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Des lois naturelles de l’enfant ?

Sur l’ouvrage de Céline Alvarez

lundi 16 janvier 2017, par Janine Reichstadt, José Tovar, Stella Baruk, Yves Baunay

"Les lois naturelles de l’enfant", de Céline Alvarez (Les Arènes, Paris, 2016), a connu dès sa parution un succès foudroyant (sur lequel il serait très intéressant de s’interroger). Son contenu a fait l’objet de discussions entre les membres du GRDS, qui l’ont apprécié de façon nuancée et pas toujours uniforme. Si dans son principe la valorisation par l’auteur du potentiel intellectuel de tout enfant, et sa façon de conduire certains apprentissages, ont suscité une large approbation, différents aspects de sa démarche théorique et des conséquences pratiques qu’elle en tire ou suggère sont apparus nettement plus problématiques. Dans ce contexte, nous avons demandé à quatre chercheurs de faire état de leurs réactions, que l’on pourra lire ci-dessous :
(1) Yves Baunay et José Tovar apprécient la forte ambition pédagogique manifestée par l’auteur, et soulignent la centralité du concept d’activité dans sa démarche, qui évoque la posture de l’approche ergologique. Ils expriment toutefois leurs réserves à l’égard de la philosophie essentialiste qu’elle professe, et appellent à mettre en débat les pratiques d’enseignement qu’elle propose ;
(2) Janine Reichstadt trouve elle aussi que Céline Alvarez nous propose une expérience à réfléchir, mais discute de façon serrée sa conception des "capacités cérébrales naturelles" de l’enfant, et rappelle, dans une argumentation vigoureuse et rigoureuse le caractère illusoire de toute naturalisation du culturel humain ;
(3) Enfin Stella Baruk, pour sa part, s’intéresse particulièrement au chapitre 3 consacré aux mathématiques et se demande si compter jusqu’à 1000 et manipuler des plaques, des barres et des perles est une bonne façon d’entrer dans les apprentissages.

(1) Yves Baunay et José Tovar : une interpellation du milieu professionnel qui appelle débat

Le livre de Céline Alvarez se présente comme le compte rendu d’une expérience menée pendant trois ans une classe de maternelle dans une école de Gennevilliers (92) classée en ZEP entre 2011 et 2014. Cette expérience était menée avec le soutien du ministère de l’Éducation Nationale et fortement inspirée des travaux en neurosciences menés notamment par le chercheur S. Dehaene, professeur au Collège de France, mais aussi par ceux de la pédagogue M. Montessori, et de multiples recherches en linguistique. L’intérêt de l’ouvrage vient de la description de multiples séquences pédagogiques menées par l’auteure avec des enfants de petite, moyenne et grande section (de 3 à 5 ans), présentées comme des illustrations des théories et enseignements des dites neurosciences et dont les résultats en termes d’acquis cognitifs ont été à chaque fois validés par des tests menés par des partenaires scientifiques extérieurs (CNRS), ce qui confère à l’ensemble une force de persuasion incontestable. Le résultat est impressionnant : dès la première année, les enfants ont progressé plus vite que la norme, ils sont entrés très facilement dans la lecture, ont fait des mathématiques, ont installé et développé des relations sociales paisibles et chargées d’empathie. Dans certains domaines, en conscience phonologique, (c’est-à-dire la capacité d’entendre et différencier les sons dans les mots), en mémoire de travail (capacité à mémoriser) étaient très au dessus de la norme.

Le titre fait peur : la « naturalisation » des phénomènes humains, des rapports de genre, des rapports de domination, des qualités des êtres humains... Ce terme sert en général à justifier l’injustifiable, voire des réformes contestables/On fait bien entendu ici référence à la réforme dite « des rythmes scolaires » du ministre Peillon en 2014 fondée sur les soi disant « rythmes naturels de l’enfant » dont la pertinence scientifique est loin de faire l’unanimité dans la communauté scientifique elle-même./ et à masquer que les rapports entre les humains (égalité, fraternité, liberté...) sont d’abord des constructions sociales, jamais définitives, toujours en devenir... S’agissant des rapports d’éducation et de transmissions des savoirs et de la culture, le combat contre la théorie des dons n’est jamais terminé. Mais pour Céline Alvarez, le terme est pris en tant que posture scientifique s’appuyant sur les acquis des neurosciences qu’elle explicite tout au long du livre., Quelques citations parmi d’autres (pp.154-156) :

Une explicitation du terme « naturel » en lien avec l’action du « milieu » social

« Nous les êtres humains disposons donc d’un pré-câblage inné extrêmement sophistiqué, nous offrant un mécanisme d’apprentissage puissant (…) Mais aussi sophistiqués soyons-nous d’un point de vue biologique, le développement de notre intelligence est avant tout conditionné par le milieu au sein duquel nous évoluons : si nous nous retrouvons privés du monde au moment où nous devons nous en nourrir, nos prédispositions innées se cassent le nez sur les facteurs environnementaux. »

« L’extraordinaire plasticité cérébrale du jeune être humain représente à la fois une grande opportunité et une grande vulnérabilité. Son intelligence se forme avec le monde. Chaque expérience compte. (…) Face à cela, un impératif social émerge : nous, adultes, avons la responsabilité de fournir à l’être humain qui vient de naître, les conditions qui lui offrent le meilleur, et qui lui évitent le pire. »

Ainsi, les rapports entre le développement biologique de l’enfant et son environnement naturel et social sont clairement posés et étayés et les conséquences immédiatement tirées en matière pédagogique : « Nous ne pouvons pas vraiment « enseigner » l’enfant. Lui seul peut créer et former son intelligence en faisant ses propres expériences. Nous ne pouvons que l’assister dans son travail de création… L’être humain apprend par sa propre activité engagée et intrinsèquement motivée. »

De fait, l’essentiel de la démarche mise en œuvre est ainsi - à de multiples reprises et sous des formes diverses – explicitée : Céline Alvarez met au centre des processus d’apprentissage et de transmission l’activité des enfants, en lien étroit avec l’activité et l’empathie des adultes qui sont indispensables pour étayer ces processus complexes d’acquisition des savoirs, des gestes, des comportements dès le plus jeune âge où les potentialités de l’enfant sont énormes. Des esprits chagrins feront observer que Céline Alvarez enfonce là des portes ouvertes : "L’enfant apprend en étant actif et pas passif, quand il est aimé et pas jugé" paraitra une lapalissade à bien des enseignants.

Dans la deuxième partie consacrée à l’aide didactique, Céline Alvarez précise et affine les dispositifs pédagogiques qu’elle expérimente. On peut lire, p.216, 217, 218, à propos de l’apprentissage en mathématiques : « Ce que les résultats soulignent en revanche – et il s’agit là du cœur de mon message – c’est que nous avons très probablement et très largement sous-estimé jusqu’à présent les capacités étonnantes de l’être humain dans ses premières années de vie, notamment dans ses capacités mathématiques intuitives, et que, s’il échoue à l’école, ce n’est peut-être pas parce que les tâches que nous lui proposons sont trop difficiles pour lui, mais parce qu’elles ne sont probablement pas à la hauteur de ses grandes capacités (…) Tous (les enfants) ambitionnent (néanmoins) beaucoup plus que ce que nous avons l’habitude de leur proposer... » On le voit, il ne s’agit pas pour elle d’en rabattre sur les ambitions et les exigences de l’école, ni de sous-estimer les capacités cognitives de tous les enfants, bien au contraire.

« Nous avons en face de nous des êtres humains, doués, vivants, mus par une force intérieure vive et des connaissances sophistiquées que nous sommes encore loin de comprendre. Nous sommes les élèves... Nous ne connaissons encore que très peu ses capacités et son fonctionnement... »

« Je ne sais pas ce que tu détiens, mais je suis là pour t’aider à le révéler...  » devrions nous dire à l’enfant, avec l’humilité la plus grande, conclut-elle.

«  L’essentiel, ce qui a réellement permis aux enfants de s’épanouir autant, c’est le lien positif, collaboratif, bienveillant et confiant entre les enfants (...) ce paramètre humain fait réellement la différence (...) Il me semble essentiel et prioritaire que l’adulte s’engage dans une posture favorisant dans sa classe la connexion humaine positive (...) C’est le pilier fondateur de la réussite de l’expérience de Gennevilliers... ».

