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À quoi sert l’enseignement des sciences du monde social ?

vendredi 2 octobre 2015, par Bernard Lahire

[C’est un plaidoyer pour l’enseignement des sciences du monde social dès l’école élémentaire que Bernard Lahire nous propose ici. Ce texte vient s’adjoindre de belle façon au travail que le GRDS mène depuis deux ans sur les contenus d’enseignement et que nous donnons à voir sur ce site, dans la rubrique « culture commune ». Les propositions de Bernard Lahire seront mises en discussion lors de la séance de janvier de notre séminaire public, consacrée précisément à la place que pourraient occuper les sciences économiques et sociales dans le curriculum de l’école commune, de 2 à 18 ans.

Nous remercions l’auteur, et l’équipe de « L’Anthropologie pour tous », de nous avoir autorisés à reprendre cette intervention au colloque d’Aubervilliers du 6 juin 2015 (pour la version papier, voir "L’Anthropologie pour tous", Actes du colloque d’Aubervilliers, Traces, 2015). Voir http://projet-theleme.wix.com/lanthropopourtous#!-propos1/c10da]

Je défendrai ici l’idée que l’enseignement des sciences du monde social (anthropologie, sociologie, l’histoire), devrait être le plus précoce possible, dès l’école primaire. Je soutiens en effet que l’enseignement pédagogiquement adapté des sciences du monde social dès l’école primaire constituerait une réponse adéquate (et plutôt meilleure que d’autres) aux exigences modernes de formation scolaire des citoyens dans des sociétés démocratiques.

Répondre aux objections

Plusieurs objections sont assez spontanément soulevées dès lors qu’on évoque un tel projet d’enseignement d’une série d’acquis et d’outils produits au cours de leur histoire par les sciences du monde social. Il est important de répondre à de telles interrogations.

1. Est-il pensable d’enseigner des sciences qu’on perçoit et présente habituellement comme conflictuelles (on évoque les luttes entre « écoles de pensée » ou « courants théoriques », qui rendraient impossible la constitution d’un fonds d’acquis communs) ?

On pourrait répondre à une telle interrogation en se demandant tout d’abord pourquoi on la pose particulièrement à propos de la sociologie ou de l’anthropologie. À bien considérer une discipline comme l’histoire, qui s’enseigne depuis longtemps dans un pays comme la France dès l’école primaire, on constate la même diversité de méthodes, de modes de construction de la réalité historique qu’ailleurs, les mêmes débats sur la scientificité (ou la non-scientificité) de l’histoire et sur ses liens avec des conceptions idéologiques. Cette diversité des manières de faire et d’écrire l’histoire n’empêche pas cette discipline d’être présente dès l’école primaire. Le constat est aussi valable pour la géographie. La pluralité théorique et méthodologique n’est nullement un symptôme de non-scientificité, mais le signe d’un fonctionnement « normal » des recherches scientifiques.

Comme en toute science, les conflits d’« école » ou de « courants » théoriques (signes le plus souvent d’une bonne santé critique de ces disciplines)
n’empêchent pas l’existence d’un fonds de références et d’acquis communs auquel tout le monde se réfère pour pratiquer ordinairement son métier. Acquis théoriques (l’exigence d’un mode de pensée relationnel contre les modes de pensée essentialistes, la vertu de la comparaison ou le relativisme méthodologique) ; acquis méthodologiques (observations, entretiens, questionnaires et modes de traitements des données quantitatives). Et c’est grâce à toute cette tradition et aux contraintes de preuves empiriques qui pèsent sur elles que les sciences du monde social ne sont pas réductibles à de « pures idéologies » comme voudraient le faire croire tous ceux qui ont un quelconque intérêt à ne pas voir ces sciences se développer.

La peur que certains éprouvent à l’idée de voir entrer dans le cursus officiel des thèmes « idéologiques » (controversés ou polémiques) ou des « questions sociales », conduit paradoxalement à laisser les élèves démunis face à tous les pourvoyeurs d’idéologie. Le rôle des spécialistes de la communication politique (mais il faudrait plutôt parler de « manipulation politique ») ou du marketing, des publicistes, des demi-savants, bref, de tous les sophistes des temps modernes, n’a cessé de croître, et il est crucial de transmettre, le plus rationnellement possible et auprès du plus grand nombre, les moyens de déchiffrer et de contester les discours d’illusion tenus sur le monde social.

