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Critique de l’idéal constructiviste dans l’enseignement de la lecture

mercredi 13 mai 2015, par Janine Reichstadt

L’importance de l’échec de l’apprentissage de la lecture est patente, et pourtant on ne voit guère se dessiner une franche dynamique de changement au niveau de l’enseignement. En 2004 un tiers des élèves de fin de CM2 sont capables d’exploiter correctement les informations d’un texte, et un peu plus de la moitié ont des compétences « mal assurées et donc fragiles : ils ont du mal à percevoir et exploiter tous les aspects d’un texte, et sont mis en difficulté par des textes qui exigent une lecture suivie » [1]. Entre 1987 et 2007, on observe une baisse significative du score moyen en lecture en CM2, plus prononcée pour les élèves les plus faibles. « Deux fois plus d’élèves (21%) se situent en 2007 au niveau de compétence des 10% d’élèves les plus faibles de 1987. » [2]

Lorsque les enseignants du collège se sont plaints des difficultés de compréhension de l’écrit des élèves qu’ils recevaient beaucoup plus nombreux après la réforme de 1959, la syllabique fut accusée de tous les maux au profit du mot d’ordre porté par la rénovation pédagogique des années 1970, « lire, c’est comprendre ». Quarante années plus tard, 20% des jeunes de 15 ans sont en grande difficulté de compréhension de l’écrit, et les autres ne sont pas tous dans une situation satisfaisante à cet égard.

Après la publication de l’enquête de Jérôme Deauvieau fin 2013 montrant la supériorité de l’efficacité des manuels de la méthode syllabique sur ceux de la méthode mixte , Stanislas Dehaene s’est insurgé dans Le Monde sur le fait que le ministère de l’Education nationale ne s’empare pas de cette question de l’efficacité des supports au travers d’évaluations que ses moyens lui permettraient de réaliser à grande échelle.

Suite à cette intervention qui situe pertinemment l’enjeu du problème, Roland Goigoux a souhaité répondre pour dénoncer « les typologies archaïques (« mixte » versus « syllabique ») », car « si aucune étude comparative des « méthodes » de lecture n’a permis d’établir la supériorité de tel ou tel dispositif sur tel autre, ce n’est pas parce que toutes les pratiques se valent mais parce que la variable « méthode », trop grossière et mal définie, n’est pas une variable pertinente pour une telle recherche. » [3]D’où la nécessité selon lui d’observer dans le détail les pratiques concrètes et rejeter les « déclarations de principe » s’appuyant sur l’importance de la méthode.

Ce rejet de l’importance de la méthode en la matière, m’a amenée à publier sur ce site du GRDS un article destiné à montrer en quoi, au contraire, cette notion est parfaitement valide pour penser les pratiques enseignantes et appréhender leur efficacité dans les apprentissages, sous le titre Enseigner la lecture : une question de méthode ou à chacun sa pratique ?

Depuis, Jérôme Deauvieau, Jean-Pierre Terrail et moi-même avons publié un ouvrage intitulé Enseigner efficacement la lecture [4]dans lequel nous développons les résultats d’enquêtes et les raisons qui montrent que le choix de la méthode syllabique est le seul qui garantisse la possibilité d’atteindre la pleine réussite de l’apprentissage de la lecture compréhensive.

Tout milite pour que se poursuive l’interrogation sur les traits méthodologiques des manuels et des dispositifs d’enseignement, afin de mieux comprendre le sens de la perpétuation de certaines pratiques sources de difficultés pour les élèves, ainsi que les ressorts possibles sur lesquels s’appuyer pour envisager des perspectives de changements.

Un idéal structurant

Du commun transmissible

Roland Goigoux semble avoir varié quant à l’usage qu’il pense pouvoir faire de la notion de méthode dans ce cadre de l’enseignement de la lecture. Si en 2013 il la bannit, quelques années plus tôt il ne la remet pas du tout en cause. Dans un ouvrage qu’il a signé avec Sylvie Cèbe, il s’attache à poser la question « Qu’est-ce qu’une méthode de lecture ? », question à laquelle nous lisons la réponse suivante : « C’est l’ensemble des principes qui sous-tendent l’enseignement de la lecture. Les divers outils pédagogiques choisis par les enseignants, tels que les manuels et les cahiers d’élèves, concrétisent ces principes. Une méthode ne peut se réduire à un (seul) manuel. »

Comment contredire une telle définition ? J’y souscris d’autant plus volontiers que j’écrivais moi-même dans l’article précédemment cité : « l’observation de pratiques différentes construites à partir de supports variés, n’invalide en aucune façon la possibilité de mettre au jour des lignes de force, des logiques pouvant être pensées dans la catégorie de méthode. » Ces notions de « lignes de force », de « logiques » m’amenaient à ajouter : « La méthode appartient à du commun, à ce qui préside à la définition du processus d’une activité dans ce qui la spécifie et la rend transmissible. »

Si la méthode convoque du commun transmissible cela signifie qu’elle peut être largement enseignée, préconisée à l’ensemble des maîtres qui, devant l’autorité pédagogique et institutionnelle des formateurs, des pédagogues, des chercheurs et des prescripteurs, peuvent être amenés à reconnaitre la légitimité de sa mise en œuvre dans les classes, comme c’est le cas aujourd’hui de la mixte. Marc Daguzon et Roland Goigoux ont montré comment l’idéal pédagogique constructiviste se trouve en position d’organiser en profondeur l’ensemble de la formation initiale des professeurs des écoles. [5] Leur recherche n’explicite pas les implications de cet idéal dans ce qui a trait plus particulièrement à l’enseignement de la lecture, mais nous verrons comment la méthode mixte, très majoritairement utilisée, puise dans cet idéal les sources de son organisation.

L’idéal constructiviste

1 / La formation d’une identité professionnelle

Marc Daguzon et Roland Goigoux partent des questions : « Comment s’apprend le métier de professeur des écoles ? Et comment les débutants construisent-ils leurs premières compétences et leur identité professionnelle ? Plus précisément, comment conçoivent-ils leur action pédagogique en réponse aux injonctions et aux attentes de l’institution éducative telles qu’ils les perçoivent et les interprètent ? » Les réponses à ces questions ont été élaborées auprès de professeurs stagiaires (PE2) en cours de formation professionnelle en IUFM.