On apprend par l’activité et avec les autres (enfants et adultes)

Selon Céline Alvarez l’activité joue un rôle central dans toute démarche pédagogique.. C’est la base du « développement des compétences-socles de l’intelligence » telles que « la mémoire de travail » (capacité à garder une information), le contrôle inhibiteur (capacité à se contrôler, à se concentrer, à inhiber les distractions), la flexibilité cognitive (capacité à détecter ses erreurs, à les corriger et à se montrer créatif). Les activités qui développent ces compétences, peuvent être aussi bien « faire la vaisselle, résoudre un exercice de mathématiques, apprendre à jouer du piano, faire une déclaration d’amour... Pour toutes les compétences, comme pour le langage, nous sommes nés avec un potentiel pour les développer, selon les possibilités que nous aurons de les exercer. » Et « pour permettre le plein épanouissement de ces compétences, il suffit tout simplement de soutenir l’activité spontanée de l’enfant et de ne pas l’entraver. » « Cet élan spontané d’indépendance est la manifestation extérieure d’une maturation intérieure créatrice, sensible et rapide. »

Toutes ces réflexions, Céline Alvarez les tire d’abord de ses trois années d’expérience en maternelle à Gennevilliers. Elles sont solidement étayées par des références nombreuses aux recherches en neuroscience. « La recherche nous révèle que, lorsque nous nous adressons à un nouveau-né, la musicalité et les sons de nos paroles sont déjà en train d’activer les circuits neuronaux qui le prédisposent au langage » (Dehaene et Lambertz, 2004).

Une question de posture

Pour l’adulte enseignant, tout l’art est de trouver la bonne posture. « Plus l’adulte encourage et aide l’enfant à conquérir son autonomie, en lui montrant comment faire, puis en s’effaçant progressivement, plus l’enfant aura de chance d’épanouir pleinement les fonctions essentielles de son intelligence  ».

Céline Alvarez s’appuie aussi très largement (c’est selon elle le troisième pilier fondateur de son expérience) sur le matériel didactique mis au point par les médecins Jean Itard l, Edmond Seguin et Maria Montessori (depuis 150 ans) et les méthodes pédagogiques expérimentées par les établissements qui suivent ses prescriptions :

«  Le jeune enfant est câblé pour explorer, comprendre et conquérir le monde... Il ne s’agit pas là d’une volonté individuelle mais d’un élan naturel universel. La nature pousse le jeune être humain à comprendre le monde et les habitudes de son groupe social, par sa propre activité. Et lorsqu’il a la possibilité de le faire, cela lui procure une satisfaction immense qui le transcende, le met en joie, le fait rayonner et s’épanouir.  » (p.31)

En fait, force est de constater que la posture et la démarche de Céline Alvarez sont proches de celles de l’ergologie même si elles n’utilisent pas les concepts-clés de celle-ci et n’y font jamais référence explicitement. « … marcher sur des rochers... grimper aux arbres... renforce également considérablement les compétences exécutives de l’enfant en l’obligeant à faire des choix, à anticiper, à organiser ses gestes et à prendre des risques mesurés...  » (p.331). Céline Alvarez montre bien que, comme l’affirme l’ergologie, l’être humain est un être d’activité : « C’est principalement par l’exploration et l’activité libres que l’enfant sollicite pleinement les fonctions essentielles de son intelligence... ». On ne peut s’empêcher ici de penser à G. Canguilhem ou encore aux processus de renormalisation des normes antécédentes mis en évidence par Yves Schwartz, en référence aux débats de normes et de valeurs qui permettent à chaque être humain de faire les choix qui s’imposent face à chaque situation de travail ou d’activité.

Pour conclure : une interpellation du milieu professionnel qui appelle un débat

« Il ne s’agit pas d’abandonner les enfants à une auto-éducation totalement libre... la pédagogie pure de la découverte a clairement montré ses limites. L’enfant est câblé pour chercher l’étayage d’un expert et apprendre de lui... Il doit pouvoir s’appuyer sur cette base pour explorer et apprendre... L’effort cognitif, l’engagement réflexif, c’est l’enfant qui doit le vivre. Notre tâche et notre difficulté principale sont de reconnaître et ne pas interférer avec son activité créatrice... » (p.332)

Par contre, pour l’auteure, « les jeux numériques et les vidéos abîment leur système attentionnel, perturbent la qualité de leur sommeil et les dévient des activités qui leur sont réellement constructives... ». Rien à voir donc avec des activités comme « faire la cuisine, lire, chanter, danser... grimper aux arbres... construire des cabanes à l’extérieur... qui sont autant d’activités qui développent non seulement les fonctions essentielles de leur intelligence, mais également leurs compétences sociales, motrices et créatives ». En effet, ces activités obligent à faire des choix, à anticiper, à organiser ses gestes et à prendre de risques mesurés : tout cela mobilise des savoirs, notamment des savoirs d’action. A sa façon, très singulière, Céline Alvarez explore l’énigme de l’activité humaine, dès le plus jeune âge.

La démonstration, appuyée sur la caution cognitiviste d’une part, et d’autre part sur les principes largement partagés dans la communauté pédagogique progressiste de l’Éducation Nouvelle prônée par M. Montessori, est séduisante et propre à enthousiasmer le lecteur à la recherche de vérités éducatives enfin incontestables. Mais d’autres aspects de l’ouvrage nous paraissent plus discutables.

On sait d’expérience que chaque lecture d’un texte est singulière, le lecteur ayant tendance à y voir ce qui l’intéresse et à minorer ce qui le motive moins, voire à interpréter de façon tendancieuse des formulations ambiguës, ou trop vagues au plan conceptuel. De ce point de vue, l’insistance répétitive, quasi obsessionnelle mise sur la notion de nature de l’enfant (dès le titre de l’ouvrage !) développée quasiment à chaque page sous diverses formes, nous paraissent donner prise à une conception largement essentialiste de l’être humain. Ainsi des formules aussi définitives que « Les lois naturelles d’apprentissage » (p .20), « les lois du développement humain » (p.31), « les potentiels innés du cerveau » (p.37 et autres), l’élan altruiste spontané (p.375), ou les « intuitions morales innées » allant jusqu’à « distinguer le bien du mal et à préférer spontanément le bien » (p.381) [1], culminent dans le titre de la partie IV du livre : « Le secret, c’est l’amour » (p .351) ; et dans l’intitulé du chapitre de conclusion dans une injonction quasiment de caractère mystique « Aidons l’être humain à révéler sa belle et lumineuse nature » (p.397). Porteuses de dérives idéologiques pouvant mener à des conceptions contestables de l’éducation, ces formulations ne laissent pas d’inquiéter. On regrettera cette utilisation quasi obsessionnelle d’un lexique renvoyant à des notions idéalistes et morales, qui provoque un certain malaise car l’ensemble – supposé faire la démonstration de l’éducabilité sans limites de tous les enfants - fait l’impasse totale sur la composante historico-culturelle du développement humain. Comme le souligne P. Devin [2], « le travail intellectuel qui, à partir de l’activité, construit les savoirs, permet la conceptualisation, développe le jugement, acquiert les connaissances est loin de pouvoir se résumer à une dynamique de la motivation », fusse-t-elle favorisée par la capacité de l’enseignant à créer l’environnement affectif qui lui permettra de s’exprimer.

Enfin, une interrogation de taille émerge à la lecture de l’ouvrage : l’expérience de C. Alvarez s’arrête au niveau de la classe de maternelle, à un âge où le cerveau est censé être au maximum de ses facultés de « plasticité cérébrale » qui « diminue progressivement quand l’enfant atteint l’âge de cinq ans, puis très nettement à la puberté (p.46). Mieux : « la période sensible au langage (au cours de laquelle l’enfant « capte » les sons, la musicalité et les paroles pour créer du langage) qui commence avant la naissance et atteint un « pic de plasticité » lors de sa première année de vie est fulgurante : dès 10 mois, le nombre de connexions neuronales diminue fortement pour atteindre progressivement, à 3 ans, un niveau quasiment équivalent à celui de l’adulte ». A trois ans, donc, lorsqu’il entre à l’école maternelle, il a déjà posé ses fondations langagières et sensorielles : il n’est plus dans une phase de création de ces compétences… » Le déterminisme biologique ici omniprésent se fait inquiétant : à supposer que l’on soit convaincu par la démonstration, les principes pédagogiques élaborés dans une finalité de construction des apprentissages fondamentaux suffiront-ils pour accéder à des tâches plus complexes ?