C’est un très mauvais calcul républicain qui conduit, par volonté de maintien d’une pseudo-neutralité scolaire, à souhaiter garder hors des murs de l’école les « problèmes » ou « faits » sociaux qui se posent et s’imposent. Pourquoi ne pas enseigner les outils et les manières de penser que les sciences du monde social ont constitués efficacement depuis plus de cent ans plutôt que de laisser les futurs citoyens construire (ou pas) leur savoir sur le monde social au sein de leur familles ?

Alors que nous sommes désormais capables d’enseigner l’attitude scientifique à l’égard du monde physique et naturel, nous laissons tranquillement se développer des dispositions magiques et pré-rationnelles vis-à-vis du monde social. La science, elle, s’inscrit dans un processus de distanciation et de contrôle des affects. En donnant les moyens de ne pas prendre ses désirs (ou ses peurs) pour la réalité, de voir les choses de manière moins directement attachée à la position, aux intérêts et aux fantasmes de celui qui voit, l’attitude scientifique permet de sortir progressivement du rapport subjectif, émotionnel et partial à la réalité.

Mais ce que les sociétés ont réussi vis-à-vis de la nature, elles ont beaucoup plus de peine à le rééditer concernant les relations humaines. Toutefois, le développement sans précédent des sciences du monde social à l’université au cours du xxe siècle, leur présence dans de nombreuses formations universitaires ou professionnelles et leur introduction au lycée vont clairement dans le sens de l’extension d’un rapport plus outillé, plus informé et plus rationnel au monde social, bref, d’une connaissance commune plus scientifique de la réalité sociale.

2. Par leur contenu et leur forme, ces sciences sociales ne sont-elles pas intrinsèquement vouées à n’intervenir qu’au niveau d’une formation supérieure ? Et, autre question qui découle de la première : Ne serait-il pas trop difficile, pour de jeunes enfants entre six et onze ans, de se construire au sein de cultures (nationale, régionale, familiale, scolaire, etc.) et d’être habitués, dans le même temps, à prendre distance ou à développer une certaine réflexivité par rapport à ces mêmes ancrages culturels ?

Si l’on pense immédiatement théories, concepts ou « grands auteurs », il est bien évident que les sciences du monde social ne sont pas transmissibles dans le cadre de l’école primaire. Par conséquent, il va de soi que c’est l’adaptation raisonnée d’un certain nombre d’outils et d’acquis fondamentaux de ces sciences qu’il s’agirait d’enseigner, et non une culture savante-universitaire. La traduction de « savoirs savants » en « savoirs scolaires » ayant réussi à l’école primaire pour des sciences de l’homme proches de la sociologie (l’histoire et la géographie) comme pour des sciences encore plus abstraites et formelles (les mathématiques ou la grammaire), on ne voit pas ce qui empêcherait les savants d’opérer le même travail.

En revanche, que penser de programmes et instructions officielles qui, en France, exigent d’enseigner les « institutions de la République » et leur fonctionnement :

« — la République, ses symboles et sa devise ;

— le président de la République ; son élection au suffrage universel ;

— les parlementaires ; l’élaboration et le rôle de la loi ;

— la justice ;

— les élus locaux, en particulier le maire de la commune ;

— un exemple de service public » ?

Tout se passe comme si l’imagination pédagogique en la matière oscillait entre la leçon de morale et le cours de sciences politiques sur les institutions de la République…

Par ailleurs, on pense souvent que les instruments de réflexivité sont des outils qui ne peuvent intervenir que « dans un second temps », après une phase d’apprentissage nécessairement pré-réflexive. Il serait ainsi impossible d’apprendre la théorie de la marche en même temps que l’on apprend à marcher. La réflexivité viendrait seulement après que l’apprentissage non-conscient a été mis en place. Il est vrai que, au cours de son éducation, l’enfant n’a pas la possibilité d’intérioriser sa culture et d’apprendre dans le même mouvement son caractère spécifique d’un point de vue culturel, historique ou civilisationnel. Il faut bien, en effet, qu’il commence à voir le monde à partir d’un « point de vue » quelconque pour que l’on puisse commencer à lui faire appréhender la diversité des « points de vue » ; il est nécessaire qu’il construise sa personnalité à partir d’un point particulier du monde social, du temps et de l’espace, c’est-à-dire qu’il s’inscrive dans une culture, en un lieu et en un temps donnés, pour qu’il soit possible de lui faire comprendre la « relativité » de sa situation culturelle, temporelle et spatiale.

