée entre le déchiffrage et l’intelligence de la compréhension, il n’est plus pensable aujourd’hui, comme nous y invite l’ouvrage riche de démonstrations convaincantes de Sandrine Garcia, de tenter de s’abriter derrière des choix politiques pour poser le problème de cet apprentissage et donc celui de la syllabique [2]. La question de l’échec massif de l’apprentissage de la lecture et des conséquences dramatiques qu’il a sur les scolarités s’impose à tout projet d’authentique démocratisation du système éducatif. Aussi, c’est à son efficacité bien réelle pour permettre aux élèves de s’installer dans un savoir-lire sûr et intelligent, seule source du désir et de la joie de s’adonner à la lecture, que la méthode syllabique doit être mesurée.


[1Séverine Kakpo, Les devoirs à la maison. Mobilisation et désorientation des familles populaires, PUF, 2012

[2Janine Reichstadt, Apprendre à lire : l’enjeu de la syllabique, L’Harmattan, 2011. J’examine dans ce livre les raisons pour lesquelles il n’est pas pensable d’opposer le déchiffrage et la compréhension, et plus largement pourquoi la syllabique rigoureusement pratiquée s’impose dans l’apprentissage de la lecture.