Accueil > Notes de lecture > Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école, selon Lucie Tanguy

Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école, selon Lucie Tanguy

samedi 18 juin 2016, par Pierre Tripier

En quatre chapitres, reposant sur des enquêtes menées par elle ou ses collègues, et très fortement argumentés, Lucie Tanguy nous montre une transformation majeure de la scolarisation en France dans le domaine des écoles professionnelles, par l’inclusion, dans l’enseignement, du collège à l’université, d’une socialisation anticipée à la vie en entreprise [1].

Tout au long de ces chapitres Lucie Tanguy décrit de façon détaillée ce qu’elle a vu ou ce que des interlocuteurs lui ont dit ou donné à lire et elle interprète, au fur et à mesure, ce qu’elle découvre, en concluant qu’il s’agit d’un nouveau système qui se met en place. Enseigner l’esprit d’entreprise aboutirait ainsi à détruire l’école républicaine.

Ce diagnostic final, repris dans l’introduction, est suffisamment grave et dramatisé pour que l’auteur de ce compte-rendu, peu familier des analyses sur les systèmes scolaires, soit conduit à partager ses remarques en deux parties. La première répondrait à la question : quelle réalité est décrite par Lucie Tanguy ?, suivie d’observations sur cette réalité. La seconde rendrait compte de la façon dont l’auteure analyse ce qu’elle révèle. Commentaires qui, à leur tour donneront lieu à quelques remarques et interrogations.

Dans son premier chapitre l’auteur met en scène quelques exemples de créations, par les élèves, de mini-entreprises. Il s’agit de faire éprouver aux élèves volontaires ce qu’implique la création d’une organisation, de l’acceptation d’un projet au choix des principaux cadres et à la commercialisation d’un produit fabriqué par eux.

La création de mini-entreprises à l’école est bien une innovation récente dans l’enseignement public. Elle est organisée par une association, « Entreprendre pour apprendre », soutenue et financée par de grands groupes industriels et partiellement subventionnée par l’État. Outre l’apprentissage de la gestion de projets, cet organisme prône des méthodes de management « professionnels » dans lequel les membres du collectif sont davantage considérés comme de la force de travail que comme des personnes, les relations hiérarchiques pouvant être autoritaires et arbitraires. Ces méthodes sont dérivées du Hard Management venu des États-Unis où la formule existe depuis près d’un siècle, ainsi que de son association mère. Les élèves y sont initiés à l’apprentissage des études de faisabilité et au lancement d’émissions d’actions pour financer la nouvelle entreprise. Ils y apprennent, nous dit l’auteure « la compétition, la concurrence, la rivalité, la nécessité d’être meilleur que les autres ; c’est une constante des propos tenus par les employeurs qui, en même temps répètent aux élèves qu’il faut constituer une équipe soudée pour dépasser les autres mini-entreprises » (p.44). La presse locale popularise cet évènement en faisant volontiers le portrait du porteur du projet.

L. Tanguy s’intéresse en fin de chapitre aux organisateurs de la création de ces mini-entreprises, ainsi qu’aux attitudes des différents enseignants à leur égard : vues avec enthousiasme par des responsables de collèges et de lycées et des professeurs de matières générales, elles rencontrent, dans les cas observés, la réticence des professeurs d’atelier.

Le second chapitre examine l’essor de l’enseignement par apprentissage, qui existe désormais de l’enseignement professionnel à l’enseignement supérieur, et a quitté le seul secteur des métiers pour devenir une nouvelle façon d’allier connaissance universalisable et expérience professionnelle singulière à de multiples niveaux d’étude. L’incitation à être maître d’apprentissage proviendrait des crédits d’impôts instaurés par le gouvernement Balladur en 1993. Et créerait un appel d’air pour le développement de ce mode d’union du savoir et du faire.

Cependant cet enseignement qui peut conduire, dans l’enseignement supérieur, à des postes enviables et des profils très appréciés par les recruteurs, s’avère discriminant, moins sur des expériences ou des connaissances préalables que sur des distinctions physiques : phénotypes noirs ou basanés, genre féminin sont rarement choisis par les maîtres d’apprentissage.

Cela n’empêche pas, comme le souligne le chapitre 3, que les régions étudiées par L. Tanguy mènent une politique de fort encouragement de ce mode mixte de formation, dont elle donne beaucoup d’exemples. Tout se passe en effet comme si la loi Deferre de 1982, en renforçant le pouvoir des municipalités et des régions, avait descendu d’un cran l’universalisme français et avait du coup sinon re-féodalisé la France du moins l’avait « girondisée ». Chaque région, voulant utiliser son autonomie pour résoudre quelques problèmes structurels, dont un chômage endémique sauf dans les frontières de l’Est, aurait utilisé la multiplication des formes d’apprentissage pour fournir aux entrepreneurs locaux une main d’œuvre adaptée et trouver, dans le même mouvement, des emplois pour les jeunes de la région. Les régions le feraient par la promotion de l’apprentissage, mais aussi par la confection de « Campus des Métiers et de la qualification », de « clusters », ces articulations des domaines pédagogique et économique ayant fait, pendant une trentaine d’années, la prospérité des régions centrales de l’Italie : la Terza Italia [2].