Comme dans toute recherche portant sur des domaines où l’activité humaine est concernée, où des débats de normes et de valeurs sont à l’œuvre, il n’y a pas de vérités définitivement établies. Ce que Céline Alvarez tire comme enseignements de sa propre expérience est discutable et mérite d’être confronté à d’autres expériences, celles développées notamment dans l’ensemble des écoles maternelles. Cela permettrait par exemple d’élaborer des réformes éducatives en prise avec le réel, en prenant en considération le point de vue de l’activité des professionnels (et des autres parties concernées). Cela changerait sans doute beaucoup de choses. Une autre façon de concevoir le travail politique par exemple…

(2) Janine Reichstadt : une pratique à réfléchir, un fondement théorique irrecevable

Le livre de Céline Alvarez part d’un titre qui suscite de la méfiance chez ceux que l’innéisme psychologique, moral, intellectuel, inquiète. Mais quand on sait que l’auteure a conduit une expérience qui mérite réflexion sur ce que de très jeunes enfants sont capables de réaliser au sein de l’école, on peut avoir envie de regarder de plus près comment est traité ce que ce titre annonce, d’autant que les ventes de ce livre indiquent un intérêt notable de la part du lectorat, ce qui n’est sans doute pas à sous-estimer.

Des lois de la nature existeraient chez l’enfant comme autant de déjà-là innés incontournables dont l’éducation, notamment scolaire le pressent-on, ne saurait se détourner ? Aurions-nous trouvé les moyens irréfutables de penser à nouveaux frais ce qui nous permettrait de sortir des impasses dans lesquelles l’école se débat aujourd’hui ? Il le semble bien puisque le titre de la partie introductive sous-entend clairement la réponse à la question qu’il pose : « Et si nous repensions l’école à partir des lois naturelles de l’apprentissage ? » Lois naturelles de l’enfant, lois naturelles de l’apprentissage, le programme est lancé, voyons sur quels chemins il nous conduit, par quelles voies il parvient à obtenir le succès qu’il a auprès de nombreux lecteurs.

Une expérience à réfléchir

Ces titres nous mettent la puce à l’oreille avec raison. Le livre lu, nous nous apercevons qu’il est totalement construit sur une thèse essentielle aux yeux de l’auteur : l’efficacité des principes pédagogiques initiés par Maria Montessori s’explique en profondeur par l’articulation, l’harmonie fondamentale entre ces principes et les lois naturelles de l’enfant et de l’apprentissage. Nous nous efforcerons de le montrer, cette thèse est proprement inadmissible au sens fort, et dangereuse. Mais ne jetons pas trop vite tout le bébé avec l’eau du bain. Le succès du livre, la séduction qu’il a pu exercer auprès du lectorat s’appuie très certainement sur l’idée d’une nature enfantine épanouie, réjouissante, réconfortante, rassurante, pleine de qualités supérieures qui s’invitent comme autant de belles promesses, mais aussi sans nul doute sur certains aspects positifs de la mise en œuvre de la pédagogie Montessori.

Le point de départ de l’ouvrage se situe dans une école maternelle publique de Gennevilliers classée ZEP, où l’auteure a conduit pendant trois ans une expérience inspirée des fondamentaux de la pédagogie Montessori, dans une classe réunissant 27 élèves des trois niveaux : petite, moyenne et grande section. La conduite et les résultats de cette expérience sont développés tout au long du livre.

La description d’une journée type montre à quel point cette démarche repose sur la bienveillance et la disponibilité qui assurent aux enfants un accueil dans une atmosphère calme, sereine. Dans cette classe les activités sont réparties dans plusieurs espaces : l’aire du langage, l’aire des mathématiques, celles de l’affinement des sens, de la géographie, de la géométrie, de la musique et de la botanique. Dans l’ensemble de ces aires, une centaine d’activités différentes sont proposées, et les enfants sont invités à choisir l’activité avec laquelle ils souhaitent commencer la journée. Mais ils ne sont pas laissés seuls confrontés à un vague désir. L’activité leur a été présentée, ils en connaissent l’objectif, ils peuvent être aidés dans leur choix et sont suivis dans les parcours nécessaires aux apprentissages. L’évaluation qui accompagne ce suivi a pour but de savoir si l’objectif est solidement acquis et si proposer le niveau de difficulté suivant peut être judicieux. Si ce n’est pas le cas, l’enseignante reprend l’activité avec l’enfant. L’erreur n’est jamais perçue comme une faute et donc jamais sanctionnée par une note, un jugement, puisqu’elle est constitutive de l’apprentissage.

La conquête de leur autonomie par les enfants occupe une place importante : on leur montre comment mettre leurs chaussures, prendre et ranger une activité sur l’étagère délicatement, dérouler et rouler un tapis, marcher dans la classe sans déranger les autres enfants, comment parler bas, comment ouvrir et fermer une porte sans la claquer… et on s’appuie sur ceux qui savent, pour aider ceux qui ne savent pas encore.

Parmi les principes de cette pédagogie en maternelle, il convient de souligner le mélange des âges qui permet aux enfants de compétences différentes d’adopter entre eux une posture pédagogique riche d’échanges d’expériences. Ce mélange des âges permet aux enfants d’appréhender les relations sociales de façon plus riche que lorsqu’ils sont confrontés à des camarades du même âge ; il ne s’agit donc pas « uniquement d’un catalyseur d’apprentissages « scolaires » ; il s’agit également, et surtout, d’un catalyseur d’épanouissement pour l’intelligence émotionnelle et sociale. » (p.89)

Dans cette classe les enfants ne sont pas stressés, on ne crie pas, on ne se dispute pas devant eux, on ne les soumet pas à des jugements négatifs, des paroles humiliantes. Les systèmes d’évaluation scolaires traditionnels n’existent pas. Cela n’empêche pas bien sûr la survenue d’émotions fortes et désagréables, mais en même temps que l’on cherche à les apaiser, les enfants sont aidés à nommer ces émotions. Rêvasser ne leur est pas interdit tout comme prendre le temps de ne rien faire. Les jeux libres entre enfants ont également leur place autant que faire se peut dans des espaces qui ne sont pas toujours adaptés à ces moments sans directive de l’adulte.

D’une manière générale une grande exigence concernant le niveau de langage circulait dans la classe, qu’il s’agisse des activités aux contenus disciplinaires ou des interrelations linguistiques « ordinaires ». Utiliser le mot précis, juste, même s’il pouvait sembler compliqué pour de très jeunes enfants. « En réalité, les enfants adorent ces mots savants et élaborés : planisphère, Amérique du Sud, Europe, cube, cône, cylindre, spathiphyllum, crassula, caoutchouc, gardénia (plutôt que d’utiliser constamment le terme générique de « plantes vertes »), disque (plutôt que « rond »), mocassins, sandales, bottines ou ballerines (plutôt que « chaussure »), jument (plutôt que femelle du cheval), poulain (plutôt que bébé du cheval), etc. (…) Tout ce vocabulaire enthousiasmait et stimulait l’intelligence des enfants en plein développement, ils le reprenaient avec joie et délectation. » (p.49)

De leur côté les parents sont enthousiastes. Ils ont vu leurs enfants changer, devenir calmes, autonomes, faisant preuve d’autodiscipline, atteignant un haut niveau de langage. Les enfants regardaient moins la télévision, devenaient avides de savoirs, d’apprentissages. L’école, située en zone d’éducation prioritaire, accueillait un public d’origine populaire.

On a tenté de discréditer l’expérience de Céline Alvarez au motif qu’il faut payer 600 euros par mois dans les écoles Montessori, ce qui, on s’en doute bien n’est pas à la portée de toutes les bourses. L’objectif de cette expérience n’est pas d’apporter des arguments pour développer les écoles privées Montessori, mais de montrer au contraire ce qu’il est possible de faire avec tous les enfants de maternelle au sein de l’école publique, sans démagogie libertaire. Les enfants sont respectés, leur mise en concurrence inexistante, la solidarité promue, l’autonomie construite avec ambition. Le calme et la sérénité qui règnent dans la classe (des vidéos le montrent) créent forcément une atmosphère propice aux apprentissages. Bref, nous voilà confrontés à une expérience qui donne à réfléchir. Et pourtant, l’essai de fondement théorique qui sous-tend l’expérience et le livre, ne peut qu’être très vivement critiqué, voire même dénoncé.

Un fondement irrecevable

L’ensemble de l’ouvrage est construit sur une ambiguïté lourde de sens qu’un lecteur pressé pourrait bien ne pas remarquer. De nombreuses pages mettent en avant des idées séduisantes. « Son intelligence langagière [celle du nouveau-né] ne pourra créer de langage qu’à partir de ce que son environnement lui offrira » ; « pour la formation de l’intelligence humaine, la fatalité génétique n’existe pas. Ce qui crée les inégalités entre les êtres ce ne sont pas les gènes, mais le milieu. » ; « le cerveau se structure directement avec ses expériences dans le monde » (p.43) « Aussi sophistiqués soyons-nous d’un point de vue biologique, le développement de notre intelligence est avant tout conditionné par le milieu au sein duquel nous évoluons. » (p.154)

Mais « le système scolaire entrave le fonctionnement naturel de l’enfant. » Il y aurait donc un fonctionnement naturel de l’enfant susceptible d’être entravé dans le cadre d’un certain système scolaire, et respecté dans un autre, celui de la pédagogie Montessori on l’aura deviné, qui sert de défense et illustration de la posture innéiste courant tout au long du livre.