Les résultats de cette recherche montrent la portée de la formation en IUFM qui parvient à produire chez les futurs maîtres un modèle pédagogique affirmé et pleinement partagé qui se constitue en idéal pédagogique en mesure de devenir la matrice même des apprentissages relatifs au métier, encore à venir. Unanimement, les stagiaires sont convaincus de la valeur du modèle constructiviste devant les guider afin de faire vivre une classe « active où les élèves construisent leurs savoirs ». Dans cette optique, comme le précisent les chercheurs, « La qualité du travail du maître dépend moins de l’exactitude de ses explications en classe que de la pertinence de ses choix préalables des situations didactiques », des situations qui doivent permettre aux élèves de construire leurs savoirs en recourant à des phases préalables d’émergence des représentations. Ces situations sont « majoritairement des situations de résolution de problèmes, suivies par des débats entre élèves et par des phases d’institutionnalisation des savoirs. »

Dans un passage intitulé « Une doxa puérocentriste », nous pouvons lire les postures pédagogiques suivantes que les stagiaires reprennent à leur compte :

- « Les élèves doivent être actifs. » Il s’agit de faire en sorte que les élèves entrent dans une action visible, qu’ils participent.
- « Les élèves doivent être motivés. » Il convient de leur proposer des tâches attractives et ludiques.
- « Les élèves doivent prendre la parole. » Mettre en place des situations d’échanges, de travail de groupe, de débats, est censé permettre aux apprentissages de se développer par interactions entre pairs.

Cette doxa qui caractérise l’homogénéité de la posture des stagiaires rencontre un principe lourd de conséquences qui fait de l’enseignant un médiateur, et non pas quelqu’un dont le rôle est fondamentalement d’enseigner, c’est-à-dire de permettre aux élèves de comprendre, de s’approprier des connaissances clairement identifiées. « Il [le médiateur] doit éviter d’exposer les savoirs de manière trop magistrale ou de montrer des procédures, un peu comme si les explications du professeur étaient suspectées de gêner les apprentissages des élèves. » Cela confirme la présentation de la qualité du maitre qui doit reléguer l’exactitude de ses explications au second plan, à cela près qu’elle s’ajuste au glissement sémantique qui passe du maître au médiateur.

Cette recherche montre également que l’année de préparation du concours (PRCE) a commencé à présenter aux futurs maîtres de façon très efficace les représentations convergentes des principes pédagogiques qu’ils partagent et qu’ils ont bien l’intention de mettre en œuvre lorsqu’ils auront la charge d’une classe. « Ils pensent qu’ils ont bien compris ce qu’on attend d’eux et ils jugent cette attente légitime (…) même s’ils ont le sentiment de « toujours entendre la même chose » car, si les contenus didactiques sont différents, les orientations et le vocabulaire des formateurs sont similaires. » Cette similarité des orientations et du vocabulaire des formateurs identifiée par les stagiaires montre bien, nous disent les chercheurs, la cohérence des modèles pédagogiques à l’œuvre dans la formation, une cohérence qui repose fondamentalement sur les principes du socioconstructivisme.

2 / Des mouvements pédagogiques mobilisés

A mi-parcours temporel de la rénovation des années 1970 écartant la syllabique, et de l’année de la recherche de Marc Daguzon et de Roland Goigoux, huit mouvements pédagogiques [6] se sont mobilisés pour rééditer une plate-forme commune sur les principes de l’apprentissage de la lecture, afin de contrecarrer « le retour aux bonnes vieilles méthodes [qui] apparaît comme la solution à tous les maux de la société. » Explicitement contre « les valeurs conservatrices, voire réactionnaires », cette plate-forme se voulant progressiste s’inscrit pleinement dans ce qu’a représenté « la construction d’une gauche pédagogique » telle que l’a analysée de façon fort convaincante Sandrine Garcia pour caractériser le mouvement de la rénovation pédagogique. [7]

L’intention ne souffre aucune ambiguïté, l’entrée dans l’écrit « est une aventure qui n’a que peu de rapport avec ce à quoi on la réduit en la confondant avec la pratique d’un système de codage. » C’est que l’écrit n’étant qu’un langage pour l’œil la lecture s’identifie à des comportements idéovisuels qui seuls permettent d’entrer de façon fructueuse dans le sens d’écrits abondants et diversifiés, alors que les correspondances grapho-phonémiques ne permettent, elles, que de transformer toute chaîne écrite en chaîne orale, ce qui nécessite « des activités de traduction et une soumission de l’écrit aux contraintes propres à l’oral ». Même oralisés, les textes de Proust et de tant d’autres écrivains nous laissent dubitatifs devant cette idée que la lecture des correspondances grapho-phonémiques pourraient soumettre l’écrit aux contraintes propres à l’oral.

Parce qu’ils n’offrent qu’un apprentissage « passif » et ruineux pour le sens, il est décisif de substituer aux comportements alphabétiques des « stratégies directes d’attribution de sens qui supposent le développement d’hypothèses, les conduites d’anticipation, la familiarité visuelle des mots et des structures, le développement de réseaux d’indices pertinents pour l’œil ». Nous sommes à l’évidence bien loin de tout « mécanisme de transcodage » bêtement inculqué. Armé de l’intuition du contexte, la construction par l’enfant de ses savoirs est à son apogée : « On ne transmet pas des techniques préalables mais on aide le développement de celles que l’enfant invente pour régler, dans l’écrit, les problèmes qui le concernent. » C’est à l’enfant de dominer les stratégies qu’il met en œuvre. Il pourra ainsi réduire l’inconnu de l’écrit pour lui grâce au jeu de recherches de sens par anticipations, prises d’indices, émissions d’hypothèses, accompagnées de certaines formes de vérification pouvant éventuellement passer par la syllabe. « Ainsi voit-on fréquemment des enfants « prouver », par exemple, qu’il s’agit bien de « chameau » puisqu’on voit « cha » au début du mot. » Le contexte probablement réaliste permet peut-être de ne pas songer à « chamois » ou à « chaperon », mais il est des histoires qu’apprécient les enfants qui prennent quelques libertés avec la réalité.

D’après les auteurs de la plate-forme ce n’est donc pas dans les correspondances grapho-phonémiques que l’écrit peut dévoiler son sens. La précision est claire : « il importe de montrer que ce n’est jamais par de tels procédés [ceux des correspondances grapho-phonémiques] qu’on attribue une signification à un texte. »

Ferdinand de Saussure serait certainement très étonné devant de telles convictions, lui qui mit au jour cette réalité linguistique si féconde pour penser le langage, qu’il a nommée l’union du signifiant et du signifié, une union dont il est possible de se représenter la nature par l’image de la feuille de papier dont il n’est pas possible de découper du recto sans découper du verso. Cette découverte décisive explique pourquoi lorsqu’un enfant parvient à déchiffrer un mot qu’il connait, il en entend et comprend spontanément, immédiatement la signification. Elle explique aussi pourquoi le déchiffrage le renseigne sur ses méconnaissances lexicales en lui offrant les moyens d’interroger autrui sur le sens des mots : il entend le signifiant sans pouvoir en identifier le signifié, ce qui libère chez lui une tension vers un nouvel apprentissage. Les enfants sont friands de ces tensions.

