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Le Grenelle, et après : retour à l’anormal ?
lundi 8 février 2021
[Animé par Pierre Tartakowsky, l’échange qui suit s’est tenu début janvier 2021, réunissant Patrick Désiré, secrétaire général d’Éduc’Action (CGT) ; Frédérique Rolet, secrétaire générale du SNES (FSU) ; et pour le GRDS Jérôme Deauvieau, professeur de sociologie à l’ENS, et Jean-Pierre Terrail. Il porte à la fois sur la conjoncture immédiate de la politique du ministère Blanquer, et sur les perspectives à plus long terme des luttes pour la démocratisation scolaire. Cette Table ronde a été publiée dans le numéro de février de la revue Options, qui nous a autorisés à la reprendre sur notre site.]
Options : L’Unsen-Cgt et le Snes-Fsu ont choisi de se retirer du Grenelle de l’éducation organisé par le ministre, Jean-Michel Blanquer. Qu’est-ce qui motive cette décision, exceptionnelle dans le monde syndical ?
Patrick Désiré : Nous avons participé aux premiers ateliers du Grenelle, dont un certain nombre concernent les carrières des personnels. Nous avons d’ailleurs dû insister lourdement pour être présents dans les 10 ateliers, contre l’avis initial du ministre. Car si l’école est bien l’affaire de tous, des questions telles que l’encadrement et les revalorisations relèvent évidemment des enseignants et de leurs organisations syndicales. Très rapidement, nous avons constaté que les discussions se faisaient en parallèle avec la poursuite d’un agenda social, ce qui était un facteur constant de confusion et d’incompréhension. Le ministre a dit d’emblée que, notamment sur les questions de revalorisation, les annonces liées au résultat du Grenelle seraient faites au mois de février. Mais on s’est surtout retrouvés englués dans des discussions de café du commerce, avec des « personnalités » sympathiques mais ne connaissant rien aux réalités de l’enseignement et des enseignants. Nous étions donc dans des jeux de mise en scène avec, en arrière-plan, le projet d’une organisation plus libérale des missions des enseignants, plus concurrentielle et donc plus sélective pour l’éducation nationale. L’affaire se résumait clairement à un faux-semblant, à être une caution de décisions déjà arrêtées et dont nous combattons l’orientation. Compte tenu d’une marge de négociation quasi inexistante, nous avons décidé de claquer la porte. Pour autant, nous continuons évidemment à suivre les discussions dans le cadre de l’agenda social et à jouer notre rôle d’organisation syndicale.
Frédérique Rolet : Ce Grenelle n’était pas censé être un doublon de l’agenda social mais simplement l’« imprégner ». Mais la volonté de l’instrumentaliser pour faire passer des réformes du métier, sous couvert d’une adhésion de l’opinion publique, a vite été patente. En général, dans ce type de réunion, on part des travaux préexistants, des acquis de la réflexion. Qu’on les partage ou non, leur évaluation est précieuse. Cette fois, on nageait dans une sorte de vulgate, mi bon sens, mi fausses évidences. Sans aucun moment de synthèse, ni de clarification sur les attendus, les conclusions d’étape… Cette carence méthodologique nous installait très loin d’un authentique débat démocratique, productif, sur les attentes vis-à-vis de l’éducation, en termes de formation, de pratiques professionnelles. L’éducation mérite qu’on en parle en distinguant ce qui relève de la réflexion générale et du champ professionnel. Chacun peut dire son mot sur ce qu’il attend d’un système de santé ; mais tout le monde n’est pas légitime à expliquer à un chirurgien comment opérer… Or, le discours ministériel entretenait la confusion des genres, avec à la clé une conception à rebours d’un enseignement démocratisant. Face à des objectifs jamais clarifiés et à une méthode insatisfaisante, nous avons choisi de partir.
Jérôme Deauvieau : Comme sociologue de l’enseignement, également membre du conseil scientifique de l’Éducation nationale, je n’ai pas d’avis sur l’événement en soi. Mais je le situe dans son contexte : le ministère nous a expliqué que la première phase du quinquennat avait consisté à travailler sur la question des premiers apprentissages, notamment l’entrée dans l’écrit, et que la seconde allait concerner le métier d’enseignant. On ne peut pas ignorer que le Grenelle s’inscrit dans un projet d’ensemble de modernisation de la fonction publique, de restructuration de ses missions, de ses fonctionnements. En discuter peut s’entendre, mais il est alors souhaitable de clarifier les objectifs de ces transformations, au service de qui elles s’opèrent et avec quels moyens ? Là, les débats cessent d’être strictement académiques et pédagogiques et s’animent des contradictions sociales et politiques existantes, des possibles qui s’offrent pour les dépasser. Une telle discussion, séparant la réflexion de fond et la gestion des carrières de plus de 1 million de personnes – ce qui n’est pas un détail –, aurait pu s’avérer productive. Mais le mélange des deux aspects ne pouvait être que confus voire problématique.