Cette posture innéiste s’affirme clairement page 36 : « l’être humain est pré-câblé pour développer des caractéristiques profondément humaines. Nous naissons avec une prédisposition innée à communiquer, à construire un langage oral précis et structuré, à mémoriser, à raisonner de manière ordonnée et logique, à créer, à inventer, à imaginer, à ressentir une large gamme d’émotions et à les réguler en cas de besoin, et nous naissons même avec des capacités empathiques, une intuition morale et un sens de la justice très profonds. » On se frotte les yeux, nous verrons plus précisément pourquoi plus loin.

L’intérêt de la pédagogie Montessori ne reposerait donc pas fondamentalement sur l’invention d’un enseignement capable de faire naître chez les enfants toutes ces « caractéristiques profondément humaines », mais sur la mise en œuvre des moyens de leur révélation. « Nous avons simplement offert les conditions qui ont permis aux tendances naturelles des enfants de se révéler. » (p.42) La messe est dite et le credo assumé, la bonne école est une école de la révélation de tout ce qui se trouve pré-câblé chez l’enfant lorsqu’il nait puis arrive à l’école. Le titre de la conclusion le confirme : « Aidons l’être humain à révéler sa belle et lumineuse nature »…

Devant un système scolaire qui impose ses lois en piétinant celles de l’enfant, qui en entrave le fonctionnement naturel, la décision prise par Céline Alvarez a été de vérifier ce que permet un environnement adapté « aux mécanismes naturels d’apprentissage » capable de ne pas entraver les potentiels de l’enfant, mais au contraire de leur permettre de s’épanouir, de se développer grâce fondamentalement aux expériences qu’il peut faire. « Toutes les connaissances et lois grammaticales, physiques ou sociales que l’enfant a acquises ont été déduites par l’intermédiaire de ses expériences vivantes, réelles et dynamiques, et non grâce à un cours magistral que nous aurions eu la générosité de lui offrir. » (p.64) Quel début de démonstration quelque peu scientifique nous propose-t-on ? Aucun. À nous d’accepter sans autre forme de procès la valeur didactique de la déduction en question. Il suffit d’y croire.
Quelque lignes plus loin il est précisé : « Nous avons simplement vécu avec l’enfant, en accompagnant, et en commentant lorsque cela était nécessaire, ses expériences actives dans son milieu : il a lancé des objets, touché du sable, mis ses pieds nus dans l’eau, dans l’herbe, sur le carrelage (…). » Par-delà le coup de griffe obligé au cours magistral responsable en soi de tous les maux, on se frotte les yeux à la lecture d’un empirisme aussi curieux : nous sommes en maternelle où lancer des objets, toucher du sable et mettre ses pieds nus dans l’eau peut avoir sa place, mais pourquoi invoquer la connaissance des lois physiques à partir d’une simple immersion dans l’expérience empirique agrémentée d’un éventuel commentaire s’il s’avère nécessaire ?

La conséquence de cette vision des apprentissages est que l’institution n’a pas à former des enseignants à partir d’exigences disciplinaires, conceptuelles fortes puisque « Ces lois [qui gouvernent la formation de l’intelligence de l’enfant] nous révèlent une chose fondamentale : nous ne pouvons pas vraiment « enseigner » l’enfant. Lui seul peut créer et former son intelligence en faisant ses propres expériences. Nous ne pouvons que l’assister dans son travail de création. » (p.156) Ce qui signifie qu’à ne pas vouloir reconnaitre ce principe d’assistance sur lequel elle devrait se fonder, « l’école a fait fausse route ».

Elle a fait fausse route car elle n’a pas su reconnaître les pouvoirs du cerveau des enfants, trop préoccupée qu’elle est sans doute à dispenser des cours magistraux à des élèves qui assurément ont d’autres activités à conquérir. « Que notre école l’entende : le cerveau humain est merveilleux, il cherche le sens, la vie, l’intelligence et la profondeur. Il est câblé pour retenir du beau, du grandiose, du vivant, du dynamique et de l’inspirant. Offrons-le-lui. » (p.114) De la révélation nous passons à l’offrande…et à la fascination : « L’autonomie et l’intelligence de la nature ne sont-elles pas fascinantes ? » (p.220)

Que l’enfant se rassure, Athéna déesse de la sagesse veille sur lui : « Tu es, devrions-nous dire à l’enfant, un être naturellement doué de raisonnement, d’empathie, d’imagination, de créativité, de générosité ; je n’ai rien à créer moi-même en toi, tu possèdes déjà tout cela à l’intérieur. » (p.403) Comment qualifier de telles absurdités ?

Il existe une potentialité cérébrale, c’est celle d’un organe dont l’organisation biologique naturelle permet au nouveau-né de s’approprier au sens fort, de faire sien ce que son milieu culturel lui permet d’appréhender. Mais cette potentialité native est vide de tout contenu culturel. La plasticité cérébrale dont parlent les neurobiologistes est une capacité du cerveau à se façonner, se transformer au gré de l’histoire vécue, exclusivement : les connections entre les neurones se fabriquent à partir du moment où nous sommes en interaction avec le monde humain extérieur, en processus d’appropriation de ce qu’il nous offre. Catherine Vidal, neurobiologiste le précise : « À tous les âges de la vie, de nouvelles connexions entre les neurones se fabriquent ou régressent en fonction des apprentissages et des expériences. (…) Grâce aux techniques d’imagerie cérébrale par IRM, on peut « voir » le cerveau se modifier en fonction de l’apprentissage et de l’expérience vécue. » [3] Même la vision de l’enfant en apparence endogène ajoute-t-elle, n’est pas entièrement dépendante de l’organisation biologique de son cerveau ; elle se construit progressivement de la naissance jusqu’à 5-6 ans et un manque de stimulation de l’œil par la lumière due à la cataracte peut conduire à la cécité.

Nous ne pouvons que nous insurger devant les reconstitutions aberrantes de prétendues capacités cérébrales naturelles de la part de Céline Alvarez ; les aspects positifs de l’expérience de la classe de Gennevilliers finissent par nous laisser le goût amer de les voir apparaître comme la caution d’une entreprise idéologique qui rejoint toutes les tentatives de naturalisation réactionnaire de la culture, ce qu’une lecture emportée par ces aspects positifs risque de ne pas voir très clairement.

Nature, culture et démocratisation scolaire

« Nature » et « culture » sont deux notions qui structurent en profondeur notre pensée du monde. La nature représente tout ce qui existe indépendamment de l’activité humaine et la culture a contrario tout ce qui n’existe que grâce à cette même activité. La reproduction et la croissance du vivant sont en soi des processus naturels, mais un arbre dans un parc conjugue tout à la fois ces processus sans lesquels il ne serait pas, et la main culturelle de l’homme sans laquelle il ne serait pas planté là.

En quelques milliards d’années, la nature a considérablement évolué, mais ce qui a fait apparaître ses multiples transformations s’est toujours produit dans des mouvements de la matière vivante et non vivante exempts de pensée, de choix déterminés à partir de représentations conscientes d’autres façons d’être, de faire, de valeurs, de devenirs inventés, tout ce qui caractérise, spécifie l’homme, en fait un être historique de part en part, et lui octroie la responsabilité de la façon dont il traite la nature. Naturaliser ce qui relève de la culture, de l’histoire chez l’homme est toujours lourd d’enjeux idéologiques et politiques.

Au 18e siècle un vif débat a mobilisé Rousseau contre Hobbes sur ce qu’il convient de retenir de la nature de l’homme, pensée à partir d’un hypothétique état de nature. L’idée que l’homme puisse être naturellement un loup pour l’homme comme le pensait Hobbes a été combattue par Rousseau. Celui-ci a tenu à inscrire cette violence dans le processus historique d’appropriation privée, source de cette violence qui fait que le riche est riche de ce que le pauvre est pauvre, les lois ayant pour fonction de reproduire l’inégalité parmi les hommes. L’état de nature dans ce contexte n’était pas pensé par Rousseau comme une réalité historique ; il avait pour fonction de valider un fondement solide pour transformer la société afin qu’elle aille vers plus d’égalité : il avait une fonction démocratisante, ce que n’a pas la vision de l’enfant et de l’école de Céline Alvarez.