La preuve étant faite selon les mouvements pédagogiques de la plate-forme, de l’inefficacité des pratiques traditionnelles telles que les méthodes syllabiques, l’idéal constructiviste toujours très fortement présent dans la formation des maîtres trouve dans cette plate-forme des encouragements certains.

Les principes rappelés par cette plate-forme se retrouvent sur le fond dans la réaction de trois associations pédagogiques [8] rendue publique lorsque le ministre de Robien a voulu imposer la syllabique. Que disaient ces trois associations déjà signataires de la plate-forme en question ? « Des méthodes d’apprentissage où l’enfant est chercheur à celle où l’enfant est dressé, le choix idéologique est limpide : lui refuser dès le plus jeune âge de penser, lui ôter le désir de questionner, de comprendre, de connaître, lui imposer une obéissance passive en l’enfermant d’abord dans des exercices répétitifs et mimétiques… Au-delà de l’apprentissage de la lecture, c’est bien la volonté d’agir sur les capacités réflexives et complexes de la compréhension du monde de toute une jeunesse ! Une jeunesse qui déchiffre et une jeunesse qui lit… » [9]

Cette façon de caractériser les effets de la méthode syllabique n’a pas disparu, des pédagogues continuent d’en faire une entreprise de dressage, de formatage à des automatismes délétères empêchant les élèves de penser, de réfléchir, de comprendre, à l’opposé des méthodes qui, parce qu’elles n’ont pas les mêmes exigences vis-à-vis du déchiffrage leur permettraient de forger des capacités complexes de compréhension du monde. Lire ou déchiffrer ? Censée imposer une ligne de partage, comme si l’accès à la lecture compréhensive n’était pas nécessairement compris dans le déchiffrage, cette question est toujours posée par les mêmes pourfendeurs de la syllabique.

« Entre tradition et innovation »

Dans une enquête publiée en 2003, Eliane Fijalkow cherche à faire le point sur les pratiques d’enseignement de la lecture pour saisir dans quelle mesure les enseignants se reconnaissent dans des pratiques catégorisées en pratiques traditionnelles et pratiques innovantes. [10] Un premier tableau propose un classement de ces pratiques, à partir duquel les enseignants vont être invités à inscrire leurs réponses en fonction de la centration qu’ils adoptent, soit sur l’apprentissage, soit sur l’apprenant.

Dans la liste des pratiques dites traditionnelles l’auteure inscrit notamment la reproduction de modèles, la répétition, la reconnaissance perceptive, le déchiffrage, la lecture à haute voix, la technique, la mémorisation, la reproduction, la recherche de la réponse exacte, le code… Pour chacune de ces pratiques nous trouvons, côté pratiques dites innovantes les oppositions suivantes : la créativité, l’imagination, la compréhension, la recherche d’indices, la lecture silencieuse, la connaissance, la réflexion, la découverte, la recherche des solutions possibles, le sens…

Nous retrouvons ici ce qui motive le rejet de la syllabique déclarée incapable d’aller au-delà de savoirs de bas niveau, peu à même d’entrainer les élèves du côté de la recherche, de l’imagination, de la réflexion, de la compréhension. On remarquera au passage la facilité avec laquelle on met en opposition la recherche de la réponse exacte avec la recherche des solutions possibles pour caractériser d’un côté la tradition et de l’autre l’innovation.

Malgré le caractère contestable de cette dichotomie qui sert de grille d’analyse et de classement des réponses des enseignants, celles-ci conservent l’avantage de nous renseigner sur ce que quelques décennies de rénovation pédagogique ont pu construire dans les pratiques.

Ainsi 91% des enseignants estiment qu’il est important ou très important que les élèves maîtrisent les correspondances entre les lettres et les sons, tout en étant 81,6% à accorder la même importance à la reconnaissance globale des mots et 84,8% à l’apprentissage de l’anticipation des mots dans une phrase. Cela peut sembler contradictoire mais la contradiction n’est qu’apparente car tous les maîtres revendiquent l’enseignement du code, mais tous ne l’enseignent pas de façon précoce et systématique comme le fait la syllabique qui insiste sur son rôle déterminant dans la compréhension. D’ailleurs lorsque les élèves ont à découvrir un mot dans un texte ou dans une phrase les enseignants ne sont plus que 4,6% à faire appel à la pratique dite traditionnelle du code, souvent ou très souvent. « Le type d’aide qui domine consiste à trouver dans les ressources de l’environnement (banque de mots, pancartes, cahiers, livres) un mot qui lui ressemble ou des parties de mots identiques (71%). »

Que fait-on lorsqu’un élève a mal identifié un mot ? « Les possibilités de recours au sens sont très largement choisies par les enseignants, qu’il s’agisse de dire à l’enfant s’il trouve que son mot va bien avec le contexte (79,4%) , de relire ce qui précède (74,3%),ou, un peu moins fréquemment, de lire ce qui suit (67,7%). » Cette façon de procéder qui pense pouvoir faire l’économie de la confrontation directe au mot lui-même pour en saisir le sens dans ce que nous livre son déchiffrage, est, nous le voyons très largement majoritaire.

Les enseignants ont pu également situer leurs pratiques par rapport à quatre démarches méthodologiques existantes : synthétique (démarche qui va des lettres aux son) ; analytique (démarche qui va de la phrase aux mots puis aux lettres) ; mixte (synthétique et analytique) ; démarche centrée prioritairement sur le sens.
A la question de savoir s’il est important ou très important que les élèves apprennent à anticiper des mots dans une phrase, faire des hypothèses, nous avons pour chaque méthode déclarée utilisée, les pourcentages suivants : synthétique : 58% ; analytique : 91% ; mixte : 85% ; sens du texte : 96%.

Le rappel de ces quelques données me parait particulièrement instructif pour voir combien l’entreprise de rénovation par disqualification des ressources inhérentes et propres à la syllabique a pu pénétrer le monde enseignant, au nom bien sûr de la mise en activité de recherche des élèves, de la construction par eux-mêmes de leur savoir-lire.

Des divergences et leurs enjeux

Les principes constructivistes dans les manuels de lecture

La méthode mixte trouve un de ses fondements majeurs dans le principe de la mise en activité des élèves autour de la construction par eux-mêmes des repères textuels et non textuels censés leur permettre d’atteindre l’identification des mots, à partir de recherches qu’ils ont la charge de conduire. Bien que présents dans cette méthode, les éléments de décodage ne sont jamais pris en charge dans une étude systématique de leur organisation.