Jean-Pierre Terrail : Le ministre souhaite négocier une revalorisation des salaires contre un pilotage plus étroit de ce que font les enseignants dans leurs classes. Sa visée politique s’inscrit dans la lignée du rapport Fauroux de 1996, en passant par le rapport de l’Institut Montaigne de 2010 intitulé « Vaincre l’échec à l’école primaire ». Il s’agit de s’appuyer sur l’efficacité insuffisante de l’enseignement primaire, en soulignant les lacunes réelles constatées à l’entrée en sixième, pour promouvoir une réforme technolibérale de l’Éducation nationale, transformant notamment les établissements scolaires en entreprises patronnées par un directeur en charge d’embaucher et de débaucher les personnels.
L’accent mis sur l’enseignement primaire fait écho, il faut le dire, à une demande forte tant des parents que du patronat, les deux étant désireux, chacun pour leurs raisons, de voir s’améliorer l’efficacité de l’école élémentaire. L’objectif annoncé selon lequel, à l’issue du Cp, tous les élèves devraient être capables de déchiffrer 50 mots en une minute ne peut que susciter l’adhésion des partisans d’une véritable démocratisation scolaire. Mais ici il va de pair avec des réformes particulièrement inégalitaires qui exacerbent la mise en concurrence entre élèves au lycée et à l’université. Il n’y a rien là que de très logique : tous les élèves qui réussissent en primaire veulent poursuivre leurs études le plus loin possible, et c’est cela que le ministre veut éviter.
Options : Le Grenelle répondait aussi à un mécontentement puissant, exacerbé par la gestion chaotique de la pandémie en milieu scolaire. Quel est aujourd’hui le vécu des enseignants quant à leurs conditions de travail et, au-delà des conditions matérielles, du sens de leur métier ?
Frédérique Rolet : Un très grand nombre de nos collègues se sont retrouvés pris dans un dilemme douloureux, entre l’impératif de santé et la volonté de ne pas pénaliser leurs élèves vis-à-vis d’autres qui, eux, suivent leurs cours en présentiel. C’est le cas dans le privé et dans quelques lycées publics. Du côté des élèves, le confinement a beaucoup mis en lumière les inégalités matérielles ; mais il y a plus important. La distance a rendu plus difficile l’appropriation des coutumes, des routines scolaires, leur incorporation venant ainsi exacerber difficultés et inégalités de situation. Pour y faire face, nous avions très vite proposé de réexaminer les programmes et les examens, en allégeant ou en aménageant là où c’était possible. Cela aurait rassuré les familles, les enseignants, et permis de maintenir les élèves dans un univers scolaire. Le ministre l’a refusé – et le refuse toujours – au nom d’une ambition présentée comme impérative. Or, si elle n’est pas appropriable par l’ensemble des élèves, l’ambition n’est qu’une posture. Il ne s’agit pas de baisser le niveau d’exigence, mais de conduire le plus grand nombre à l’acquisition de savoirs ambitieux tout en étant éventuellement moins pléthoriques. On en est toujours là. Le ministre reste mû par une vision élitiste de l’enseignement, prend prétexte d’une dévalorisation du diplôme pour refuser tout travail sur les programmes et les épreuves. Or les examens se préparent sur le temps long des apprentissages, et pas dans un contexte d’improvisation, sans principes directeurs.
Jérôme Deauvieau : Le confinement a accru les inégalités, c’est certain. À partir des évaluations exhaustives réalisées en début de Ce1, on constate une baisse sensible des acquisitions. C’est préoccupant, mais n’oublions pas que l’écart entre éducation prioritaire et hors éducation prioritaire était déjà là et considérable. Autrement dit, la crise est un révélateur qui dévoile l’anormalité du fonctionnement ordinaire du système éducatif d’avant la pandémie. Le mécanisme de production des inégalités, notamment dans le primaire, s’est trouvé en quelque sorte boosté par le confinement. Je ne plaiderai donc en aucun cas pour un retour à la normale, qui est un régime de scolarisation profondément inégalitaire dès les premiers apprentissages.
Patrick Désiré : Les trois réformes que Blanquer a mises en place ont en commun d’accentuer le tri social, mais cet objectif n’est pas assumé par le ministre. En ce qui concerne la voie professionnelle, il s’agit notamment de développer comme jamais auparavant l’apprentissage, de réduire l’enseignement général, ce qui pénalise à long terme des élèves venant souvent de milieux défavorisés. À quoi s’ajoute le fait que la crise sanitaire a des effets ravageurs sur les lycées professionnels. Des filières comme l’hôtellerie se sont soudain trouvées privées de débouchés pour les stages en entreprises, on a vu revenir des élèves dans le système éducatif suite à des ruptures de contrat… Il faut se souvenir qu’un bachelier sur trois vient de la voie professionnelle, c’est considérable. Là encore, le ministre a refusé toute adaptation de l’examen. Quant à l’éducation prioritaire, les expérimentations qui vont être mises en place dès la prochaine rentrée nous font craindre des bouleversements imminents, toujours dans le même esprit…
Options : Ne pas envisager un retour à la normale… comment faire ? Comment peser sur les termes du débat public et partant, du rapport de forces ?