« Nature », « naturel », « naturellement », sont des mots qui avec les préoccupations écologiques d’aujourd’hui, ont acquis un pouvoir d’attrait qui se développe considérablement. Que ces mots s’inscrivent dans l’exigence de voir cesser la catastrophe écologique et anthropologique dans laquelle nous sommes engagés est parfaitement légitime et nécessaire : l’humanité ne survivra pas sans soigner la nature dont elle dépend. Mais lorsque ces mots sont introduits pour penser l’homme, il convient d’être vigilant : le sens du combat de Lucien Sève contre l’idéologie des dons n’a rien perdu de son acuité, nous le voyons bien, même si le mot « don » lui-même n’a plus toute l’aura qu’il a pu avoir, supplanté qu’il est le plus souvent aujourd’hui par les handicaps socio-culturels, autre forme de « naturalisation » des êtres sociaux.
Un des points fondamentaux sur lesquels Lucien Sève bâtit son argumentation consiste à mettre en avant le fait que tout ce que l’homme imagine, pense, réalise, ne se dépose jamais dans son génome, qui ne stocke rien de la culture. L’universalité de la culture n’en fait pas une nature humaine universelle. Tous les hommes parlent, pensent, connaissent la peur, le rire, s’organisent en sociétés, s’emparent de la nature et agissent sur elle, mais imaginer que ces inventions viendraient se déposer dans une nature humaine qui les intègrerait et pourrait les transmettre génétiquement n’a aucun sens. Seule l’éducation qu’il reçoit de l’extérieur de lui-même permet à l’enfant de s’approprier, de faire sienne au sens fort la culture dans laquelle il est né ; le cerveau natif de ses descendants n’en retiendra rien, le processus d’appropriation culturel devra recommencer avec eux.

Ce dont est capable un chimpanzé vient pour l’essentiel de son génome en y demeurant confiné. « Au fil de millions d’années, l’expérience de l’espèce s’est ainsi stockée au-dedans des organismes en patrimoine comportemental inné » écrit Lucien Sève [4]. La culture de l’homme ne suit pas le même chemin. « En produisant sa vie sociale grâce à ces médiateurs décisifs que sont l’outil et le signe, [l’humanité] a de plus en plus accumulé ses acquis matériels et mentaux dans un monde humain extérieur aux individus - techniques, savoirs, rapports, institutions, valeurs… -, univers en développement illimité à un rythme sans rapport avec la lenteur de l’évolution naturelle ». Cette objectivation des activités mentales et sociales dans des matérialités sociales extérieures aux organismes a une conséquence éducative majeure que Lucien Sève exprime ainsi : « Par- delà ses réflexes de base, rien n’est donné à l’être humain de ses fonctions psychiques supérieures : toutes sont des activités à acquérir, et qu’elles soient mieux ou moins bien acquises renvoie essentiellement non à une supposée nature mais à l’histoire de chaque individu dans des conditions socio-culturelles données. [5] » Une histoire, des conditions socio-culturelles données qui bien évidemment intègre l’école.

C’est avec le cerveau que nous pensons, mais l’origine de la pensée n’est pas dans le cerveau naturel. « Le lieu premier de la langue maternelle n’est pas le cerveau mais la famille et au-delà d’elle le monde social. De même que la pensée conceptuelle, le calcul mental, la création artistique, le sens civique, et tant d’autres capacités qui ne proviennent pas du dedans biologique mais du dehors social- la pensée logique n’est pas née du cerveau mais du langage. [6] » Les enfants sauvages qui ont survécu en-dehors de la vie sociale n’ont ni langage humain ni marche debout pour certains. Parler de « lois naturelles de l’enfant », de « lois naturelles de l’apprentissage » c’est vouloir déposer sur les bancs de l’école une nature enfantine qui n’existe pas.

La mission véritablement démocratique de l’école passe par des exigences intellectuelles de haut niveau pour tous. Or l’enseignement à la hauteur de ces exigences, se trouve d’avance compromis dans l’entreprise Alvarez, au nom de prétendues potentialités culturelles déjà là naturellement dans le cerveau de l’enfant que l’école ne peut pas enseigner puisqu’elle peut tout au plus assister sa créativité. Par d’autres biais cela finit par rejoindre objectivement les discours réactionnaires qui veulent que l’école ait pour tâche de reconnaitre les aptitudes, les talents personnels de chacun afin de les orienter de la « meilleure » façon qui soit. Ne soutiennent-ils pas que chaque enfant a une forme d’intelligence qui ne demande qu’à être développée, la tâche de l’école étant de réaliser l’épanouissement des aptitudes de chacun et de lui donner le maximum d’instruction qu’il peut recevoir à partir d’un potentiel donné d’avance ?

Céline Alvarez ne présuppose pas cette inégalité-là dans les formes de l’intelligence naturelle qu’elle décrit - elle parle de l’enfant, des enfants en général - mais à partir du moment où l’enseignement se trouve à ce point débouté de la nécessité pour lui de construire toute l’intelligence scolaire des enfants au nom d’une pédagogie de la révélation de leurs lois naturelles, on voit mal les chances de voir une école véritablement démocratique voir le jour. La démocratisation scolaire passe par d’autres ambitions, d’autres réflexions sur les savoirs et les enfants dont l’intelligence dépend de l’intelligibilité de ce qu’on leur enseigne, une intelligibilité qui puisse ses racines dans la formation didactique et pédagogique des enseignants totalement exempte de références innéistes. Cette démocratisation se joue donc aussi dans la critique radicale de l’idéologie des « lois naturelles de l’enfant », afin d’en montrer l’irrecevabilité conceptuelle et pratique.

(3) Stella Baruk : une culture précoce de l’exploit ?

Lorsqu’en raison d’un chapitre intitulé « Mathématiques » me fut offert le livre de Céline Alvarez, je partageais la curiosité de tous ceux qui avaient vu et entendu son auteure s’exprimer avec un enthousiasme communicatif sur son expérience de trois années d’école maternelle. Mais les tâches quotidiennes prévalant, je remis cette lecture à plus tard. D’autant que non familière des programmes ou des modes d’apprentissage des « mathématiques » en maternelle, j’avais coutume de décliner les invitations à m’exprimer à leur propos. Je pensais en effet que la spécificité de l’activité mathématique - traditionnellement dite « papier/crayon », - la rendait indissociable d’une entrée effective des enfants en lecture et en écriture, leur donnant les outils d’une réflexivité indispensable à la compréhension de la « matière » qui leur était proposée ; en conséquence, il m’était toujours paru qu’un enseignement des mathématiques ne pouvait à proprement parler « commencer » qu’en cours préparatoire ; ceci d’autant plus que « nos » maternelles, que leur réputation rangeait parmi les meilleures qui soient, œuvraient en sorte d’amener les enfants à se trouver au bout de trois années précisément en situation de poursuivre harmonieusement leur éducation et de procéder efficacement à ces apprentissages.

Mais ces considérations semblent aujourd’hui, par leur modestie, d’un autre âge. On sait de mieux en mieux comment fonctionne et se développe le cerveau, les sciences cognitives connaissent un essor considérable et il ne devrait plus être question, pour ce qui est de notre sujet, de s’en tenir à faire réciter de délicieuses comptines aux enfants, se contenter de leur faire rapporter d’un cagibi autant de jetons qu’il y a d’enfants, leur faire inventorier ou compléter des listes, apparier des jetons, des allumettes, etc. Du fait des comptes rendus consacrés par les médias au livre de C.A., et par contraste avec les méthodes qu’elle aurait mises en œuvre trois années durant, annoncées comme nouvelles, avec des résultats dit-elle extraordinaires, en « mathématiques » comme ailleurs, l’état supposé insatisfaisant des pratiques actuelles se trouvait mis sous une lumière crue. Nouvelle incitation, malgré ma « non-spécialisation » de la maternelle à, tout de même, y regarder de plus près, qui finalement grâce à l’invitation du GRDS de m’associer aux lectures des lois naturelles de l’enfant qu’il proposerait sur son site trouve ici son aboutissement. J’ai donc lu le chapitre 3 - mathématiques - , les parties du 2 – l’aide didactique – qui s’y trouvaient liées, et des pages diverses. J’y ai trouvé comme annoncé par le buzz médiatique : le “tressage” de l’apport des neurosciences avec la méthode de Maria Montessori, les premières révélant des capacités des enfants jusqu’alors insoupçonnées, la seconde une pédagogie comme conçue, il y a un siècle de cela pour étroitement s’y ajuster, le tout tenu par la forte conviction que ce couplage permet d’être au plus près d’un apprentissage « naturel », lui-même indissociable d’une « présence » adulte engagée dans « une posture favorisant dans sa classe la connexion humaine positive », et par un enthousiasme stimulant.