Le guide pédagogique du manuel A l’école des albums (Retz) préconise « quatre stratégies de décodage (sic) que l’enfant apprend à utiliser simultanément ou séparément :

- reconnaissance d’un mot déjà rencontré ;
- déchiffrage total ou partiel (souligné par moi) du mot en recherchant des syllabes connues ou en associant les sons et les graphies ;
- compréhension du mot grâce au contexte et vérification par tâtonnement en recherchant des indices (à partir de syllabes connues dans un autre contexte de correspondances graphophonologiques) pour vérifier les hypothèses émises ;
- reconnaissance d’un mot dit « masqué » (mot dérivé ou mot ayant subi une variation morphologique : dit/redit-parle/parlent). »

L’apprentissage global de mots occupe une place importante dans ce manuel. Alors que seules les syllabes « ra » et « ri » sont enseignées lors des deux premières semaines de classe, les élèves doivent s’entrainer à lire des mots nouveaux découverts sans la maitrise de leur décodage : « dans », « du », « de », « avec », « une classe », « un rat », « du riz », « c’est », « il y a ». Ils doivent également lire de nouvelles phrases telles que « C’est le rat de Marie. », « Dans la classe, un garçon rit avec une fille. », « Un rari est un rat avec du riz. » sans la connaissance de toutes les combinaisons graphémiques impliqués dans les mots.

Mais s’ils ne parviennent pas à tout « lire », ils pourront toujours utiliser le contexte connu grâce à un débat oral de compréhension à partir de la lecture faite par l’enseignant. Ils pourront également utiliser la relation entre le texte et l’illustration censée guider l’identification de mots. Les élèves peuvent ainsi se montrer très actifs dans la recherche des hypothèses qu’ils doivent émettre pour deviner les mots qu’ils ne peuvent pas déchiffrer totalement ou partiellement. La validation de leurs hypothèses pourra ensuite se faire à partir des indices qu’ils vont tenter de repérer : une syllabe, un graphème à l’attaque, une finale, des analogies phonologies ou graphiques… sur le mode du « c’est comme dans… » ou « ça commence ou ça finit comme… ». Ils se font ainsi constructeurs de leurs savoirs.

Agnès Perrin-Doucey qui a assuré la direction de ce manuel et de son guide pédagogique, précise bien dans Les cahiers pédagogiques de novembre 2014, l’importance de la place qu’elle accorde au travail sur le contexte dans l’apprentissage de la lecture. « Lorsque l’élève connait déjà le texte parce qu’il l’a travaillé en classe, il va deviner une partie des mots qui sont soumis à sa lecture, en situant ce qu’il lit dans un contexte connu. » Un exemple suit cette présentation : « à la fin du mois de janvier, les élèves de deux classes de CP doivent lire la phrase extraite de l’album C’est pas moi : « Maman est entrée dans ma chambre avec les joues toutes rouges en disant que j’allais regretter ce que j’avais fait. » Si, dans ce contexte spécifique, le début de la phrase est assez facile à déchiffrer, parce que les élèves savent en identifier les mots, les termes « joues », « rouges », « regretter », « disant » constituent, quant à eux, les véritables obstacles à franchir. »

Dans une classe l’enseignante « a le temps d’isoler ce qui a fait l’objet d’une devinette (parce que compris, deviné en s’appuyant sur le contexte). Elle demande alors aux élèves de prouver que ces mots se lisent bien comme ils l’ont supposé, grâce à leur connaissance de l’album. »
Une connaissance, soulignons-le, qui aura forcément été travaillée à partir de la lecture faite par l’enseignante (les élèves sont parfaitement incapables d’une réelle lecture autonome), ou bien par la mise en correspondance des mots et de l’image censée délivrer les clés de la lecture, comme le demande le guide pédagogique du manuel A l’école des albums.

Mise en activité de recherche des élèves, construction par eux-mêmes de leurs savoirs à partir de devinettes, de suppositions, d’hypothèses, de recherches d’indices, des ingrédients essentiels des principes constructivistes enseignés en IUFM se retrouvent dans les nombreux manuels et guides pédagogiques de la méthode mixte. Il n’est donc pas étonnant que dans leur grande majorité, les maîtres formés à ces principes entretenus depuis la rénovation pédagogique des années 1970, aient beaucoup de mal à abandonner les manuels de cette méthode. On ne peut de ce fait que comprendre la conviction de bonne foi qu’ils ont de la légitimité de ces dispositifs et la résistance qu’ils éprouvent vis-à-vis de la syllabique qui les contredit.

Les effets d’une « attitude active de recherche »

Eloigné lui aussi de toute intention de culpabilisation des enseignants, Jacques Bernardin entend relever le défi éducatif actuel. Dans Le rapport à l’école des élèves de milieux populaires, il indique que ce défi « appelle à un décapage lucide et exigeant des éléments faisant obstacle à la démocratisation scolaire et à l’émancipation des élèves. » [11] Nous ne pouvons que souscrire à l’objectif de démocratisation, par contre la nature des éléments qui lui font obstacle, et notamment la place considérable que prennent les rapports aux savoirs de l’école des milieux populaires source majeure des difficultés de leurs enfants, méritent d’être sérieusement interrogée. Nous ne nous attacherons ici qu’à la question de l’apprentissage de la lecture.

Jacques Bernardin reprend l’idée que « les lecteurs fragiles sont des déchiffreurs excessifs » manifestant une tendance forte, celle d’ « une attention quasi exclusive au code graphophonologique lors de la lecture, aux normes orthographiques lors de la production écrite. Focalisation sur des opérations de « bas niveau » les aveuglant à l’égard des opérations de « haut niveau » (mises en relation signifiantes, inférences, gestion des idées, etc.) qui les justifient. »

1/ Reconstruire le système de l’écrit

C’est dans un autre ouvrage [12] que sont exposés plus précisément des moments significatifs de conduites de lecture, à partir de l’enregistrement de séquences qui montrent précisément comment les enfants sont amenés à s’y prendre pour lire.

Il s’agit par exemple de découvrir début octobre un texte s’intitulant « Dinomir va à la ville » [13] . La reproduction des phases du travail avec les élèves est suivie d’une analyse de la séquence. Nous retiendrons ici quelques-uns des très nombreux points significatifs de l’idéal constructiviste qui anime cette pédagogie.

Le trait majeur de cette démarche réside dans la reconstruction par les élèves du système écrit, en s’appuyant sur l’élaboration d’hypothèses construites à partir de diverses stratégies. L’identification globale des mots ne manque pas d’être très présente : un fichier-mots qui rassemble des mots accompagnés d’illustrations destinées à aider à la mémorisation, sert à vérifier des hypothèses de lecture. Par exemple, pensant pouvoir lire « fête » en ayant « tête » sous les yeux, on vérifie l’hypothèse en comparant ce dernier avec le mot « fête » du fichier-mots, pour conclure que ce n’est pas la même première lettre et donc pas le bon mot. « Tête » est alors retenu.

Les élèves peuvent se référer à des textes déjà connus pour deviner qu’après « Il est très… » il pourrait s’agir du mot « grand », « parce que dans un autre livre, on pouvait lire « un grand frère » ».

