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Inconsistance et dangers du culte des différences en pédagogie

mercredi 17 janvier 2018, par Olivier Mottint

[Le texte qu’on lira ci-dessous a été publié par nos amis belges de l’APED (Appel pour une école démocratique) sur leur site (voir http://www.skolo.org). Il nous a paru intéressant, avec leur aimable autorisation, de le porter à la connaissance de nos lecteurs]

Les théories différentialistes du développement cognitif ont incontestablement le vent en poupe et font l’objet d’un intérêt exponentiel . Selon les courants, on évoquera la théorie des intelligences multiples, celle des styles d’apprentissage visuels, auditifs et kinesthésiques, ou encore celle distinguant les élèves dont la pensée serait prétendument orientée par le cerveau gauche de ceux qui s’appuieraient prioritairement sur leur hémisphère droit. Cette tendance pédagogique à catégoriser les apprenants n’est pas neuve : en francophonie, on peut tout au moins la faire remonter à Édouard Claparède qui, constatant les différences interindividuelles en termes d’apprentissages, défendait dès 1920 l’idée d’une « école sur mesure », adaptée aux spécificités de chacun.

L’essor actuel de ces théories différentialistes tient à la conjonction de plusieurs facteurs. En premier lieu, il y a à l’évidence un substrat sociohistorique qui promeut l’individualisme et une certaine expression des singularités, qui encourage dès lors les individus à affirmer leurs différences , à revendiquer leur subjectivité, et qui amène conséquemment à les considérer d’abord par ce qui les différencie les uns des autres. Ces multiples théories de la différence cognitive profitent sans doute aussi du fait qu’elles réunissent parmi leurs hérauts, pour des mobiles distincts, nombre de progressistes et de conservateurs : si les premiers réserveront un accueil bienveillant à ces théories au nom d’une lutte en faveur du « respect des différences » et dans l’intention sincère et louable de valoriser chacun dans ses particularités, les seconds manieront habilement cette ode aux différences pour justifier, slogans charitables à l’appui (au premier rang desquels celui de la merveilleuse « richesse des différences »), une supposée nécessité de différencier précocement les parcours et les carrières scolaires. Pour mieux séduire, ces théories, comme d’autres prescriptions pédagogiques, se parent par ailleurs d’une légitimité neuroscientifique qui leur fait pourtant défaut (Geake, 2004, 2006, 2008 ; Goswami, 2004, 2006) ; prétendument fondées sur des observations du fonctionnement cérébral, elles ont en outre « l’avantage » de proposer des modélisations simplistes de celui-ci, d’autant plus convaincantes qu’elles tranchent avec la complexité obscure des véritables neurosciences, moins aisément accessibles aux acteurs de l’éducation, et moins directement transposables à la salle de classe. Lors de formations consacrées à ces théories, en guise d’élément persuasif complémentaire, les participants seront immanquablement invités à répondre à un petit questionnaire en vue d’établir leur « profil pédagogique » ou de déterminer leur(s) « intelligence(s) dominante(s) » : si l’instrument de mesure existe, c’est donc bien qu’on mesure quelque chose de sérieux... et tant pis si le questionnaire se rapproche davantage du test hebdomadaire d’un magazine en vogue que d’un véritable outil de psychométrie. Ajoutons à cela un brin de marketing émanant de maisons d’édition intéressées et l’enthousiasme communicatif des formateurs en la matière et l’on aura réuni quelques-uns des principaux ingrédients qui expliquent le succès actuel de ce courant différentialiste fantaisiste, jusqu’à le faire inscrire sous diverses formes dans les projets d’avis du Pacte pour un Enseignement d’Excellence.

Une nébuleuse de « neuromythes » …

Face à ces théories, la première question que l’on est en droit de se poser est celle de leur validité scientifique. Ces théories reposent-elles sur des éléments de preuve solides ou s’accordent-elles a minima avec ce que les recherches ont permis d’établir en matière de fonctionnement cérébral ? Les réponses à ces questions sont très clairement négatives (Allix, 2000 ; Geake, 2004, 2006, 2008 ; Waterhouse, 2006a, 2006b).