Le chapitre 3 commence par le commencement, c’est-à-dire par les capacités des nouveau-nés, qui, « à peine âgés de quelques heures possèdent déjà un sens approximatif du nombre ». Quatre mois plus tard, « les bébés sont capables de percevoir une grossière erreur d’addition ou de soustraction ». Me doutant qu’ils ne risquaient pas d’être convoqués en classe pour aider en binôme un enfant fâché avec les retenues, et amusée par l’évocation de cette improbable rencontre, je poursuis. Mais c’est très vite qu’apparaît à partir du paragraphe suivant, en apparence inoffensif, un malaise qui ira croissant.

Ce paragraphe le voici (p.196) :

"Ce sens approximatif des quantités a également été testé chez des enfants de grande section de maternelle qui se sont montrés capables de dire si le résultat d’une addition ou d’une soustraction – beaucoup trop difficile pour eux – était juste ou non, simplement en se basant sur leur intuition innée du nombre. L’expérimentateur demandait : « Sarah a 21 bonbons. Nous lui en donnons 30 de plus. John a 34 bonbons. Qui en a le plus ? » Alors qu’ils n’avaient pas appris à additionner de tels nombres, les enfants étaient capables, la plupart du temps, de répondre correctement à la question."

Une simple note renvoyant à deux ouvrages de trois auteurs américains que l’on ne risque guère de consulter ne suffit pas à répondre aux questions qui se bousculent. De quel « genre » de maternelle s’agit-il ? À quels « enseignements » les enfants ont-ils préalablement été exposés, ou initiés ? Qu’est-ce qui est trop difficile ? De trouver qu’un « résultat » d’addition ou de soustraction était juste ? C’est donc non des concepts d’opérations qu’il s’agit mais des calculs. Quand il est dit "qu’ils n’avaient pas appris à additionner de tels nombres", l’auteure veut sans doute dire à calculer de telles sommes. Le "résultat d’une addition" trop difficile pour les enfants voudrait alors signifier le résultat d’un calcul qu’ils n’ont pas appris à faire. Mais la suite est sans relation avec l’appréciation de la justesse d’un calcul ; "simplement en se basant sur leur intuition innée du nombre" les enfants doivent dire qui de Sarah ou de John en a le plus.

Que se serait-il passé si on avait donné à Sarah non pas trente , mais douze bonbons de plus ? Ou bien si John en avait cinquante-quatre  ? Comment les nombres de bonbons leur étaient-ils proposés ? En tas « physiques » de bonbons ? En chiffres ? En mots ? En quelle langue l’ « expérience » a-t-elle été menée ? Si on se fonde sur le texte français pour la reproduire, on peut penser que réagissant à un signal, les enfants peuvent trouver la réponse dans la question : dans la mesure où on donne à Sarah trente de plus , c’est donc Sarah qui a « le » plus . Sans informations précises sur la formulation de la question ni sur le « passé enseigné » des enfants, sans contre-exemples, il nous est simplement demandé, avec une assise aussi peu « scientifique » que possible, de croire à l’universalité d’une « intuition innée du nombre », et d’un sens « approximatif » des quantités sans autre forme de procès.

Ce paragraphe lui-même particulièrement « approximatif » ne pouvait qu’inquiéter pour la suite.

Du fait des capacités citées plus haut, attestées par l’existence de circuits neuronaux spécifiques, la « recherche » « indique que c’est en dénombrant les quantités et en leur associant un symbole (un chiffre) que l’être humain affine sa capacité de discrimination numérique »(p197). C’est une avancée notable – compter des objets et inventer une écriture pour garder en mémoire le « combien il y en a » ne se pratiquant que depuis quelques milliers d’années – mais qui va être poussée à l’extrême.

Alors qu’il est pourtant bien dit (p. 216) que l’école n’a pas « à construire les capacités mathématiques de l’enfant à partir de rien », on trouve plus loin que : « pour l’enfant, affiner sa compréhension intuitive du nombre n’est pas plus compliqué que d‘apprendre les règles implicites du subjonctif en nous écoutant parler au quotidien : l’enfant possède des circuits neuronaux qui le prédisposent tant au langage qu’au sens du nombre ». Remarque dont la justesse aura par l’amalgame et les excès qu’elle entraîne des conclusions redoutables. « Et s’il ne nous viendrait pas à l’esprit de nous interdire d’utiliser le subjonctif devant l’enfant sous prétexte que c’est trop complexe pour lui, nous ne devrions pas lui cacher des pans entiers de la culture mathématique qu’il demande pourtant avec passion sous prétexte qu’elle nous semble difficile à expliquer et à comprendre. »

Les pans entiers de la culture mathématique à ne pas cacher aux enfants font que (p.217) « lorsqu’ils entrent en classe maternelle, les enfants doivent trouver une frise faisant au moins une fois le tour de la classe, allant jusqu’à 200, 300, voire 1000 ! » Ceci en raison du fait que l’ « intelligence vivante » des enfants, « aux capacités immenses encore incomprises, doit être nourrie. Leur enthousiasme conservé. Il s’agit là de leur plus grand trésor et de notre plus grande responsabilité. »

Je ne saurais statuer sur les affichages qui sont souhaitables pour préparer, favoriser la lecture et l’écriture. Si des groupes de lettres tels que « au » ou « eau », sont aux murs pour que les enfants apprennent et retiennent que cela se lira « o », - pourquoi ? parce que « c’est comme ça » - il n’est nul parallèle à faire avec « 97 » ou « 758 » . Mettre sous les yeux des enfants des collections de chiffres aux proximités inexpliquées, espérant qu’ils auront à quatre ans la révélation de ce qu’est l’écriture chiffrée, de sa spécificité, est gros de risques ultérieurs en numération. Quelle que soit l’ intelligence vivante des enfants, les amener à comprendre pourquoi et comment un même signe est susceptible de significations différentes selon sa place, et leur donner les moyens de pouvoir l’expliquer, n’est guère possible en dehors d’un travail d’initiation minutieux, exigeant. Proposer antérieurement à ce travail à seulement leur mémoire visuelle des assemblages de chiffres opaques pour ce qui est du sens est simplement un gâchis de la matière, et des étonnements et des bonheurs rationnels qu’elle est susceptible de proposer. Á part l’univocité de la lecture des neuf chiffres isolés, « briques élémentaires » qui permettront en leur adjoignant le zéro quand nécessaire d’écrire tout nombre entier ou décimal que l’on souhaitera, aucune écriture à plus de un chiffre ne devrait être affichée avant d’être construite avec les enfants [7].
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Toutes exigences qui, si on les formulait ici, seraient balayées par une page entière pour le moins surprenante. Il est question d’enfants « heureux et fiers », aux « yeux brillants », à « la force endogène dynamique et vivante », lesquels n’ont pas à être brimés car « lorsque la vie s’élance pour conquérir le monde qui sommes-nous pour la freiner ? De quel droit ? Au nom de quoi ? Du programme scolaire ? Il est vraiment temps de revoir nos priorités. Car lorsque nous limitons l’enfant au nom d’un programme préétabli inadapté aux enthousiasmes individuels, ce n’est pas l’enfant que nous limitons, ce n’est pas lui que nous étouffons mais cette énergie vivante et endogène ce mélange de joie et de fierté, ce sentiment d’invincibilité » …Tout cela alors que « nous ignorons encore tant de choses pour accompagner au mieux le développement de l’intelligence… »

Les milliers de maîtresses ou maîtres en maternelle brimeraient donc les enfants ? Il ne s’en trouverait aucun « heureux et fier » d’avoir appris et compris quelque chose en rentrant de l’école ? Quant à l’invincibilité… Laissons-la aux auteurs de bande dessinée. C.A. n’ignorant pas, pour sa part, que les enfants apparemment ordinaires disposent néanmoins d’une « intelligence plastique extraordinaire » , elle leur propose donc très vite, et pour ne pas les brimer, « de très grandes quantités : ils pouvaient compter au-delà de 100, voire jusqu’à 1000 et avaient la possibilité de manipuler plusieurs milliers d’unités. » (p.198)

Compter jusqu’à mille ! Espérons que ce ne sont pas les neurosciences qui prescrivent cette « activité » mécanique et obsessionnelle qui fait « perdre » des quarts d’heure de vie – une demi-heure pour « aller à mille ». L’hypertrophie du comptage, hors duquel il n’est point de salut pour tant d’enfants, qui en sont les victimes pour le moindre calcul, que je ne cesse de combattre depuis quatre décennies pour avoir vu et revu ses nuisances à l’œuvre, eh bien elle est ici un étendard, une preuve d’exploit – pardon d’enthousiasme – individuel . Qui saura compter le plus loin ? La photo des enfants (p.208) surplombe le nombre de la frise auquel ils sont arrivés, « les élans et les conquêtes des uns incitant les autres à aller toujours plus loin. » Il est même raconté qu’un enfant pouvait « souhaiter compter de 1 à 150 », et ce devant témoins attendant patiemment que s’égrènent -un, deux, trois… cent quarante-sept, cent quarante-huit, cent-quarante-neuf, cent cinquante ; ce qui, imaginant l’enfant compteur, m’a irrésistiblement fait penser à l’envoûtement dont fut victime Dorian Gray [8] : je voyais le visage de la photo vieillir, alors que l’enfant « très fier » exigeait qu’on le félicite pour son exploit !

