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Joseph Jacotot (1770 – 1840) : pédagogue radical

lundi 3 février 2020, par Eva Codognet et Guillaume Tremblay

Originaire d’un milieu modeste et marqué par les idées de la Révolution française à laquelle il participe activement, Joseph Jacotot, est un intellectuel bouillonnant, frondeur et engagé, embrassant très jeune plusieurs carrières, dans l’enseignement, le droit, puis l’armée révolutionnaire, avant de devenir au gré des événements politiques et du hasard, un pédagogue radical. Nous sommes alors au début du 19e siècle. Elaborées sous la contrainte d’une situation d’exil en Belgique, ses propositions pédagogiques, qui diviseront l’opinion de son temps, vont en effet questionner l’acte d’enseigner « à la racine » en interrogeant la place même du maître et en contestant la division du monde intellectuel entre savants et ignorants.

En dépit de l’attention et des débats qu’elle suscita de son vivant en matière d’enseignement, l’œuvre de Jacotot reste aujourd’hui largement méconnue et très peu de travaux historiques relatent cette aventure pédagogique singulière. Une notice lui est consacrée dans le dictionnaire de pédagogie publié par Ferdinand Buisson en 1911, mais il faut attendre la parution du livre du philosophe Jacques Rancière, Le maître ignorant, en 1987, soit près de 150 ans après la mort de Jacotot pour qu’on entende parler à nouveau de son nom qui fit pourtant scandale au début du 19e siècle. Suivra ensuite la publication d’un opuscule de Jean-François Garcia sur le personnage en 1997. Mais aucune étude historique de grande ampleur n’est venue éclairer le parcours étonnant de ce pédagogue radical.

Nous étudierons dans un premier temps la trajectoire biographique en ligne brisée de cet intellectuel issu de milieu populaire, ayant connu l’exil suite à ses engagements politiques, et devenu pédagogue au gré des circonstances et de son intérêt pour l’émancipation intellectuelle. Nous reviendrons ensuite sur la découverte radicale de Jacotot selon laquelle un maître peut enseigner ce qu’il ignore et un élève apprendre seul, découverte qui l’amènera à théoriser l’égalité des intelligences. Puis nous analyserons le rapport plutôt intempestif des idées pédagogiques de Jacotot aux controverses de son temps sur l’enseignement. Nous proposerons enfin une ouverture sur la réception de cette œuvre prônant l’égalité par des femmes pédagogues au 19e siècle.

Trajet tumultueux d’un intellectuel engagé devenu pédagogue

Né à Dijon en 1770, dans une famille d’artisans, Joseph Jacotot se voit offrir par son grand-père menuisier, qui croit en les capacités intellectuelles de son petit-fils, l’opportunité de bénéficier d’une instruction scolaire dont ce dernier profitera pleinement, au point d’embrasser rapidement une brillante carrière d’enseignant [1]. Cette confiance initiale de l’éducateur en l’intelligence de l’enfant, ce quel que soit son milieu social d’origine, sera, comme nous le verrons, l’un des axiomes du futur pédagogue. Pour l’heure, le jeune Jacotot fréquente une école dirigée selon les principes des Frères des écoles chrétiennes puis un collège fondé par les jésuites, ce qui lui assure une formation classique. Il se montre à cette occasion particulièrement vif et indépendant d’esprit, traits de caractère dont il témoignera tout au long de son parcours. Apprenant vite, à 14 ans, il devient enseignant remplaçant au collège et entame des études supérieures à Dijon. Un temps avocat, il enseigne ensuite la rhétorique et le latin entre 1789 et 1791. Après son engagement révolutionnaire de 1792 à 1793, pendant lequel il sera notamment instructeur au bureau des poudres, et une courte expérience d’administrateur en tant que substitut du directeur de l’école polytechnique de Paris, il renoue avec sa carrière d’enseignant de retour à Dijon. Il fait preuve d’une grande polyvalence dans ses choix disciplinaires : de 1795 à 1814, il enseigne ainsi les lettres classiques et les mathématiques, à l’Ecole centrale puis au lycée (institutions nouvellement créées à destination des élites), mais aussi le droit puis les sciences à la faculté. Le pédagogue Jacotot insistera plus tard sur le fait qu’une même intelligence s’exerce, quels que soient les objets considérés.