A la question : Vous connaissez d’autres mots ? [du texte], une élève répond : « Regarder »… parce qu’on a déjà vu la phrase : « Mélodie a regardé la télé »…

Les élèves devinent à partir d’indices graphiques partiels : « chasse » est lu à la place de « méchant » à cause de « cha ». Ils utilisent leur mémoire lexicale de mots consignés dans le fichier ou dans le corpus de phrases affichées : ainsi « maison », « à », « va », « il », peuvent être reconnus. Ils comparent des mots : « ville » est reconnu car « la fin, ça commence comme « fille » »…

Ils font des hypothèses sémantiques. « Il regarde les voitures dans les rues. » est la phrase qu’il faut lire. Le mot « voitures » est deviné parce que dans une comptine on trouve « Il passe une voiture ». Quant au mot « rues », il fait l’objet d’une hypothèse, celle du mot « garages », car « les voitures, c’est dans les garages ! ». Mais il est également lu parce que l’on a « r »-« u »... Pour s’assurer du mot juste, puisque le décodage correct du mot ne semble pas suffire, on posera la question de savoir si en ville il y a des rues ou des routes.

La mise en jeu du principe alphabétique n’est pas écartée. Pour pouvoir lire « Dinomir » on le compare à « dimanche ». Au début ça fait pareillement « di », mais dans « dimanche » on a un « m », alors que dans « Dinomir » c’est un « n » avec deux ponts. (« n »-« o »… [no], « m »-« i » [mi], « Dinomir » !). La valeur de clé universelle de la syllabe « di » permettant progressivement de lire tous les mots qui la contiennent sans en apprendre aucun, n’est pas retenue : la conséquence en est que les élèves sont prisonniers de la connaissance d’un mot pour en lire un autre par comparaison.

Ces conduites de lecture sont déclarées manifester une « attitude active de recherche » qui « ouvre à l’exploration économe et féconde des écrits ».
On a quelque peine à être convaincu du caractère économe et fécond de cette exploration, quand à la fin du CP des élèves caractérisent ainsi ce qu’ils font pour lire :

- « Faut couper les mots, il faut lire la phrase. [Fait attention aux] : Points, virgules, points d’exclamation, points d’interrogation ; aux lettres, accents, dessins. » ;

- « Je regarde les phrases…Je lis dans ma tête. On peut s’aider avec les dessins, des lettres (dans l’ordre), les mots. Je découpe les mots, je regarde les autres mots. » ;

- « Je me sers des mots. Je regarde les lettres, je vérifie parfois, sinon je fais des erreurs. Je lis jusqu’à un point, après tout d’un coup. Je peux regarder les images. » ;

- « Si je connais les mots, je les lis. Si je bute sur les mots, je regarde les lettres, les dessins, une autre phrase. Je prends les deux lettres devant, je les mets ensemble. »

La démarche mise en œuvre ici refuse de transmettre, de donner les clés du code : les élèves doivent chercher la façon dont il s’organise, retrouver sa construction par comparaisons, rapprochements, recoupements, hypothèses sémantiques, recherches de cohérences liées aux pratiques habituelles de la vie courante. Plutôt que d’apprendre à décoder « grand », « méchant » ou « rue » on va essayer de deviner de quels mots il pourrait s’agir, en supputant les constructions que l’on imagine possibles. Le propos est clair : « l’enfant doit reconstruire le principe alphabétique qui fonde l’écrit, sans entrer d’abord ni essentiellement par la combinatoire. »

Que les enfants puissent être amenés à s’imaginer que les trois lettres « cha » sont susceptibles de devenir le sésame de la lecture de « méchant » en passant par « chasse » est pour le moins curieux. Chercher où peuvent se trouver les voitures pour essayer de deviner le mot concerné l’est tout autant : c’est le texte qui décide de ses propres mots, pas l’organisation de la vie quotidienne ou un mode de pensée courant, habituel. Comment accéder par un tel biais à l’imaginaire contenu dans le meilleur de la littérature de jeunesse si prisé des enfants, ou aux textes à visée scientifique ? Identifier des mots d’un nouveau texte parce qu’on les a déjà rencontrés dans un livre ou une comptine ouvre la voie à des bévues où « regarder » devient « regardé », et restreint considérablement la liberté de tout lire en rendant prisonnier des mots, en nombre forcément très limité, que l’on peut reconnaitre.

Toutes les activités métalinguistiques (comparaison de mots, étude de leur morphologie, de leur histoire…) présentent un intérêt majeur. On peut bien sûr s’arrêter sur le fait que « Dinomir » et « dimanche » commencent de la même façon. On peut s’interroger sur l’accent circonflexe de « fête », « bâton », « hôpital » dû à la disparition du « s » qui demeure dans « festif », « bastonner », « hospitaliser ». On peut s’arrêter sur ce qu’ont en commun à l’écrit « fille » et « ville » qui se prononcent différemment. On peut aussi éprouver les effets sémantiques que peuvent induire des hypothèses de mots différents de ceux de l’écrit examiné. Mais ce travail ne développe sa pertinence que lorsque l’on possède les clés de l’identification parfaitement assurée de tous les mots sur lesquels on réfléchit.

On fait de la morphologie, de la lexicographie, de la stylistique et de la recherche de sens d’un texte quand on sait lire ; il faut savoir les lire pour s’interroger valablement sur les constructions conventionnelles de l’écrit déposées par l’histoire. Elles ont à faire l’objet d’un apprentissage, pas de recherches de reconstructions/réinventions.

2/ La question du signe linguistique

« Lire ou déchiffrer ? » demande Jacques Bernardin. Il faudrait donc choisir, au nom semble- t-il d’un écart entre l’intelligence du texte et le déchiffrage. Et il ajoute : « Libéré de la matérialité des mots, le lecteur peut plus facilement gérer les processus de compréhension (…). »

Se libérer de la matérialité des mots pour mieux comprendre ? Mais comprendre quoi ? On est bien là dans cette tension récurrente vers un sens fantasmé qui croit pouvoir se libérer de la confrontation directe à la matérialité de l’écrit, comme si cette confrontation pouvait être source d’aliénation du sens. L’apprentissage des conventions forgées par l’histoire et fixées aujourd’hui dans cette matérialité, porterait atteinte à la recherche de compréhension intelligente du lecteur ? Passant par la reconstruction du système de la langue, la quête de sens devrait transiter par des stratégies autres que celle du déchiffrage, présentées pompeusement comme « des stratégies de conceptualisation de l’écrit ».
Cette idée d’une séparation possible entre lire et déchiffrer pose la question de la nature du signe linguistique car in fine cette idée en vient à contredire la définition que Saussure donne du signe, une définition sur laquelle il n’est plus possible de revenir aujourd’hui. Nous l’avons repris plus haut, l’union du signifiant et du signifié qui définit le signe linguistique est un acquis universellement reconnu.