Ce qui frappe, dans ces différents exemples illustrés par la recherche de Lucie Tanguy, est l’utilisation, pour un pays se disant cartésien, de la pensée magique, et, avec elle, le mimétisme pragmatique. Tout se passe comme si, pour ces trois cas, l’impossibilité à penser des solutions conduisait à copier, sans réfléchir, des solutions éprouvées ailleurs. Pour les mini-entreprises, les États-Unis, où la création d’entreprise était vue comme une arme contre le chômage mais également contre les mouvements sociaux qu’avaient déclenché les vétérans de la guerre de 1917-19 et les ruinés de la crise de 1929. Pour l’apprentissage, l’Allemagne et sa fabrication de cadres intermédiaires par l’apprentissage [3], enfin le cluster de l’Italie moyenne dans des « Campus des Métiers et de qualification ». Toutes « modernisations » prônées par le programme de « Société de la connaissance » européen qui apparaît ici une société basée sur la méconnaissance de soi et l’illusion de l’herbe verte ailleurs.

Dans un domaine précis, Dumez et Jeunemaître [4] ont pu démontrer que le mimétisme sans réflexion, considéré comme une recette magique du bien faire, peut mener à la ruine d’une branche professionnelle. S’il est vrai que, dans l’action, les modèles de conduite sont importants (Napoléon connaissant par cœur une centaine de déroulement de batailles, Kasparov autant de parties d’échec avant de livrer leurs combats), ils doivent, pour être appliqués, être contextualisés, sinon ils perdent en efficacité et deviennent des caricatures, comme semblent être les expériences exposées dans ce livre. Tout se passe comme si l’universalisme français était incapable de comprendre, malgré Suchman [5], malgré plus de deux mille ans d’art de la guerre [6], que les actions des autres doivent être pensées dans leur contexte.

Mais ces reproches ne sont pas ceux de notre auteure. Lorsqu’elle évalue les innovations qu’elle nous présente, elle le fait à partir de normes institutionnelles, celles de l’école républicaine, qui lui semblent bafouées ou au moins ignorées par ces nouveautés. En effet dans les différents exemples qu’elle donne, l’on voit apparaître, derrière les mots « formation », « excellence » et « compétitivité », l’abandon de l’idéal égalitaire de mener une classe d’âge à un niveau de connaissance qui lui permette de bien se déplacer dans l’espace social. En créant des filières séparées, en adaptant quelques-uns par l’apprentissage, en en distinguant d’autres par leurs comportements plus que par leurs connaissances, l’école trie ses élèves bien plus tôt que par le passé et renonce à ses devoirs premiers. Quel sera le destin des laissés pour compte ? Au nom de la conquête de parts de marché, faut-il les reléguer ?

Lucie Tanguy montre comment l’Éducation Nationale s’adapte au nouveau climat économique et social où le plein emploi est devenu un graal inatteignable, par le développement de l’apprentissage aux niveaux supérieurs d’éducation, l’utilisation de cet apprentissage par les conseils régionaux, la création par eux de Campus des métiers et la création de mini-entreprises dans les collèges et les lycées. Mais elle montre également comment une croyance magique dans le caractère bienfaisant de toute entreprise est lié à des procédures d’exclusion mises en place dans la sélection des futurs apprentis ou membres des mini-entreprises, comme si ces procédés de socialisation anticipées avaient la même valeur, voire une valeur supérieure aux enseignements universalisables transmis par l’école. Elle remarque, par exemple, que le contenu de ce que transmet l’école dans le cadre des enseignements par alternance n’est jamais contrôlé par l’éducation nationale. Notre auteure prédit que cette union entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’école dispensatrice d’éducation et l’entreprise fournisseuse de retours d’expériences pragmatiques, conduira, si elle n’est pas explicitement régulée, au délitement de la première et à l’impossibilité pour elle d’atteindre ses buts égalitaires et républicains. Or cette régulation souhaitable n’est plus.