Le caractère déterminé et les convictions politiques de Jacotot l’amènent à s’engager activement dans les combats de son temps, ce qui ne sera pas sans conséquences sur sa carrière. En 1792, Jacotot abandonne provisoirement ses fonctions d’enseignant et entre comme artilleur volontaire dans la compagnie de la Côte d’or, où il est élu capitaine, avant de devenir en 1793, instructeur pour la fabrication et le maniement des explosifs. Il se souviendra probablement de cette expérience des cours révolutionnaires, ouverts à des recrues d’origines sociales variées et assurés sous la contrainte de l’urgence, lorsqu’il fera son étonnante découverte pédagogique de « l’égalité des intelligences » sous la contrainte d’une situation d’exil. L’exil, Jacotot en fait l’amère expérience en 1815, dans un tout autre contexte politique, celui de la restauration de la monarchie, après l’échec du retour de Napoléon Bonaparte : ayant été élu député pendant la période des « cent jours », il se voit en effet contraint de quitter la France et connaît la déchéance sur le plan universitaire.

Exilé en Belgique, Jacotot donne des cours particuliers pour vivre puis est recruté comme lecteur de français à l’Université de Louvain, sans parvenir à retrouver sa place de professeur. C’est dans ces conditions, aussi difficiles qu’imprévues, alors qu’il souffre d’un sentiment de déclassement par rapport à la position qu’il occupait en France, que Jacotot va devenir un pédagogue aux idées radicales. En 1818, les circonstances l’amènent en effet à faire une découverte pédagogique paradoxale : il trouve une solution de fortune pour enseigner le français à des étudiants qui parlent le hollandais, langue dont il est lui-même ignorant. Il utilise pour cela une édition bilingue du Télémaque de Fénelon qui permet aux élèves d’apprendre seuls, et au maître d’enseigner ce qu’il ignore, en recourant seulement à un interprète pour la traduction des consignes initiales de travail. Dans les années qui suivent, Jacotot promeut ce qu’il appelle désormais l’« Enseignement universel », qui repose sur le principe de « l’égalité des intelligences », en donnant des conférences, aussi courues que polémiques, à Louvain. Il publie également des ouvrages pédagogiques plusieurs fois réédités et déclinant la portée de sa découverte dans diverses matières : Langue maternelle (1823), Langue étrangère (1824), Musique, dessin et peinture (1824), Mathématiques (1828).

À partir de 1820, des expérimentations appliquant les principes pédagogiques de Jacotot sont menées dans des institutions dédiées à l’instruction des jeunes gens, aussi bien les filles que les garçons, en Belgique et en France. Des instituts Jacotot se développent ainsi dans plusieurs villes : le pensionnat de jeunes filles dirigé par Mlle Marcellis et l’institut de Shuyveler à Louvain, l’institut de M. Seprés à Anvers, l’institut de M. Wurtz à Liège, l’institut de l’abbé Deshouillères à Paris, pour ne citer que quelques exemples. Suite au rapport positif que rédige l’expert indépendant Van Kinker en 1826 sur ces établissements, Guillaume Ier, le roi libéral de Belgique, confie à Jacotot un projet d’expérimentation de sa méthode en 1827 dans les écoles normales militaires formant les officiers du royaume des Pays-Bas. Le pédagogue qui se flatte de pouvoir faire apprendre le hollandais très vite intéresse d’autant plus le roi que celui-ci souhaite imposer le hollandais comme langue officielle. Cela n’est pas sans envenimer les polémiques entre jacotistes et anti-jacotistes, Jacotot étant à la fois perçu comme le fondateur d’une méthode d’enseignement radicale et l’instrument en Belgique d’une politique linguistique royale contestée. Jacotot qui développe par ailleurs des sentiments de grandeur et de persécution, s’accommode mal de la supervision de son expérimentation par les corps constitués : l’école normale militaire de Louvain est finalement fermée en 1828 et le roi s’éloigne.