Alors qu’il est bien dit que la comptine numérique est un matériau langagier de base, il eût été de la logique la plus élémentaire de faire apprécier aux enfants sa spécificité : compter de « un » à « neuf » et connaître quelques mots de plus suffisent à « tout » savoir compter. C’est cela qui est admirable, et non de réciter un « bout-de-ficelle-selle-de-cheval » faussement savant. Les mathématiques, puisqu’elles sont souvent citées, recherchent l’économie, et c’est elle qui met en jeu l’intelligence, et non une dépense, une recherche d’exploit supposé… Dans la mesure où un comptage sous frise n’est homologué que s’il n’y a ni « erreur ou saut de case », cela suppose qu’ils sont l’un la prothèse de l’autre. Frise assénée, comptages encouragés, on peut déjà se demander ce qui est « mathématique » dans tout cela. Et qu’en est-il – de ce qu’on appelle sans doute avec ringardise - « la construction du nombre » ?

Au fait. Nombres ? Ou quantités ? Aucune réflexion, aucun éclairage épistémologique sur leurs natures respectives. Au contraire (p.210) :

"Nous présentions très tôt aux enfants – dès qu’ils savaient compter jusqu’à 10, - une idée de ce que pouvait représenter la quantité « cent » ou la quantité « mille » avec du matériel qui présentait le code de notre système décimal : l’unité, la dizaine, la centaine et le millier.

Nous attirions leur attention sur le fait qu’une dizaine compte dix unités, et qu’une centaine compte dix dizaines (ou 100 unités) un millier compte dix centaines (ou 1000 unités). Les enfants avaient ainsi dès 4 ans une représentation physique concrète – qu’ils pouvaient dénombrer – de ces quantités. […]

Les enfants ne nous demandent-ils pas souvent : « C’est combien 100 ? C’est grand comment 1000 ? » Il fallait voir le visage de certains lorsque je leur disais en leur présentant d’abord la centaine, puis le millier : « Tiens, regarde : ça, c’est cent ; et ça, c’est mille » [9]."

C’est grand comment mille ? Eh bien ça dépend ! Si c’est mille éléphants, ce n’est pas pareil que mille fourmis ; ni mille pastèques que mille framboises ; ni mille secondes que mille heures, ou jours, ou siècles… Si un enfant de quatre ans, consterné d’avoir laissé tomber une tasse dit « ça s’est cassé en mille morceaux », sans que ce soit une « intuition innée » de « mille », il s’agit bien d’une intuition de quelque chose, qui est du « beaucoup ». Cela suffit amplement à quatre ans, et pourra se décliner petit à petit en « choses » en découvrant le « chaos quantitatif » du monde et la variété des ordres de grandeur. J’avoue ne pas comprendre que puisse être verrouillée dès cet âge leur imagination par des ça c’est cent et ça c’est mille renvoyant à une plaque et un cube ! Lesquels ne sont pas « cent » et « mille » mais cent perles et mille perles !

Et surtout cent n’est pas 100 et mille n’est pas 1000 [10]. Or le lendemain de la découverte sont « montrés » aux enfants les « symboles correspondant aux différentes quantités ». Et aussi « que si le symbole 1000 représente un millier, le symbole 3000 représente trois milliers ». Et voilà l’intelligence merveilleuse des enfants – dont « l’attention » a été « attirée » sur le fait « qu’une centaine compte dix dizaines (ou 100 unités) un millier compte dix centaines (ou 1000 unités) » enfermée dans plaques et cubes, noyée dans un océan de zéros. S’ajoutant à l’amalgame de deux écritures -, cent et 100, mille et 1000 - il y a donc celui de deux natures d’« objets ». Celle de l’idéalité « nombre », et celle, ici, de la « quantité » de « perles ».
Il y a donc le matériel. Ceux qui connaissent le travail que je fais depuis longtemps avec des professeur(es) des écoles, pourraient dire qu’étant donnée l’opinion globale que j’ai du matériel je ne suis pas vraiment la personne le mieux placée pour en juger. Car je crois en effet que la proposition sur laquelle se fonde son utilisation, est profondément erronée ; malgré des décennies de démentis dans les faits, certains continuent de penser que pour « faire » des mathématiques, il faudrait « commencer » par le concret, et ensuite « passer » à l’abstrait. Or c’est dès Échec et maths, dans le chapitre précisément intitulé « Faire », que j’écrivais [11] : « l’enfant livré au matériel est un enfant abandonné » [12]. Intellectuellement, s’entend, parce que physiquement au contraire, et en particulier dans la méthode Montessori, il est très accompagné pour apprendre à observer des protocoles précis de manipulation.

Il devrait être possible d’admirer l’œuvre et la personne de Maria Montessori, - c’est mon cas -, sa volonté de faire en sorte que s’épanouissent les potentialités d’un enfant dans tous les domaines, que convergent tous les sens dans son appréhension et sa compréhension du monde, – le multisensoriel, sûrement très fécond – et néanmoins prendre des distances avec le très lourd appareillage supposé nécessaire à la compréhension des « mathématiques ».

« Je n’ai connaissance, dit C.A.(p.200), d’aucun autre matériel didactique qui offre une telle précision dans sa progression mathématique, un tel génie dans la matérialisation des quantités, et qui soit d’une telle simplicité et d’une telle efficacité. C’est pourquoi je ne peux qu’inviter les enseignants de maternelle et d’élémentaire à s’y intéresser. » Il est même ajouté qu’il réconciliera « l’adulte qui n’entretient pas de bonnes relations avec les mathématiques » avec cette discipline.

Le matériel montessorien est tellement foisonnant qu’il supposerait d’être décrit et étudié à part. Et C.A. a raison. Il y a un réel génie dans sa conception et sa diversité. Il couvre tout ce que l’on souhaite que sachent faire les enfants, c’est-à-dire dénombrer des « quantités » – réalisées en barres ou en perles – leur faire correspondre des « symboles » et donner le résultat des « quatre opérations ». Allez voir, sur Internet un des nombreux exemples [13], de mise en œuvre de ce matériel. Vous y verrez en couleurs ce que les photos en noir et blanc ne peuvent restituer. Pour « les quantités de un à dix » dix barres aux longueurs multiples de 10cm, chaque « tranche de dix » alternativement colorées en rouge et bleu figurant les quantités un, deux, etc ; ainsi l’enfant, passant par exemple son doigt sur une barre de cinquante centimètres, pourra compter jusqu’à cinq de un en un en changeant de couleur. Assomption des barres, le « dix ». En effet, « la quantité « dix » est représentée sous la forme d’une barre d’un mètre alors que la quantité « un » est représentée par une courte barre de dix centimètres, d’une seule unité. L’enfant trépigne de joie devant la différence gigantesque qu’il perçoit visuellement, sans même avoir besoin d’explication. »

Un mètre pour « faire » dix ! Associé peu après au chiffre 10 ! Sidération de cette erreur pédagogique fondamentale, qui consiste à vouloir donner le sentiment d’un nombre cardinal à partir d’une « quantité continue », sous prétexte que l’enfant tient ainsi dans sa main « un tout uni » et que donc, par exemple, « quatre, c’est quatre unités ensemble ». Comment dire alors que le lapin a quatre pattes ? Faut-il les lui attacher ? L’archaïsme de cette conception fondée sur l’obligation de compter, sur l’implicite ici occulté de ce qu’une longueur peut représenter un nombre arbitraire d’unités, sur le gâchis d’un « 10 » asséné comme tel – ça c’est dix – me fait espérer que l’enfant qui là a trois ans et demi ou un peu plus – oubliera vite l’incroyable mètre/10.