Prenons en guise d’exemple illustratif le cas emblématique de la théorie des intelligences multiples de Gardner, plusieurs fois mentionnée dans les propositions provisoires du Pacte d’Excellence. Selon cette théorie, en chacun de nous cohabitent plusieurs intelligences différentes. Dans la première version de son modèle, Gardner (1983, 1993) distinguait ainsi sept intelligences (intelligences linguistique, logico-mathématique, spatiale, intrapersonnelle, interpersonnelle, corporelle-kinesthésique et musicale), auxquelles il ajoutera plus tard quatre intelligences complémentaires (intelligences naturaliste et existentielle en 1999 ; « intelligence-projecteur » et « intelligence-laser » en 2004). Selon Gardner, ces différentes formes d’intelligences seraient largement indépendantes et auraient leur siège dans des régions cérébrales distinctes. Le hic est que cette théorie naïve ne repose sur aucune recherche empirique, n’est étayée par aucune publication scientifique, et s’apparente dès lors bien plus à une vérité révélée qu’à un modèle scientifique congruent. Il est en conséquence étonnant — pour ne pas dire inquiétant — que la théorie des intelligences multiples bénéficie d’une audience si large et si peu critique, que cette « théorie » parvienne à se frayer un chemin dans des projets de réforme de l’enseignement ou dans des programmes de formation destinés à des professionnels de l’éducation, et qu’elle puisse apparaitre comme une partie de la solution pour surmonter les défis auxquels est confrontée l’institution scolaire. Gardner ne fait en effet guère plus que d’affecter de façon simpliste des intelligences et des « portions de cerveau » afférentes à des disciplines ou à des familles de tâches, ce qui fait dire à John Geake (2008), professeur de neurosciences à l’Université d’Oxford Brookes, que la théorie des intelligences multiples n’est pas davantage qu’une resucée moderne de la proposition platonicienne d’un curriculum organisé autour de six disciplines (…à l’époque : la logique, la rhétorique, l’arithmétique, la géométrie-astronomie, la musique et la danse). Avec une telle méthodologie, il ne serait à vrai dire pas surprenant qu’au cours des prochaines années le modèle s’enrichisse de nouvelles « intelligences » : à quand l’intelligence politique, l’intelligence esthétique, l’intelligence picturale ou l’intelligence émotionnelle ?

On pourrait tout au plus considérer la théorie des intelligences multiples comme une hypothèse. Mais le moins que l’on puisse dire est que cette hypothèse n’est guère prise au sérieux par les chercheurs en neurosciences (Geake, 2006, 2008 ; Waterhouse, 2006a), tout simplement parce qu’elle est démentie par les données empiriques déjà recueillies à propos de notre fonctionnement cérébral. En effet, alors que Gardner suggère une panoplie d’intelligences spécifiques indépendantes, la psychométrie démontre l’existence d’une intelligence générale mais adaptative : nous ne disposons pas d’une intelligence distincte pour chaque famille de tâches, mais d’une cognition générale qui s’adapte à la diversité des tâches. En témoignent par exemple les corrélations positives observées lorsque l’on mesure les aptitudes mentales d’un individu dans différents domaines, ce qui contredit purement et simplement l’hypothèse de l’indépendance des intelligences (Carrol, 1993). De même, si Gardner soutient l’hypothèse d’une localisation relativement stricte des différentes intelligences, la neuro-imagerie montre au contraire que, s’il existe bien des aires cérébrales spécialisées, la résolution intelligente de tâches procède justement de leurs interconnexions. S’opposent également à cette idée des « intelligences distinctes et localisées » les IRM fonctionnelles qui mettent en évidence le fait que le cortex préfrontal est tout autant sollicité dans des tâches spatiales que dans des tâches langagières ou logiques par exemple (Duncan, 2001 ; Duncan & al, 2000). Il n’y a donc pas des intelligences multiples prenant source dans un cerveau aux régions imperméables les unes aux autres, mais un cerveau aux régions fortement interconnectées qui déploie une intelligence générale adaptative.