Jacotot prépare son retour en France, où l’oscillation entre les ultraroyalistes partisans de la réaction absolutiste et les libéraux penche entre 1828 et 1829 en faveur de ces derniers. Il reçoit pendant cette période de nombreux visiteurs officiels français, dont certains hauts représentants des associations libérales pour l’instruction que les idées de Jacotot en faveur de l’enseignement universel intriguent, dans un contexte où se fait jour la volonté d’éduquer le peuple en un temps bref et donc à un coût limité. Charles-Philibert de Lasteyrie de la SIE (société pour l’instruction élémentaire créée en 1815) en 1828, Me Baudoin pour le ministre de l’instruction publique Vatimesnil en 1829, Jean-Baptiste Froussard pour le député libéral Casimir Périer, se rendent successivement à Louvain pour rencontrer Jacotot et évaluent positivement sa méthode.

En 1830, la Monarchie de juillet succède à la monarchie constitutionnelle de la Restauration dans laquelle les ultraroyalistes conservaient depuis 1815 une forte influence. À la faveur de ce nouveau régime plus libéral, Jacotot se décide à rentrer en France. Ses idées pédagogiques radicales continuent d’être discutées et expérimentées dans des institutions privées mais restent minoritaires dans un contexte où l’Etat se dote d’une politique pédagogique spécifique, sous l’impulsion du ministre de l’instruction publique François Guizot en 1832, et de son conseiller Paul Lorrain, farouche opposant à la méthode Jacotot. Le père de l’enseignement universel qui souhaite mettre sa méthode fondée sur l’égalité des intelligences au service de l’humanité plutôt que des institutions entre par ailleurs en conflit à ce sujet avec certains de ses disciples. Il meurt à Paris le 30 juillet 1840.

Retour sur la découverte de l’enseignement universel à Louvain

Lecteur de français à l’Université de Louvain en 1818, c’est sous la contrainte du hasard et de la nécessité, au gré des besoins d’une improvisation qui n’est pas sans rappeler celle qu’il avait mis en œuvre pendant l’expérience des cours révolutionnaires, que Jacotot fait la très surprenante découverte selon laquelle un maître peut enseigner avec succès ce qu’il ignore, et un élève apprendre seul auprès d’un maître ignorant : Jacotot a en effet réussi à enseigner le français à des étudiants parlant le hollandais, dont il est lui-même ignorant. Il leur a fait apprendre par cœur, observer puis répéter et commenter avec succès l’édition bilingue du Télémaque de Fénelon. Très vite ses étudiants sont capables de parler mais aussi de composer en français avec une syntaxe correcte. Fidèle à cette expérience fondatrice paradoxale, Jacotot s’emploie par la suite à tirer les conséquences de ce renversement radical quant à la relation entre le maître et l’élève. Il se fait d’ailleurs volontiers provocateur au sujet de sa découverte lors des conférences qu’il donne à Louvain : « Il faut que je vous apprenne que je n’ai rien à vous apprendre [2]. »

L’usage du Télémaque de Fénelon restera emblématique de la démarche de Jacotot, puisqu’il l’utilisera également comme support privilégié dans son premier ouvrage publié, Langue maternelle, en 1823, qui comme son nom l’indique vise à instruire les élèves en lecture et en écriture dans leur langue maternelle (et non plus à apprendre le français comme langue étrangère). « Sachez un livre et rapportez-y tout le reste » sera d’ailleurs l’un des principes fondamentaux que défendra Jacotot et qui lui vaudra de nombreuses moqueries de la part de ses opposants. Le livre peut être un classique sans être un chef d’œuvre : il doit être suffisamment riche sur les plans sémantique et linguistique pour que l’élève qui l’apprend puisse ensuite y rapporter ses apprentissages futurs en orthographe et en grammaire, en composition ou en improvisation, selon un ordre non pas établi par le maître, mais défini par l’élève au fil de son parcours. Le texte doit permettre à l’élève d’exercer son intelligence en l’appliquant au support qui lui-même contient l’intelligence commune de l’auteur : la mise en rapport directe de l’intelligence de l’élève avec celle du texte est essentielle en ce qu’elle permet à l’élève de s’émanciper du savoir du maître, et au maître de s’assurer que l’élève fait bon usage de son intelligence. L’élève est libéré des explications du maître mais contraint à penser par le dispositif que ce dernier lui propose.