Or Jacques Bernardin écrit : « Entre les premiers signes sumériens et le phénicien, il aura fallu environ vingt-deux siècles pour que soit mis au point le principe alphabétique, décollant de façon radicale signifiant et signifié. » Cette affirmation n’est pas tenable, car comme aucune parole, aucune écriture ne décolle le signifiant et le signifié. Les signifiants inventés (les non-mots), ne sont, précisément, pas des mots de la langue. Quant aux inventions de mots liées à de nouvelles découvertes, la définition du nouveau signifié fait corps avec le nouveau signifiant.

Plus loin nous pouvons lire la confirmation de cette façon d’appréhender le signe linguistique : « Rien d’étonnant à ce que cette rupture entre signifiant et signifié (qui s’est étalée sur des siècles) s’avère être un problème conceptuellement redoutable pour l’apprenti lecteur. (…) Il faut « arracher » le signifiant au signifié pour accéder à l’arbitraire du signe, au principe de représentation graphique : telle est la première difficulté, d’ordre instrumental. »

L’union du signifiant et du signifié est indécollable, on ne peut pas rompre cette union ; arracher le signifiant au signifié n’a pas de sens. Tout mot, parlé ou écrit est une entité à deux faces, la face sonore ou scripturale et la face conceptuelle, l’idée. C’est l’ensemble du signe, avec ses deux faces qui nous permet, quand nous l’employons de faire référence au monde extra-linguistique. Le signe est indépendant du référent hors de la langue, les mots ne sont ni les choses, ni des étiquettes sur les choses, ils forment un système autonome en se définissant les uns par rapport aux autres. Envisager un décollement du signifiant et du signifié, c’est tout bonnement confondre le signifié et le référent. Si je dis « ce livre est bleu », « bleu » n’est pas la couleur du livre, mais le mot qui parle, pense sa couleur. Au 17e siècle, Spinoza écrivait que le concept de chien n’aboie pas et que celui de cercle n’est pas circulaire.

C’est tout le signe qui est arbitraire au sens où il est purement conventionnel, ainsi que le lien entre le signifiant et le signifié, injustifiable par une quelconque nécessité « naturelle », ce dont témoigne la diversité des langues. Vouloir arracher le signifiant au signifié pour accéder à l’arbitraire du signe est une entreprise vaine, à laquelle il importe grandement de renoncer devant les élèves.

En raison de la réalité linguistique du signe, le déchiffrage qui n’a pas d’autre fonction que d’accéder au signifié intrinsèquement lié au signifiant est l’incontournable absolu de l’accès au sens. Reprendre ces quelques considérations a des implications pédagogiques essentielles qu’il est nécessaire de dérouler de façon rigoureuse.

S’approprier la matérialité de l’écrit pour le comprendre

Les élèves savent ce qu’ils font quand ils apprennent les combinaisons syllabiques des graphèmes, on le leur a appris. Ils savent que ces combinaisons n’ont pas de sens en elles-mêmes mais qu’ils en ont besoin pour lire les mots qui les contiennent, sans avoir à deviner quoi que ça soit. De la sorte, quand ils entrent dans la lecture des mots et des textes de la leçon, ils savent, là aussi parce que cela leur a été enseigné explicitement, que la précision de leur lecture est nécessaire à leur accès au sens, mais aussi qu’elle relève de l’éthique intellectuelle pour laquelle il n’est pas pensable de « jouer » avec des mots simplement possibles, probables ou prédictibles. Chercher à comprendre un texte, l’interpréter, n’est pas en bousculer la lettre ; le travail de compréhension et d’interprétation qui se fait en classe ne peut pas s’abstraire de cette règle primaire qui en est la condition. La formation intellectuelle des élèves repose sur ces principes, et ne peut pas s’accommoder de la quête de « trouvailles » d’identification des mots, sous prétexte de rendre ces mêmes élèves actifs, chercheurs, constructeurs de leurs savoirs.

1/ Les clés du 100% déchiffrable

Lors des Controverses de Descartes de novembre 2014, Roland Goigoux a été applaudi lorsqu’il a prononcé cette phrase dans son exposé : « la syllabique n’a pas le monopole de la syllabe ». Dans la mesure où l’enquête d’Eliane Fijalkow indique que la maîtrise des lettres et des sons est reconnue comme importante par les maîtres, on peut être tenté de donner raison à Roland Goigoux. Or tous les traitements de la syllabe ne se valent pas ; celui de la syllabique à des spécificités qui la distinguent clairement des autres : là se situe un des enjeux majeurs du débat avec les maîtres.

Enseigner efficacement la lecture développe clairement les raisons essentielles de ces spécificités. Nous voudrions ici en préciser une plus particulièrement. Au nom du principe selon lequel les enfants doivent construire leurs apprentissages, la méthode mixte se refuse à donner explicitement et progressivement toutes les clés du code, ce qui contredit l’accès à la maîtrise de la lecture.

Le code de l’écrit tel qu’il existe aujourd’hui est le résultat d’une longue histoire dont on peut suivre ce qui en a produit les transformations. Il comporte des règles destinées à rendre possible son usage commun, mais n’a en lui-même aucune rationalité propre, intrinsèque, comme c’est le cas pour un théorème de mathématiques inséparable de sa démonstration. Comme les mots parlés, il repose sur l’arbitraire au sens saussurien : les signes de l’écriture sont des produits de la convention, tout entière historique.

Dans un petit ouvrage passionnant Marina Yaguello nous invite à suivre l’histoire des lettres de l’alphabet faite de bricolages, de rapiéçages au coup par coup, au gré d’erreurs ou de décisions de clercs, de copistes ou d’imprimeurs. « La norme que nous connaissons depuis cent cinquante ans a mis environ dix siècles à se constituer par ajustements successifs sous l’action des copistes, des écrivains, de l’Académie française, mais aussi et surtout des imprimeurs. » (…) « Ainsi dans le mot pied, qui s’écrivait pie au Moyen Age, le D muet a été rajouté par un scribe soucieux de distinguer le pied de la pie, l’accent aigu n’existant pas à l’époque (il ne sera introduit qu’au seizième siècle). Pourquoi avoir mis justement un D pour jouer le rôle de l’accent ? C’est que ce D rétablit le lien étymologique avec pédestre, formé directement sur le latin. » [14] Nourri de culture latine comme les autres ce scribe a cherché à rapprocher par l’écriture le français et le latin qui se séparaient de plus en plus dans l’usage parlé. Bien que ce scribe ait fait un choix, celui de s’appuyer sur le latin, il n’en reste pas moins que l’écriture du mot demeure conventionnelle. De simples inattentions, des erreurs sont aussi à l’origine de nombreux changements.