On pourrait aisément procéder à la même démonstration pour mettre en exergue le caractère « neuromythologique » des autres théories différentialistes à la mode, mais on se contentera ici d’orienter le lecteur intéressé vers la bibliographie de cet article, notre objectif n’étant pas de fournir une revue exhaustive de la littérature mais de démystifier des théories pseudoscientifiques populaires rarement mise en doute par les acteurs de terrain.

École sur mesure ou école commune ?

L’invalidité d’une théorie devrait être un élément suffisant pour qu’on l’abandonne. D’aucuns continueront néanmoins à soutenir l’idée des intelligences multiples, les uns par intérêt de classe, les autres « par sympathie », serait-on tenté de dire.
Pour les premiers, cette théorie est un moyen insidieux de suggérer le maintien d’une filiarisation précoce dans l’enseignement ou de défendre l’actuel défaut de mixité (tant sociale qu’académique) des établissements scolaires : puisque les élèves sont supposés être si fondamentalement différents, il est tout à fait logique de les orienter au plus tôt vers une forme d’enseignement et vers une école qui correspondent à leur soi-disant « type d’intelligence ». Feignant de s’émerveiller de la « formidable richesse des différences », ceux-là usent de la théorie des intelligences multiples comme d’un prétexte noble permettant de justifier la défense d’un système éducatif inégalitaire.
Pour les seconds, les intelligences multiples constituent une théorie sympathique en ce sens qu’elle permet de reconnaitre les qualités de chaque élève dans un domaine particulier. Le discours prend alors la forme de la mise en valeur de chacun dans ce qu’il sait faire, dans son domaine d’expertise, en même temps que l’on nie ou que l’on s’oppose à toute hiérarchie des intelligences entre elles. Ce discours peut sembler généreux, « humaniste », parce qu’il insiste sur le fait que chacun a des forces propres et que celles-ci sont estimables quelles qu’elles soient. Mais il contient simultanément le risque d’un renoncement : à force de mettre l’accent sur les points forts individuels, on risque bien souvent de réduire l’élève à cela, de l’enfermer dans ce qu’on a cru être son « profil » et son talent particulier, et de cantonner chacun dans ce qu’il sait déjà faire au lieu d’initier un travail véritablement éducatif, qui consiste justement à amener les jeunes à intégrer des capacités qui leur sont étrangères. Dès lors, chaque pas accompli vers cette école sur mesure que défendait Claparède nous éloigne de l’objectif plus ambitieux d’une École commune, qui permettrait à tous les élèves, malgré leurs différences, d’acquérir un bagage commun de connaissances complexes dans de multiples disciplines, devenant ainsi capables de comprendre le monde et d’y agir plus tard en véritables citoyens critiques.

Ne pas nier ni respecter les différences : en tenir compte pour édifier une École commune…