Selon cette logique, la contrainte de la situation, ici liée au texte, permet de libérer l’intelligence de l’élève : dans un premier temps, il s’agit de l’amener, comme en témoignent les premières leçons de Langue maternelle/ Enseignement universel : Langue Maternelle (6e édition), Paris, Au siège de l’école de Jacotot, 1841, p.1-7./, à retenir par cœur chaque phrase du texte, en lui faisant répéter progressivement et observer chaque mot de la phrase (Calypso, Calypso ne, Calypso ne pouvait…), puis en lui faisant écrire au fur et à mesure chacune des phrases apprises. Ce qui est dit doit être montré, les deux choses étant mises en rapport. L’action du maître se limite dans cette phase introductive à vérifier que l’élève effectue ce travail de mémorisation et qu’il est capable de distinguer les différents mots, les syllabes et les lettres qui lui serviront ensuite à analyser l’orthographe et les terminaisons grammaticales de chaque mot. Plus tard, l’élève qui aura ainsi mémorisé le texte découvrira les sentiments des personnages ou la morale du récit, et il sera amené à en parler, à dire ce qu’il voit, ce qu’il en pense et ce qu’il en fait, dans ses compositions et ses improvisations. Mais l’importance de la mémorisation initiale et de l’attention portée à la matérialité du texte sont, on le voit, déterminantes. Les détracteurs de Jacotot critiqueront d’ailleurs cet usage intensif de l’apprentissage par cœur, comparant les élèves instruits selon cette méthode à des perroquets ou considérant à l’inverse les enfants comme incapables d’un tel effort de mémorisation [3]/. Mais pour Jacotot, d’une part l’intelligence est une, elle ne se divise pas entre des fonctions supérieures et inférieures, et d’autre part, croire que la mémoire est faible, c’est ne pas croire à la puissance de l’intelligence humaine.

Jacotot prône un renversement des valeurs intellectuelles en répandant inlassablement le message émancipateur de l’« égalité des intelligences » : l’élève et le maître ont une intelligence commune, le premier ayant donc la capacité d’apprendre seul, tandis que l’action du second consiste à croire en cette capacité et à permettre son actualisation. Apprendre seul, mais pas sans maître. Le rôle du maître consiste à s’assurer simplement que l’élève met son intelligence au service de sa volonté pour apprendre. « Je crois que tous les hommes ont une intelligence égale, et qu’il suffit, sans demander d’autres raisons à la rhétorique, que la volonté diffère pour que les résultats soient différents [4]. » dira Jacotot. Il peut y avoir une inégalité dans la manifestation de l’intelligence, selon l’énergie plus ou moins grande que la volonté communique à l’intelligence pour apprendre, mais pas de hiérarchie de capacité intellectuelle. L’égalité intellectuelle selon Jacotot est un postulat, et non un but à atteindre. Emanciper l’élève c’est donc croire en cette capacité commune à penser, contraindre l’élève à l’actualiser, et ainsi lui faire prendre la mesure de cette puissance égale entre tous les êtres humains.

Jacotot et les controverses pédagogiques de son temps

L’action militante de Jacotot pour promouvoir ses conceptions pédagogiques s’inscrit dans une période de vifs débats en France entre 1815 et 1830 concernant les méthodes d’enseignement requises. Ces controverses sont en lien avec les tumultes politiques que traverse le pays, entre essor des idées libérales et restauration de l’ordre monarchique. D’un côté les libéraux souhaitent encourager les expérimentations pédagogiques pour développer l’instruction du peuple dans le contexte de la première révolution industrielle. De l’autre les ultraroyalistes entendent restaurer les privilèges du Clergé et l’influence morale des congrégations et des jésuites dans le domaine éducatif. De nombreux libéraux se montrent alors favorables à la méthode « lancastérienne », ou d’Enseignement mutuel, consistant à déléguer une partie de l’enseignement à des élèves promus « moniteurs » au sein de l’école et placés sous la supervision d’un seul maître, ce qui permet d’instruire largement tout en maîtrisant les moyens alloués. Ils s’opposent aux ultraroyalistes qui défendent quant à eux le principe de l’Enseignement simultané initié par les institutions confessionnelles des Frères des écoles chrétiennes, selon lequel un maître en charge de l’autorité de la classe enseigne les mêmes contenus aux élèves d’un même niveau.