Les clés du code écrit comme celles de tout code doivent être connues pour qu’il soit possible de comprendre le message qu’elles recouvrent. Dans le cadre d’une pédagogie explicite de la lecture on ne demande pas aux élèves de retrouver par eux-mêmes les clés du code de l’écrit, on les introduit progressivement dans la connaissance et la maîtrise de ces clés. Cette pédagogie a pour ambition d’offrir aux élèves la possibilité de s’approprier ce qu’il convient d’appeler les techniques intellectuelles nécessaires pour parvenir à comprendre ce qu’ils lisent.

Nous devons à Bernard Lahire de situer judicieusement les enjeux de cette pédagogie : « Les discours qui condamnent l’austérité des règles, la sécheresse des techniques, l’aridité des procédés mécaniques, la rigidité des principes et des consignes clairement énoncés et enseignés… ont des présupposés et des conséquences élitistes. Car, au programme d’austérité, on substitue la liberté de l’élève, qui est, pour une grande partie d’entre eux, la liberté de perdre pied et de couler. (…) Il y a des fondements sociaux élitistes et naturalistes à ces critiques de l’enseignement explicite de techniques intellectuelles et de leur maniement régulier. » [15] Ces quelques lignes contiennent ce qu’abhorrent les pédagogues qui font du rejet de ce qu’ils nomment du « dressage » l’enjeu de l’émancipation des enfants des classes populaires ; il n’en reste pas moins qu’elles intéressent un des aspects essentiels de l’apprentissage de la lecture.

La technique du déchiffrage maîtrisée est un formidable propulseur intellectuel et culturel qui satisfait au but de l’apprentissage de la lecture : s’emparer de l’écrit pour imaginer, chercher, découvrir, réfléchir, s’interroger, connaitre, comprendre…Demander aux enfants de trouver par eux-mêmes les voies de l’identification des mots c’est les condamner à bégayer devant l’écrit, dans la confusion et l’incompréhension. A combien de « bégaiements » correspondent très tôt les échecs en mathématiques, histoire, géographie, sciences expérimentales et technologies… ? Les conséquences élitistes de cette situation peuvent d’ailleurs s’appréhender dans les quelques 80.000 à 100.000 exemplaires du vieux manuel Boscher achetés chaque année par les parents qui ont la possibilité de prendre en charge les difficultés constatées chez leurs enfants.

Roland Goigoux et Sylvie Cèbe font remarquer que « les proportions de mots totalement déchiffrables varient d’un manuel à l’autre (de 20 à 80%) et dans un même manuel, d’un texte à l’autre » et même que des enseignants « choisissent (…) de dissocier totalement l’étude du code de la découverte de texte. » [16] Cette situation ne semble pas inquiéter outre mesure les auteurs de l’ouvrage qui, parlant des maîtres, écrivent : « Ils savent aussi qu’en voulant éviter l’inanité des récits « 100% » déchiffrables, on arrive parfois à des textes que les élèves sont incapables de déchiffrer. »

Lorsqu’était pointée de la sorte « l’inanité des récits « 100% » déchiffrables », le manuel Je lis, j’écris qui fait la démonstration de la possibilité de conjuguer ambition culturelle et 100% déchiffrable n’était pas encore publié. Sa publication introduit un démenti sévère à l’idée que l’apprentissage global de mots serait nécessaire pour fournir aux élèves des textes qui ne soient pas dans le registre du simplisme, de la niaiserie. Chacun jugera de la qualité des textes de ce manuel, mais il serait pour le moins délicat de parler de l’inanité de ses récits.

Bien que 100% déchiffrable, chacune des 52 leçons de Je lis, j’écris introduit un vocabulaire riche que les enfants de CP sont peu susceptibles de connaître, mais dont ils peuvent demander la signification, capables qu’ils sont de les déchiffrer. Cette ambition leur offre la possibilité d’élargir considérablement leur lexique et de lire très tôt des textes qui sont loin de l’inanité dénoncée plus haut. Avant la fin du CP ils peuvent même commencer à lire des poètes tels que Desnos, Prévert, Rodari, Hugo, Cummings, Rimbaud, Neruda…100% déchiffrables à chacune de leurs apparitions dans les leçons.

La logique de la syllabique n’est pas de tout investir sur une seule dimension, le code, comme on a pu le lui reprocher. Je lis, j’écris fait la démonstration qu’il est possible de ne travailler qu’avec des textes totalement décodables, sans pour autant réduire ni leur complexité ni la place de la pédagogie de la compréhension qui en accompagne la lecture.

Le 100% déchiffrable, condition de l’accès au sens de textes ambitieux, spécifie la démarche de la syllabique dont il est possible de dire qu’elle n’a pas de concurrents à ce niveau de traitement de la syllabe. Nous touchons là un point sensible et décisif du débat sur les méthodes d’enseignement de la lecture. Persuadés de traiter les syllabes comme il convient, beaucoup de maîtres continuent encore à éprouver des difficultés à reconnaître le rôle incontournable de la systématicité dans leur étude progressive, dépouillée de toutes les pistes qui s’en éloignent et/ou la contredisent. Les réactions positives à l’idée que la syllabique n’a pas le monopole de la syllabe sont le signe de ces difficultés et l’indice de la nature du débat que nous pouvons continuer à avoir avec les maîtres.

2/ Orthographe et écriture

Nous le notions plus haut, d’après Jacques Bernardin les élèves les plus fragiles sont prisonniers des opérations de « bas niveau » telles que le code et les normes orthographiques. Cette opposition entre un « bas » et un « haut » niveau n’a pas de sens : la transmission des clés du code est nécessaire pour que les élèves puissent entrer dans l’intelligence des textes, indépendamment d’un quelconque niveau à la hauteur modulable. Quant aux normes orthographiques elles se travaillent dans une même leçon d’apprentissage, afin de les mémoriser et commencer à se familiariser avec les différences de sens dont elles sont porteuses.

Chaque leçon du manuel Je lis, j’écris propose une dictée, et le livre du maître que l’on trouve sur le site www.leslettresbleues.fr, donne des indications précises concernant ce travail de la dictée. La dictée ne peut pas avoir pour fonction de détecter des fautes destinées à produire une note. C’est pourquoi nous recommandons un travail de copie vérifiée par les élèves eux-mêmes, un travail de dictée de mots, puis de la phrase qui peut être réitéré puis révisé. Ce qui compte c’est que tous les élèves finissent par s’approprier l’orthographe des mots, parviennent à un sans-faute, et l’expérience montre que c’est possible. Nous reproduisons sur le site ce qu’ont réalisé les élèves d’une classe avec une dictée difficile de fin de CP. Ce qu’ils font n’a rien à voir avec les écritures phonétiques dont on pense beaucoup trop souvent qu’elles sont normales à ce niveau de classe.