Qu’on ne se méprenne pas, dénier les différences intellectuelles qui existent entre les humains et plus spécifiquement entre les élèves procèderait bien d’un aveuglement idéologique. Bien sûr, tous les élèves n’ont pas des aptitudes identiques. Bien sûr, il importe de valoriser chacun dans ce qu’il sait déjà faire et surtout dans les progrès qu’il accomplit chaque jour. Mais admettre les différences n’implique nullement d’adhérer à des théories différentialistes pseudoscientifiques ni de trouver refuge dans l’éloge des différences plutôt que de combattre vigoureusement les inégalités scolaires. On peut au contraire constater l’évidence des différences, mais tout aussitôt rappeler que l’intelligence de chacun n’est pas figée mais évolutive, régie qu’elle est par la plasticité synaptique. Rappeler aussi, par voie de conséquence, que si les aptitudes des élèves sont différentes, tous ont néanmoins la potentialité de développer significativement leur intelligence, et tous ont la capacité intellectuelle d’acquérir les connaissances complexes qui permettent d’accéder à la citoyenneté critique, pour peu qu’un système éducatif s’en donne l’ambition et les moyens structurels et pédagogiques.
Concernant ces moyens pédagogiques justement, notons que les théories nébuleuses qui ont été évoquées suggèrent souvent de fausses pistes de solutions. Partant du principe que chaque élève « fonctionne » différemment, elles préconisent une diversification pédagogique dont l’efficacité n’est absolument pas démontrée (Waterhouse, 2006a). Il ne s’agit plus de développer une pédagogie efficace pour tous mais de développer autant de pédagogies qu’il y a d’individus ou de profils. On peut tout d’abord s’interroger sur la possibilité pratique de la mise en œuvre de cette pédagogie individualisée, mais aussi sur son bien-fondé. Car si l’on admet aisément qu’il existe des différences cognitives interindividuelles et que toute bonne pédagogie se doit d’en tenir compte (notamment en étant attentive aux différents rythmes d’apprentissage), il n’en demeure pas moins que l’écrasante majorité de nos processus cognitifs sont communs du simple fait de notre appartenance commune à une même espèce ; nos structures cérébrales sont largement similaires avant de différer, et il existe donc des pratiques pédagogiques efficaces pour tous qu’il convient d’identifier, de promouvoir et de mettre en œuvre à grande échelle, tout en étant extrêmement attentif aux obstacles spécifiques que rencontre chaque élève sur le chemin de l’apprentissage.

Or, à travers le prisme des théories différentialistes, on en vient parfois abusivement à considérer qu’il n’y a plus de pédagogies efficaces pour tous mais uniquement des pédagogies « différentes » et d’égale valeur qui conviendraient à l’un ou à l’autre des « profils » d’élèves. On est alors tout proche d’un « relativisme pédagogique », qui tend à affirmer que toutes les pratiques se valent, et que leur efficacité respective n’est fonction que des « profils d’élèves » à qui elles s’adressent. Cette conception-là nous éloignerait encore de l’édification d’une École émancipatrice et égalitaire, qui ne peut exister qu’au travers de pratiques pédagogiques efficaces, même si cette dernière condition est nécessaire mais insuffisante.

RÉFÉRENCES

Allix, N. M. (2000). The theory of multiple intelligences : A case of missing cognitive matter. Australian Journal of Education, 44, 272-288.
Duncan, J. (2001). An adaptive coding model of neural function in prefontal cortex. Nature Reviews Neuroscience, 2(11), 820-829.
Duncan, J., Seitz, R.J., Kolodny, J., Bor, D., Herzog, H., Ahmed, A., Newell, F.N., Emslie, H. (2000). A neural basis for general intelligence. Science, 289, 457-460.
Gardner, H. (1983). Frames of mind : The theory of multiple intelligences. New York : Basic Books.
Gardner, H. (1993). Multiple intelligences : The theory in practice. New York : Basic Books.
Gardner, H. (1999). Intelligence reframed. New York : Basic Books.
Gardner, H. (2004). Audiences for the theory of multiple intelligences. Teachers College Record, 106, 212-220.
Geake, J. (2004). How children’s brains think : Not left or right but both together. Education 3-13, 32(3), 65-72.
Geake, J. (2006). The neurological basis of intelligence : A contrast with “brain-based” education. En ligne : http://www.leeds.ac.uk/educol/documents/156074.htm, consulté le 20 octobre 2017.
Geake, J. (2008). Neuromythologies in education. Educational Research, 50(2), 123-133.
Goswami U. (2004). Neuroscience and education. British Journal of Educational Psychology, 74, 1-14.
Goswami, U. (2006). Neuroscience and education : from research to practice ?. Nature Reviews Neuroscience, 7, 406-413.
Waterhouse, L. (2006a). Multiple Intelligences, the Mozart Effect, and Emotional Intelligence : A Critical Review. Educational Psychologist, 41(4), 207-225.
Waterhouse, L. (2006b). Inadequate Evidence for Multiple Intelligences, Mozart Effect and Emotional Intelligence Theories. Educational Psychologist, 41(4), 247-255.