Jacotot n’intervient pas directement dans ces débats mais critique ouvertement ce qu’il appelle « La vieille » dans ses écrits et qui renvoie aux pratiques et conceptions pédagogiques alors dominantes, inspirées de l’Enseignement simultané. Ses idées novatrices partent du principe, comme dans l’Enseignement mutuel, que les enfants du peuple sont capables d’apprendre et reconnaissent un rôle plus actif à l’élève. Elles bénéficient par conséquent d’une certaine audience à la fin des années 1820 auprès de défenseurs de la méthode lancastérienne, tel Charles-Philibert de Lasteyrie, qui rendra visite à Jacotot à Louvain et publiera dans la foulée un rapport favorable sur l’Enseignement universel. Pourtant Jacotot garde ses distances, voyant dans l’Enseignement mutuel le visage potentiellement rénové de « La vieille » : lui ne veut pas seulement instruire le peuple avec des méthodes d’enseignement adaptées, à la manière des partisans de l’Enseignement mutuel, mais émanciper les pauvres, c’est-à-dire leur faire prendre conscience de leur puissance intellectuelle égale et les encourager à l’exercer. Dans l’Enseignement mutuel, l’autorité savante du maître est seulement partagée avec les élèves tuteurs mais reste dominante, tandis que dans l’Enseignement universel, l’autorité reposant sur le savoir est renversée : seule demeure l’autorité consistant à contraindre la volonté de l’élève pour qu’il fasse usage de son intelligence.

La « méthode » de Jacotot n’en est pas vraiment une, au sens où ce qu’il défend, plus qu’une méthode d’enseignement, est une méthode d’émancipation de l’élève devant prendre conscience de son pouvoir intellectuel. Comme il le répète : « N’oubliez jamais que mes principes ne sont pas ma méthode [5]. » Jacotot ne cherche pas à perfectionner les méthodes d’enseignement existantes, à se prononcer sur les contenus enseignés, ou à réformer les institutions dédiées à l’instruction, pas plus d’ailleurs qu’il ne souhaite subvertir l’ordre social. Pour lui le problème est ailleurs : ce qu’il vise, c’est une émancipation universelle des individus, enjoignant par exemple le parent pauvre et ignorant à s’émanciper, c’est-à-dire à prendre conscience de ce qu’il peut intellectuellement, pour pouvoir émanciper à son tour ses enfants, non pas en leur transmettant des savoirs qu’il n’a pas, mais en les encourageant à les acquérir par eux-mêmes, à partir de ce qu’ils savent déjà, et en contrôlant cette acquisition à l’aide de sa raison. Ainsi : « Qui empêche cette mère ignorante mais émancipée de remarquer toutes les fois qu’elle demande où est Père si l’enfant montre toujours le même mot [6] ».

Parmi les opposants de Jacotot, certains prennent le soin de publier des textes contre l’Enseignement universel, ironisant sur les principes de cette pédagogie, accusée de charlatanisme, ou s’inquiétant de ses conséquences politiques et morales. Paul Lorain par exemple fait paraître en 1830 une Réfutation de la méthode Jacotot dénonçant en ces termes la remise en cause de l’autorité savante du maître et des institutions scolaires : « On peut enseigner ce qu’on ignore est encore une maxime de ménage [7]. » Or sous la Monarchie de Juillet, Lorain, autant hostile à l’Enseignement universel qu’à l’enseignement mutuel, devient le conseiller pédagogique de Guizot, Ministre de l’instruction publique de 1832 à 1837, qui avec les lois de 1833 entame un processus de centralisation étatique de l’enseignement élémentaire. Sous l’influence de Lorain, Guizot tranche en faveur de la diffusion de l’Enseignement simultané dans les écoles communales, s’opposant à la fois aux partisans de nouvelles méthodes et aux ultraroyalistes : il s’agit en effet de laïciser l’Enseignement simultané en l’aménageant de sorte qu’il ne soit plus identifiable à la pédagogie des écoles confessionnelles. Le but est d’assurer l’autorité du maître vu comme le garant d’un ordre social et moral repensé dans le cadre du nouveau régime monarchique, lequel régime entend limiter aussi bien l’influence de l’Eglise que celle des idées républicaines sur les méthodes d’instruction.