Tentons de situer ce que Lucie Tanguy décrit et fustige en même temps. On sait que l’enseignement supérieur en France repose sur une dichotomie structurelle : les élèves les plus brillants, dont la mémoire et les capacités de connexion, mais aussi le patrimoine culturel sont les plus aigus et riches, suivent des cursus multidisciplinaires dans lesquels, entre autres, la socialisation à leurs futur est très présente ( Sciences- Po, ENA, Polytechnique et ses écoles d’application, École centrale et de façon générale les écoles d’ingénieur et de commerce), où leur futur est en partie inscrit dans des visites, des stages, des projets et des enseignements noués avec le monde extérieur au milieu académique et scolaire.

Cependant les élèves moins dotés par la nature et ou le patrimoine familial suivent des enseignements disciplinaires et n’ont d’autre socialisation anticipée que celle de leurs maîtres, professeurs, enseignants-chercheurs et chercheurs. Enseignement disciplinaire reposant encore grandement sur le présupposé positiviste : celui qui sait, sait faire. Présupposé qui organise un fossé entre le monde du savoir et celui du faire et rend difficile une autre socialisation au futur que celui de la reproduction dans le milieu académique et scolaire.

Dans un ouvrage antérieur Lucie Tanguy [7] avait montré que, dans les écoles professionnelles, la socialisation au futur des élèves se faisait par l’intermédiaire des responsables d’atelier, anciens ouvriers qualifiés, sachant articuler l’apprentissage du geste professionnel à une connaissance approfondie du monde entrepreneurial, monde des encore trente glorieuses où le salariat était considéré comme un destin commun. Mais cet équilibre était, disait-elle, rompu par le remplacement de ces ouvriers qualifiés par des jeunes techniciens ayant peu ou pas de grande expérience de l’entreprise.

Cet équilibre était aussi mis à mal aussi par quarante ans de chômage massif, contre lequel un chef d’État prétendra que « l’on a tout essayé », en vain. Mais, parmi les solutions régulièrement proposées contre le chômage de masse, les politiques présentent la sortie du salariat par la mise à son compte, soit la création de son entreprise. Ainsi que le firent, aux États-Unis, les administrations Wilson en 1919, Coolidge puis Roosevelt à partir de 1929, et, plus récemment, de multiples programmes européens allant dans ce sens : création de la Banque Européenne d’investissement, du Fond Européen d’investissement, du programme Jasmine de micro-crédit, etc., dont l’auteure ne manque pas de parler à la fin de son livre.

Il me semble que les questions que pose ce livre, mais seulement de façon sous-jacente, donc sans donner de réponse, sont les suivantes. Quand l’Éducation nationale se préoccupe de façon bien plus précoce qu’autrefois de dessiner pour les élèves un avenir probable, étend-elle ce qui semble fonctionner pour l’élite de la nation, l’articulation du savoir et de l’action future ? Est-ce que l’école de Jules Ferry qui permit l’urbanisation des fils de fermiers et métayers devait, pour exister, se désintéresser des débouchés ouverts par cette école ou suffisait-il de bien suivre ses enseignements pour être adapté au monde économique de la fin du XIXème Siècle ? Et si tel est le cas, comment envisager aujourd’hui un équivalent fonctionnel à ce sentier d’il y a 130 ans ?

Enfin, France Stratégie [8] nous annonce que dans vingt ans 40 % des emplois salariés d’aujourd’hui auront disparu et seront remplacés par des auto-emplois. Ne peut-on pas voir, dans ces copies caricaturales de modèles états-uniens, allemands et italiens que Lucie Tanguy décrit, un effort désespéré et maladroit de l’Éducation Nationale pour adapter ses élèves au monde qui les attend ?


[1Lucie Tanguy, Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école, Paris, La Dispute, 2016, 213 pages.

[2Bagnasco A. (1977) Tre Italie, la problematica territoriale dello svilupo italiano, Bologne, Il Mulino.

[3Maurice M., Sellier F. & Silvestre JJ. (1982) Politique d’éducation et organisation industrielle en France et en Allemagne, Paris, P.U.F.

[4Dumez H. & Jeunemaître A. (1995) « Savoirs et décisions : réflexions sur le mimétisme stratégique » in Charue-Duboc F. Des Savoirs en action, Paris, L’Harmattan.

[5Suchman L.A. (1987), Plans and Situated Actions, Cambridge U.P.

[6À plus de deux mille années de distance Sun Tzu et Clausewitz avertissent sur la nécessité et le danger de l’utilisation, à la guerre, des leçons de l’histoire militaire : elles évacuent le frottement inévitable provoqué par la situation, donc elles peuvent amener à prendre des décisions désastreuses en convertissant une solution située (dans son espace et son temps) en une recette universalisable.

[7Tanguy L. (1983) « Les savoirs enseignés aux futurs ouvriers » in Sociologie du Travail, 3, pp.336-354.

[8France Stratégie (2016) Nouvelles formes du travail et de la protection des actifs.