Avec cette démarche nous ne libérons pas les élèves de la matérialité de l’écrit, au contraire nous l’inscrivons dans ce qu’il faut maîtriser pour comprendre l’écrit. Le Cahier d’exercices du manuel Je lis, j’écris travaille cette dimension. Il demande aux élèves de copier des lettres, des syllabes, des mots, des phrases pour chaque leçon, et il leur demande également de les compter, ainsi que les espaces entre les mots, les signes de ponctuation. Le regard attentif que ces activités requièrent permet de bien prendre conscience des césures entre les mots, et de tenir compte de la ponctuation qui prend place dans la construction du sens.

Ce Cahier d’exercices propose également aux élèves d’écrire des phrases au début puis de courts textes, en veillant là aussi à l’orthographe. On peut même leur demander d’imaginer leur écrit en s’appuyant sur des mots de la leçon du jour et des leçons précédentes. Conjuguer la lecture et l’écriture est particulièrement fécond : les deux activités se renforcent mutuellement pour offrir aux élèves les moyens de la compréhension. Le rapport de l’Inspection générale de 2005 et celui de 2006 dénonçaient des carences importantes dans le travail de l’écriture. L’écriture étant comme la lecture au fondement même de la culture scolaire, il n’est pas pensable de laisser cette activité en déshérence. Le Cahier de Je lis, j’écris entend s’inscrire dans cette dimension des apprentissages.

Le dessin trouve sa place dans ce Cahier, mais jamais dans le cadre d’exercices d’évaluation de l’apprentissage de la lecture, de la compréhension, comme c’est toujours le cas dans les manuels et cahiers d’exercices de la méthode mixte. Avec la syllabique l’image n’a aucune place dans le processus d’apprentissage, car la lettre et le dessin renvoient à des symbolismes radicalement différents à propos desquels il est important d’être clair avec les élèves. Le Cahier de Je lis, j’écris demande aux élèves de dessiner, d’illustrer ce qu’ils ont écrit, mais cela ne s’appuie sur aucun objectif de vérification du sens de mots ou de textes. Le but est de leur permettre d’exercer leur imagination par d’autres voies que celles de l’écriture et de les comparer.

***

L’effet-maître a du poids : les divers emprunts à différents manuels et/ou cahiers d’exercices, décidés par les maîtres, sont nombreux. C’est pourquoi les pratiques d’enseignement de la lecture peuvent sembler ne pas se réduire au choix clair d’une méthode bien identifiée. Est-ce à dire pour autant que l’effet-maitre est plus fort que l’effet-méthode ? Je ne le pense pas.

C’est le maître qui choisit le manuel ou les supports qu’il entend utiliser, par rapport auxquels il peut prendre des libertés. Le choix de la méthode syllabique l’oblige à utiliser un manuel, car s’il ne le fait pas il doit alors écrire lui-même toute la progression de l’année tant au niveau des graphèmes que des mots et des textes qui ne peuvent jamais, dans chaque leçon, contenir un graphème non encore étudié, ce qui n’est pas une mince affaire : avec un manuel de la syllabique on ne peut pas « picorer » dans les leçons, en sauter ou en intervertir. Choisir ce manuel c’est faire le choix de l’apprentissage rigoureusement conduit du déchiffrage et cela rend obsolète toute forme de mise en œuvre de l’idéal constructiviste. A moins de changer d’avis en cours de route, ce qui arrive, l’enquête de Jérôme Deauvieau le montre.

Si on choisit un manuel de la mixte on peut plus facilement s’en écarter au profit d’autres supports car le choix des modalités de la mise en activité de recherche des élèves pour tenter d’identifier les mots est assez vaste. Sans aller jusqu’à s’appuyer sur la systématicité incontournable de la syllabique, on peut augmenter la part de travail sur le code, et obtenir de meilleurs résultats. Mais sans la reconnaissance et la mise en œuvre inflexible de la validité de ce critère de la systématicité, on ne pratique pas la syllabique. Autrement dit l’effet-maître est bien réel puisque c’est le maître qui choisit et met en œuvre, mais c’est l’effet-méthode qui se lit dans la pratique de l’enseignant, quelles que soient les modalités d’apprentissage qu’il adopte. C’est donc sur lui, l’effet-méthode, que doit se concentrer le débat comme nous y invite l’enquête de Jérôme Deauvieau, reprise dans Enseigner efficacement la lecture.


[3Cf sur ce site du GRDS le dossier : Polémique et honnêteté intellectuelle.

[4Jérôme Deauvieau, Janine Reichstadt, Jean-Pierre Terrail, Enseigner efficacement la lecture. Une enquête et ses implications, Odile Jacob, 2015.

[5Marc Daguzon, Roland Goigoux, "L’influence de la prescription adressée aux professeurs des écoles en formation initiale : la construction d’un idéal pédagogique", Actualité de la Recherche en Education et en Formation, Strasbourg, 2007.

[6Association Française pour la Lecture, (AFL) Centre d’Entraînement aux Méthodes d’Education Active (CEMEA), Centre de Recherche et d’Actions Pédagogiques (CRAP), Fédération des Œuvres Educatives et de Vacances de l’Education Nationale (FOEVEN), Fédération Nationale des Francas (FRANCAS), Groupe Français d’Education Nouvelle (GFEN), Institut Coopératif de l’Ecole Moderne (ICEM), Office Central de Coopération à l’Ecole (OCCE), Apprendre à lire du cycle 1 au Cycle 3, 1992.

[7Sandrine Garcia, À l’école des dyslexiques. Naturaliser ou combattre l’échec scolaire, La Découverte, 2013.

[8AFL (Association française pour la lecture), GFEN (Groupe français d’éducation nouvelle), ICEM (Institut coopératif de l’école moderne, Pédagogie Freinet), Janvier 2006.

[10Éliane Fijalkow, L’enseignement de la lecture-écriture au cours préparatoire. Entre tradition et innovation, Paris, L’Harmattan, 2003.

[11Jacques Bernardin, Le rapport à l’école des élèves de milieux populaires, De Boeck Éducation, 2013.

[12Jacques Bernardin, Comment les enfants entrent dans la culture écrite, Retz, 1997.

[13« Dinomir est un géant, mais il n’est pas méchant. Il est très grand, et sa tête est toute petite. Dinomir visite la ville. Il regarde la rivière et les maisons. Il regarde les voitures dans les rues. »

[14Marina Yaguello, Histoire de lettres. Des sons et des lettres, Seuil, 1990.

[15Bernard Lahire, "Savoirs et techniques intellectuelles à l’école primaire" in Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail, Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs, La Dispute, 2007.

[16Roland Goigoux et Sylvie Cèbe, Apprendre à lire à l’école. Tout ce qu’il faut savoir pour accompagner l’enfant, Retz, 2006.