Jean-Pierre Terrail : Bien que, dans le domaine scolaire, la question des changements profonds qui éviteraient un retour à l’anormal (en l’occurrence à une école profondément inégalitaire) ne soit pas encore sur le devant de la scène publique, je vois deux raisons très fortes pour que le débat s’ouvre sans délai. Il s’agit, d’une part, de l’urgence de stopper l’hémorragie qu’on observe depuis le milieu des années 1980. La fixation d’objectifs ambitieux en matière d’allongement des scolarités sans toucher aux structures ni aux pratiques d’enseignement a alors déclenché un processus délétère : depuis lors, les courbes respectives de la certification scolaire et des acquisitions cognitives réelles n’ont cessé de s’écarter, la première à la hausse, la seconde à la baisse. Une baisse qui affecte aujourd’hui jusqu’aux « héritiers ».
La seconde raison, c’est que cette baisse des acquisitions cognitives s’opère – profond paradoxe – dans un contexte marqué par une complexité croissante de nos sociétés mondialisées, comme par une accélération foudroyante des connaissances scientifiques et techniques. Comment, sans inverser radicalement la tendance, espérer lutter contre les tentations populistes – dont la meilleure prévention réside dans la promotion scolaire des connaissances, la chose est internationalement avérée – et pour une chance d’issue démocratique au chaos du monde, qui suppose la formation et l’essor de la capacité de chacun à penser et à affronter les problèmes qui se posent à tous ?
Jérôme Deauvieau : Le statu quo n’est effectivement plus tenable. Pour y échapper, il faut d’abord réarmer le métier d’enseignant, du point de vue salarial bien sûr, mais aussi de sa qualité propre, du plaisir qu’il y devrait y avoir à l’exercer pour affronter les défis du xxie siècle. C’est fondamental, singulièrement dans l’enseignement primaire. Le syndicalisme doit porter ce débat-là. Ensuite, il faut repenser les structures du système éducatif. Aujourd’hui, il existe trois voies – générale, technologique et professionnelle – qui mènent aux 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat. La distance en termes de maîtrise des savoirs entre les élèves de ces trois voies ne cesse de s’amplifier, la dernière réforme en date de la voie professionnelle accentuant encore le phénomène. Pour moi, la seule voie démocratique possible c’est l’amélioration sensible des premiers apprentissages et le dépassement de cette filiarisation du lycée. Un véritable lycée unique, lieu d’une culture commune, est à mes yeux la seule réponse à la hauteur des enjeux. La défense d’un projet démocratique et progressiste d’éducation ne peut se faire dans le cadre d’un système mis en place pour reproduire strictement la distribution inégalitaire des savoirs selon les classes sociales d’origine. C’est un débat ancien pour le syndicalisme enseignant, avec lequel il devrait renouer plutôt que s’épuiser à revendiquer des passerelles pour rapprocher ces trois voies.
Patrick Désiré : Je pense effectivement que le dépassement de ces trois voies est à mettre en perspective. De fait, beaucoup d’organisations syndicales essaient de penser le métier et les évolutions qui pourraient modifier le paysage actuel, le structurer différemment. Il est clair que personne ne réclame le statu quo ; tout le problème est de savoir quel changement on veut et comment parvenir à inscrire ces idées dans le débat public, à leur donner force, à les faire partager par de larges couches de la société, y compris dans les milieux qui ont vocation à diriger le pays. C’est un énorme enjeu pour les années qui viennent. Reste qu’à l’évidence, nous n’avons pas été capables de bloquer la mise en place de réformes majeures de régression sociale dans les dix dernières années et que cela pèse sur nos capacités actuelles à inverser la tendance. D’où l’urgente nécessité à réfléchir aux moyens d’articuler revendication et projet, court terme et long terme, afin de renouveler les termes du rapport de forces. La journée d’action du 26 janvier s’inscrit dans cet agenda, comme ses suites.
Frédérique Rolet : Le malaise enseignant a une bonne trentaine d’années derrière lui. Dans la conjoncture actuelle il se traduit par des difficultés de recrutement, une augmentation des démissions et une montée du couple autonomie-prescription : plus il y a d’injonctions à l’autonomie, plus on est prescriptif. C’est une réalité que les cadres connaissent bien partout. Au-delà, il faut prendre en compte des tendances lourdes qui structurent la place intrinsèque de l’école dans la société. C’est la hiérarchie sociale qui rejaillit très clairement sur la hiérarchie des disciplines et des lois. On sait par exemple que la valorisation de savoirs conceptuels entrave profondément cette idée d’une réunification des trois voies. Pour toutes ces raisons, je ne suis pas certaine que la question des structures soit la porte d’entrée la meilleure. Le gouvernement surfe énormément sur l’idée de certains parents qui, en toute bonne foi, considèrent que leurs enfants doivent se construire au détriment des autres. Il plaque là-dessus ses thèmes d’individualisation et de mise en concurrence, expliquant que chacun est responsable de son devenir, de son échec ou de sa réussite. Nous avons d’abord un énorme travail de mise en débat, tant avec nos collègues qu’en direction de l’opinion publique.