Mais cela signifie-t-il qu’il faille attendre le lycée pour commencer à acquérir l’habitude d’une certaine décentration par rapport à son (ou plutôt ses) milieu(x) de vie, le raisonnement comparatif ou la pensée relationnelle en matière de faits sociaux ? Attendre le lycée pour constater que les habitudes non-scientifiques de pensée sur le monde social empêchent très sérieusement l’acquisition de nouvelles habitudes de pensée plus scientifiques ?

Si l’on peut facilement admettre le fait que l’enfant doit d’abord « savoir parler » avant d’apprendre à lire, à écrire et à constituer la langue en objet d’étude, il n’en reste pas moins que le système scolaire français enseigne aujourd’hui, et ce dès l’âge de six ans, la lecture, l’écriture et les rudiments de grammaire française. La réflexivité linguistique serait-elle moins abstraite que la réflexivité à l’égard du monde social
 ? À bien y réfléchir, on pourrait être conduit à penser que c’est la constitution de la langue comme objet d’étude et de réflexion qui s’avère un exercice bien plus étrange encore pour les enfants. La construction de soi à travers diverses expériences ne serait donc pas incompatible avec l’aptitude acquise dès l’école primaire à considérer
le monde social à partir d’une pensée moins magique et plus scientifique.

L’idée selon laquelle enseigner la réflexivité et le recul dans le temps même de la formation morale et culturelle de l’enfant, constituerait une opération psychologiquement déstabilisatrice est, au fond, la manifestation d’un profond ethnocentrisme. Penser qu’il faut construire ses « repères », ses « marques », son « identité », avant de pouvoir commencer à prendre conscience de la diversité sociale (culturelle, civilisationnelle, etc.) est, en effet, le meilleur moyen de conduire à toutes les formes d’ethnocentrisme, consistant à « répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions » [1]. L’état actuel du monde social exigerait davantage d’imagination, et devrait, notamment, amener à penser que l’identité individuelle et la personnalité de l’enfant ne peuvent plus désormais se construire hors de la réflexivité que leur offrent les sciences du monde social.

L’accoutumance aux différentes formes de l’enquête : quelques pistes d’enseignement

Comme je l’ai dit précédemment, l’objectif d’un enseignement précoce de la sociologie ne devrait pas être celui de diffuser une connaissance de nature encyclopédique. Il ne s’agit pas, dans mon esprit, d’enseigner des « théories », des « méthodes » ou des « auteurs », mais de transmettre des habitudes intellectuelles fondamentalement liées à ces disciplines. Comment transmettre de telles habitudes intellectuelles à l’école primaire sinon par l’étude de « cas », d’« exemples » de différences culturelles (e. g. comparer les différences alimentaires d’une société
à l’autre en ramenant ces différences aux conditions d’existence des populations, au climat, au type d’agriculture, etc.) ? L’enseignement doit s’appuyer sur la participation active des élèves à de vraies enquêtes empiriques. De même que les élèves prennent l’habitude de faire quotidiennement des relevés de température
pour objectiver et prendre ainsi conscience des phénomènes météorologiques, ils pourraient être entraînés à l’observation et à l’objectivation du monde social. Si l’expérimentation est au fondement des sciences de la matière et de la nature,
l’esprit d’enquête est, lui, à la base de toute science du monde social.

L’objectivation ethnographique

Une des premières qualités que le « regard sociologique » (E.-C. Hugues) suppose, est une capacité de description et de narration de ce qu’il est possible d’observer directement (paysages, lieux, décors, objets, personnages, manières de dire ou de faire), c’est-à-dire lorsque nous sommes armés de nos sens et de nos catégories de perception du monde social. La description et la narration étant au programme de l’école primaire, il ne serait pas impensable d’orienter parfois ces tâches vers l’étude des comportements réellement observés (plutôt qu’imaginaires) : comportements des élèves dans la cour de récréation (les filles et les garçons jouent-ils aux mêmes jeux ? les élèves de CP jouent-ils aux mêmes jeux que ceux de CM2 ?), scènes de films disponibles en DVD (et que l’on peut voir et revoir autant de fois qu’il est nécessaire), etc.

Dépourvu de mots, l’oeil de l’observateur ne peut trouver les moyens de se fixer avec précision sur les réalités observées. Ainsi, la qualité d’une narration et d’une description dépend, en partie, de la richesse de langage possédée. La description et la narration de scènes réellement observées sont donc l’occasion d’apprendre à nommer les choses, à différencier les situations, à désigner des gestes, des mimiques ou des attitudes.