Dans un tel contexte, Jacotot se retrouve isolé. Ses idées radicales lui valent d’être ignoré par les responsables du nouveau régime et vivement critiqué par les conservateurs, sans qu’il n’ait d’autres alliés que certains propagateurs de ses principes ou les responsables d’instituts privés qui appliquent sa méthode. Plusieurs ouvrages rédigés par des jacotistes et consacrés à la défense ou à l’application de l’Enseignement universel sont ainsi parus en 1830, ceux par exemple d’E. Boutmy, d’A. Durietz, de M. Guillard à Lyon ou d’A. Penot à Strasbourg. Mais le positionnement de Jacotot qui a toujours été ambivalent depuis 1818 à l’égard des institutions se radicalise. Dans les années 1820 déjà, il oscillait entre recherche, voire désir grandiose, de reconnaissance institutionnelle, et méfiance extrême de voir sa méthode dévoyée dans un cadre qui limiterait la portée de l’émancipation intellectuelle visée. Tout en adressant des demandes d’exclusivité au roi de Belgique pour les choix relatifs à l’instruction, il déclarait en 1827 « impossible d’instituer l’Enseignement universel dans l’ordre social, tant qu’il est contrôlé par les commissions de la « vieille » [8] ». Après son retour en France en 1830, dans une conjoncture politique s’avérant défavorable à ses principes pédagogiques, l’amertume de Jacotot et son hostilité à l’égard de toute idée d’institutionnalisation de l’enseignement universel s’accroissent. Pour lui, les institutions risquent toujours de figer les principes en méthode. Progressivement, Jacotot s’aliène une partie de ses soutiens et des querelles entre ses disciples éclatent : tandis que le père fondateur proclame les bienfaits de sa méthode pour l’humanité et déclare vouloir la mettre au service des pères de famille, prétendant n’avoir besoin pour cela ni d’instruction publique ni de ministre, certains jacotistes s’écartent de ce crédo anti-institutionnel, à l’image de M. Séprés qui fonde la Société pour la propagation de l’enseignement universel. Dans ces conditions, l’œuvre de Jacotot ne survivra que difficilement à sa mort survenue en 1840, malgré les efforts de certains de ses partisans.

L’intérêt des femmes pour la pédagogie égalitaire de Jacotot

On peut pourtant se demander si les idées émancipatrices de Jacotot n’ont pas exercé une plus grande influence qu’il n’y paraît, mais sousterraine, notamment en ce qui concerne l’éducation des filles. Rancière relate par exemple les apprentissages spectaculaires réalisés par les jeunes filles de l’Institut Jacotot que tient Mlle Marcellis à Louvain et qui forcent l’admiration de De Lasteyrie puis du directeur Baptiste Froussard envoyé par le député libéral Casimir Périer en 1829 pour examiner les effets de l’Enseignement universel [9]. Les jeunes filles sont capables à égalité avec ce professeur de composer en maîtrisant une écriture littéraire et d’improviser à brûle-pourpoint à l’oral, avec assurance et imagination, sur des sujets très variés, tirés au sort et préparés en temps limité. Rancière rapporte également le cas des gantières pauvres des environs de Grenoble qui bénéficient de l’enseignement universel dans le cadre d’un apprentissage professionnel, et que Jacotot en 1830 qualifie d’« émancipées » :

« Les pauvres villageoises des environs de Grenoble travaillent à faire des gants ; on les paie trente sous la douzaine. Depuis qu’elles sont émancipées, elles s’appliquent à regarder, à étudier, à comprendre un gant bien confectionné. Elles devineront le sens de toutes les phrases, de tous les mots de ce gant. Elles finiront par parler aussi bien que les femmes de la ville qui gagnent sept francs par douzaine. Il ne s’agit que d’apprendre une langue que l’on parle avec des ciseaux, une aiguille et du fil. Il n’est jamais question dans les sociétés humaines que de comprendre et de parler une langue [10]. »

Dans les années 1840, la maîtresse de pension et pédagogue réformatrice Joséphine Bachellery, évoquée par Rebecca Rogers dans Les bourgeoises au pensionnat, se réclame également de l’enseignement de Jacotot : « En disciple de Jacotot, elle affirme de façon répétée sa foi en l’égalité fondamentale d’intelligence entre hommes et femmes, et présente des projets qui permettraient à ces dernières de développer leur entendement [11]. » Bachellery qui rédige le compte-rendu des obsèques de Joseph Jacotot publié en 1840, louera d’ailleurs de manière toute solennelle « […] le révélateur de l’égalité des intelligences, celui qui donna à notre sexe la seule croyance vraiment capable d’élever sa destinée sociale avec sagesse et dignité [12] […]. »