Ce sera sans doute le cas puisque ensuite on passe aux perles. « Dix » sera une jolie mais grêle baguettes de dix perles. Des couleurs vont départager les baguettes de cinq ou six ou huit, et si on ne se souvient pas de la correspondance nombre/couleur, on compte et recompte.

Pour l’ « addition », on assiste à une véritable dramaturgie, décrite par C.A. page 212. Je reproduis ici son équivalent vu sur You Tube in vivo [14]. Deux adorables bambins vont chercher les « quantités » qui correspondent à des cartons qu’on leur a mis sur un plateau. Ils ont appris à associer des écritures à trois zéros à des cubes, - qui est la limite hélas du représentable - celles à deux zéros à des plaques, celles à un zéro à des barres et celles sans zéros à des perles toutes seules ; par exemple pour la séquence que j’ai vu, le carton 2000, fait poser 2 cubes sur le plateau, celui de 300, 3 plaques, celui de 40, 4 barres et celui de 4, 4 perles toutes seules. Le petit camarade fait de même, et en « positionnant correctement » les cartons, les disposant sur un tapis, on se trouve à devoir effectuer la manipulation qui donnera le résultat de 2 344 plus 3 243. Pour cela, il suffit alors de « verser » tous les cubes, plaques, barres, et perles mis ensemble sur un autre plateau, de compter les cubes, d’aller chercher « le bon symbole », compter les plaques et faire de même, etc. En repositionnant les cartons qu’on aura trouvé, on aura le « résultat de l’addition », qui est énoncé, aidé par la maîtresse, 5 milliers 5 centaines, 8 dizaines, 7 unités. C’est joyeux, c’est heureux, les enfants sont contents, ils font de nombreux voyages et allers retours entre les cartons et les perles, le tout dans une sympathique atmosphère de brouhaha produit par des enfants vaquant à leurs occupations. Ceux-ci ont l’impression que la maîtresse qui est avec eux durant tout le processus est contente aussi. Ils sauront refaire tout ceci tout seuls.

Le sentiment étrange que l’on a au bout de cette séquence est celui d’une contradiction de taille dans l’idéal montessorien : avec un matériel aussi parfait, les « sens », la mémoire, le rituel sont à ce point sollicités que l’intelligence, si louée par ailleurs, n’y a pratiquement plus de place. Les enfants sauront faire. Oui mais quoi ? Et surtout pourquoi ? Quelle est la situation qui aura rendu nécessaire de verser sur un même plateau le contenu de deux autres, sinon de devoir mécaniquement associer pour la troisième fois les « bons symboles » aux jolis cubes, plaques, ou barrettes de perles ainsi obtenus ? Le concept d’addition supposé présent parce qu’ « expliqué » comme volonté de « compter ensemble » n’a aucune nécessité à être. Il n’a résolu aucun problème, il est là pour savoir faire . On voit les enfants, une fois la chose faite, s’en désintéresser pour passer à autre chose. Qu’en restera-t-il quand seront abordés l’opération et les calculs dans leur nécessité à être ? Toute cette activité trop tôt proposée apporte-t-elle des avantages suffisants pour contrebalancer le fait de découvertes, d’étonnements, de curiosité qui seront alors éventés ? Quel service aura été rendu à la compréhension, à la concentration nécessaires au « papier/crayon » à venir ?

Cette virtuosité dans le maniement de choses qui permet l’évitement de son abord mathématique est portée à son comble dans la "division avec les timbres Montessori" qui loin de réconcilier quiconque avec les « mathématiques » fâcherait n’importe qui avec ce qu’on appelle « faire une division ». Allez voir ! Au bout de 9 mn 27 de manipulations incessantes effectuées par la personne – fort avenante – qui montre « comment on fait », mais dont hélas l’essentiel est incompréhensible, on « trouve » que 3742 divisé par 26 , "ça fait » 143 et il reste 24.

Un correctif est apporté par C.A. à cette toute-puissance du matériel. « Les résultats de la classe que nous avons évoqués ne sont pas une invitation à se ruer sur le matériel didactique » (p. 218). Je me mets à espérer : pas bien longtemps. Parce que « bien que construit avec génie, il peut n’avoir aucun effet significatif s’il est utilisé de manière très scolaire, froide, sans enthousiasme, et sans les interactions porteuses qui existent naturellement entre les enfants d’âge différents. » Cette distance prise avec le matériel, que j’espérais d’ordre épistémologique ne faisait donc que rappeler, si on ne s’en était avisé, que la dramaturgie n’était en fait que liturgie. « Ce n’est pas du nouveau matériel qu’il faut faire entrer en priorité dans les classes mais de la vie, de l’amour, de la foi, de la liberté et de l’enthousiasme . »

Et puis enfin. Alors que tout ce chapitre « mathématiques » est volontiers dithyrambique, emphatique, hyperbolique, arrivant à son terme, on lit : « Il est fondamental de comprendre que dépenser une fortune pour acquérir ce matériel sans parvenir à constituer et à animer un groupe d’enfants d’âges différents autonomes collaboratifs et généreux serait très regrettable. »

Tout ça pour ça ! Finir sur « regrettable » ! Convenir que toutes les merveilles que permet d’obtenir ce matériel de génie sont prosaïquement tributaires d’une fortune à dépenser et de la constitution précise d’un groupe d’enfants « d’âges différents autonomes collaboratifs et généreux », sinon… Sinon quoi ? On laisse dans leur triste condition les milliers de maîtresses et maîtres de maternelle et les centaines de milliers d’enfants qui leur sont confiés ?

Tous ceux que j’ai rencontrés n’ont eu besoin de revendiquer ni leur « amour » des enfants ni d’afficher une « posture favorisant dans sa classe la connexion humaine positive ». Ils avaient manifestement choisi leur métier – difficile, mais qualifié « le plus beau du monde » - et tentaient de l’exercer du mieux possible. Qu’il y ait lieu de s’interroger sur des améliorations nécessaires, est certain. Mais on ne rend aucun service aux enfants en travestissant la réalité de l’acquisition d’un savoir par libre choix, refus des contraintes, et fétichisation de son seul « désir ». Il y a autre chose à trouver, en n’oubliant surtout pas que cette grande merveille qu’est de toute façon l’école se fonde sur la socialisation, la constitution d’un savoir, d’une culture vécus en commun.


[1Alors que par ailleurs, sans craindre la contradiction, l’auteure affirme que « la plasticité du cerveau n’est pas dotée de sens critique. Elle épouse l’environnement tel qu’il s’offre à elle, sans aucun jugement » (p.46)

[2Secrétaire du syndicat de l’inspection de la FSU,

[3Catherine Vidal, neurobiologiste, directrice de recherche à l’Institut Pasteur, "Plasticité cérébrale, clé de l’apprentissage", Carnets rouges, n°5, 2015.

[4Lucien Sève, "Les « dons » n’existent toujours pas", in GFEN, Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, La Dispute, Paris, 2009.

[5Ibid

[6Lucien Sève, "Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme", Carnets Rouges, n°5, 2015.

[7Les frises numériques sont aussi portées par la tradition. Lors de journées de formation, les professeurs des écoles avec lesquels on prend le temps d’échanges et de débats se laissent convaincre de n’afficher d’écritures chiffrées s’ajoutant graduellement aux chiffres de 1 à 9 que lorsqu’elles ont été construites pour toute la classe.

[8Oscar Wilde ( 1854-1900) Le portrait de Dorian Gray

[9Il s’agit de cent, puis de mille perles.

[10Cent s’écrit avec un 1, comme dans 107 ou 145 ; si on compte de cent à cent quatre-vingt dix-neuf, cent ne s’écrit 100 qu’une fois sur cent. On a la même chose pour mille : de mille à mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf, mille ne s’écrit 1000 qu’une fois sur mille.

[11Seuil, 1973, p.286.

[12Il est bien entendu, que les enfants de nos maternelles de 3 à 6 ans disposent de jeux de tous ordres, de cubes, d’assemblages, de puzzles, et apprennent à compter des jetons ou des gommettes, toutes choses qui se font sans chercher à « se mettre au niveau de CE2 » comme y arrivent nous dit C.A. certains enfants avec la « méthode » qu’elle pratique.

[13J’ai vu pour une « addition » Ateliers Montessori de mathématiques et pour une « division »

[14Il suffit de taper Opérations avec le système décimal ( atelier Montessori de Mathématiques)