C’est aussi l’occasion de montrer que les comportements individuels ne se comprennent pas de manière isolée, mais toujours « en rapport à », « en réaction vis-à-vis de », « en interaction avec », d’autres éléments du contexte (autres individus,
objets, paroles ou gestes). De ce point de vue, les enseignants (et les manuels scolaires) pourraient s’inspirer des exigences de la littérature
naturaliste qui vise à comprendre l’homme (et sa psychologie) en le rapportant à ses milieux d’appartenance.

L’objectivation « statistique »

Les élèves pourraient tout aussi bien être encouragés à créer collectivement des questionnaires sur des thèmes qu’ils auraient choisis. Ils pourraient, de la même façon, faire passer ces questionnaires et aboutir, en fin de compte, à certains comptages simples (la notion de proportion étant dans les programmes scolaires abordée dès neuf ans) pour acquérir le sens et l’intérêt des enquêtes sur les (relativement) grands nombres. On pourrait imaginer, par exemple, que les élèves d’une classe conçoivent une enquête par questionnaires sur l’ensemble des élèves de leur école (par exemple sur les goûts musicaux des élèves ; sur leur opinion quant à certains aspects de la vie collective, etc.)

L’entretien sociologique : un exercice démocratique

Enfin, l’entretien de type sociologique (qui s’oppose aux entretiens bureaucratique, policier, d’embauche, etc.), qui cherche à comprendre et non à juger, qui oblige à se mettre à la place de la personne interviewée, qui suppose d’écouter attentivement ce que l’interlocuteur a à dire, voire de l’aider à le dire, et non de lui imposer ses propres catégories de jugement ou de l’interrompre sans arrêt, etc., constitue un véritable exercice démocratique. Il s’agit d’une technique qui permet réellement d’« atteindre » le classique « respect des autres ». Apprendre à être attentif, à développer
une écoute patiente, compréhensive et curieuse, à relancer une discussion au bon moment, voilà un moyen concret d’acquérir certaines valeurs qui, laissées à l’état de slogans démocratiques, relèvent du simple « prêchi-prêcha ».

La nécessité historique de l’enseignement des sciences du monde social

Voilà donc quelques idées simples qui sont réalisables. Les sciences du monde social me paraissent d’une importance primordiale dans le cadre de la cité démocratique moderne.

Émile Durkheim disait dans ses Leçons de sociologie :

« Un peuple est d’autant plus démocratique que la délibération, que la réflexion,
que l’esprit critique jouent un rôle plus considérable dans la marche des affaires publiques. Il l’est d’autant moins que l’inconscience, les habitudes inavouées, les sentiments obscurs, les préjugés en un mot soustraits à l’examen,
y sont au contraire prépondérants [2]. »

Il va de soi que, pour lui, les sciences sociales participent pleinement à ce travail de délibération, de réflexion et à cet esprit critique.

Investis dans leurs diverses occupations ordinaires, familiales ou professionnelles, ludiques ou culturelles, les femmes et les hommes de nos sociétés n’ont au bout du compte qu’une vue extrêmement limitée du monde dans lequel ils vivent. Ils consacrent leur temps et leur énergie à des activités tellement circonscrites et localisées, qu’ils n’ont guère le temps et les moyens de recomposer les cadres plus généraux dans lesquels ils vivent. Lorsque nous lisons des journaux, allumons notre téléviseur, écoutons des discours politiques, etc., nous avons souvent affaire à des « images du monde social », plus ou moins générales, qui donnent une forme à ce dernier. Mais est-ce que ces images sont bonnes ? Est-ce qu’elles ne sont pas des images déformantes de la réalité ?

Les sciences du monde social ont pour objectif de fournir des images de la réalité un peu plus rigoureuses. Ces sciences se distinguent donc des autres genres de discours par la possibilité qui leur est donnée de faire des « arrêts sur image » plus longs, plus systématiques, plus contrôlés.

Les gouvernements, un peu partout dans le monde, soulignent la nécessité de former à la citoyenneté, et envisagent généralement de répondre à cette exigence par l’enseignement de la morale ou de l’éducation civique. Or, les sciences du monde social pourraient et même devraient être au coeur de cette formation. Filles de la démocratie, les sciences du monde social — qui sont assez logiquement mal aimées des régimes conservateurs et éradiquées par les régimes dictatoriaux —, servent (à) la démocratie. Car la démocratie a partie liée, dans l’histoire, avec les « Lumières », et notamment avec la production de « vérités sur le monde ».


[1Claude Lévi-Strauss, 1987, Race et histoire, Paris, Folio, p. 19.

[2Émile Durkheim, Leçons de sociologie. Physique des moeurs et du droit, 1890-1900.