Au terme de ce parcours, nous pouvons faire l’hypothèse que le principe d’égalité des intelligences, à défaut de favoriser l’institutionnalisation de la méthode Jacotot, aura participé d’un mouvement au long cours en faveur de l’égalité. Pour Jacotot, l’égalité est première et naturelle, l’inégalité est seconde et ordonnée par des conventions sociales qui hiérarchisent les êtres humains : « C’est précisément parce que nous sommes tous égaux par nature que nous devons tous être inégaux par les circonstances [13] ». Cette naturalisation de l’égalité combinée à une dénaturalisation de l’inégalité avait de quoi inquiéter les partisans de l’ordre social et les opposants à la cause de l’émancipation. Comme l’écrivait le Duc de Lévis, dans une lettre adressée à Jacotot en 1830, après avoir reconnu les effets probants de l’Enseignement universel sur les progrès des élèves : « N’espérez donc pas une soumission de quelque durée d’une jeune femme imbue, dès l’enfance, de la doctrine de l’égalité intellectuelle… c’est le monde renversé
 [14]. »

Bibliographie

Sources primaires

Jacotot, Jean-Joseph, Musique, dessin et peinture (4e édition), Mansut fils, Paris, 1839.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k98029259/f1.image

Jacotot, Jean-Joseph, Enseignement universel : Langue Maternelle (6e édition), Paris, Au siège de l’école de Jacotot, 1841.
https://books.google.fr/books?id=og8BAAAAYAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=true

Bachellery Joséphine, Compte rendu des obsèques de J. Jacotot, décédé le 30 juillet 1840, Paris, Mansut Fils, 1840.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5612248v

Sources secondaires

Dupérier, Laurence, "Joséphine Bachellery", Le Maitron, dictionnaire biographique mouvement ouvrier mouvement social, Edition numérique (version mise en ligne le 20 février 2009, dernière modification le 25 avril 2018).

Garcia Jean-François, "Souvenirs du futur", Perspectives documentaires en Éducation, N°49, 2000.

Garcia, Jean-François, Jacotot, 1re éd. Pédagogues & pédagogies 15, Paris, Presses universitaires de France, 1997.

Mayeur, Françoise, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France. Tome III, De la Révolution à l’école républicaine (1789-1930), Paris, G.-V. Labat, 1981 (Rééd. Poche Perrin, 2004).

Meirieu, Philippe, Jacotot, Peut-on enseigner sans savoir ?, Education en questions, Publication école moderne française, 2001.

Perez, Bernard, "Jacotot" in Ferdinand Buisson (dir.), Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Edition électronique INRP, 1911.

Rancière, Jacques, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987 (rééd. poche 10/18, 2004).

Rogers, Rebecca, Les bourgeoises au pensionnat, L’éducation féminine au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p.113-143.


[1Nous nous appuyons principalement pour les repères biographiques de cette section sur les travaux de Jean-François Garcia, cf. Jean-François Garcia, Jacotot, Paris, Presses universitaires de France, 1997.

[2Cité in Jacques Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987 (rééd. poche 10/18, 2004), p.28.

[3Cf. Jacques Rancière, Le maître ignorant, op. cit., p.43.

[4Cité in Jean-François Garcia, Jacotot, op.cit., p.35.

[5Cité in Jean-François Garcia, Jacotot, op.cit., p.41.

[6Cité in Jacques Rancière, Le maître ignorant, op. cit., p.55.

[7Ibid., p.55.

[8Cité in Jean-François Garcia, Jacotot, op.cit., p.21.

[9Cf. Jacques Rancière, Le maître ignorant, op. cit., p.72-75.

[10Cité in Jacques Rancière, Le maître ignorant, op. cit., p.64-65.

[11Rebecca Rogers, Les bourgeoises au pensionnat, L’éducation féminine au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p.113-143.

[12Compte rendu des obsèques de J. Jacotot, décédé le 30 juillet 1840, Paris, Mansut Fils, 1840, p.8.

[13Cité in Jacques Rancière, Le maître ignorant, op. cit., p.149.

[14Cité in Jean-François Garcia, Jacotot, op.cit., p.35-36.