Accueil > Notes de lecture > Maltraitances enfantines à l’école. Fallait-il en parler ?

Maltraitances enfantines à l’école. Fallait-il en parler ?

vendredi 1er octobre 2021, par Jean-Pierre Terrail

Les maltraitances enfantines à l’école : un sujet dont on n’entend jamais parler. « Un sujet sale », selon Éric Debarbieux, chercheur spécialisé dans le domaine de la discipline scolaire, qui relève, évoquant un « vrai tabou » : « On se retrouve avec des kilomètres de statistiques et d’études sur le harcèlement et les violences entre élèves, mais jamais à propos des mêmes faits venant des adultes ».

Pourtant, si on cherche, on trouve. Un livre, Les violences scolaires, publié en 2000 par Defrance et Vivet, vite oublié. Un rapport de Claire Brisset, alors défenseure des enfants, en 2003. Un rapport d’Éric Debarbieux lui-même, pour l’Unicef, en 2011, s’appuyant sur une enquête menée auprès d’un fort échantillon d’élèves de 7 à 11 ans : 13% des enquêtés indiquent avoir été rejetés par leur enseignant, dont 4% ont été insultés et 5,5% frappés. Ça fait du monde ! [1]

Dans un contexte où toute une partie des agents de l’école publique se sentent vivement agressés par leur ministre de tutelle, et où la profession enseignante perd de son attractivité, fallait-il remettre le phénomène sur la table ? Sous un titre délibérément provocateur, « La rentrée des claques » (Fakir n° 100, sept/nov. 2021), le journaliste d’investigation Pierre Souchon n’hésite pourtant pas à en proposer une vigoureuse réactualisation.

Écartons d’emblée l’hypothèse d’une malveillance possiblement fakenewsante ou complotiste : l’auteur travaille pour la presse de gauche, il se présente comme un défenseur engagé du service public d’éducation nationale, et il a l’habitude professionnelle de peser ses sources. Ce n’est d’ailleurs pas lui qui a décidé d’enquêter sur les maltraitances scolaires : elles sont venues à lui. Responsable de la FCPE dans l’école maternelle de ses filles, en banlieue parisienne, il est alerté par les parents d’une élève primo-arrivante en butte aux brimades de son institutrice. Celle-ci est aussi la directrice de l’école... ainsi qu’une camarade politique, syndiquée et militante, aux côtés de laquelle il participe régulièrement aux manifestations pour la défense de l’école.

Le déroulement des événements qui s’en sont suivis est relaté dans le papier de Pierre Souchon. La réalité des faits incriminés est d’autant moins contestable qu’ils sont assumés par l’enseignante concernée. Plusieurs aspects de l’affaire retiennent l’attention. La désolidarisation immédiate, unanime et déterminée des autres enseignantes de l’école. L’afflux de témoignages d’autres parents dont les enfants ont eux aussi subi des préjudices de la part de la même maîtresse, dès que la première plainte est connue. Et l’obstination farouche de l’institution scolaire à enterrer le dossier, soumis sans effet à l’inspectrice de circonscription.

Cette enquête/témoignage invite à réfléchir sur le fond de l’affaire.

Grâce aux rares enquêtes statistiques réalisées, on sait que les événements décrits par Pierre Souchon ne constituent pas un cas isolé. Le phénomène est certes minoritaire, mais suffisamment fréquent pour que beaucoup de familles l’aient rencontré ou en aient eu connaissance par ouï-dire. Les faits de maltraitance sont récurrents, plus nombreux qu’on aimerait l’imaginer, et arrivent rarement sur la place publique. Ils ne sauraient faire oublier le dévouement et le respect manifesté aux enfants par l’immense majorité des enseignants : et Pierre Souchon en témoigne, lorsqu’il souligne les réactions unanimement indignées des collègues de l’enseignante incriminée. Mais ces faits portent préjudice à l’école publique, a fortiori à la démocratisation scolaire.

C’est bien sûr à leurs conditions structurelles qu’il faut s’intéresser : qu’est-ce qui les suscite, qu’est-ce qui les rend possibles ?

La relation pédagogique est inévitablement une relation de domination, entre partenaires triplement inégaux : par l’âge, par le savoir, et dans nombre de cas par la position de classe. C’est une relation très exigeante, tant pour les maîtres dont elle requiert des efforts intenses et qu’elle tire sur une scène où se joue leur identité personnelle, que pour les élèves, appelés à gravir les chemins escarpés de la connaissance. Comment de telles conditions pourraient-elles ne pas provoquer de dérapages ? L’institution est là pour garantir le bon déroulement du processus, en tout cas pour limiter les dégâts. Mais elle le fait plus ou moins bien. Ce n’est pas un hasard si le résultat le plus remarquable de l’éducation nouvelle est la pacification des rapports adultes/élèves, particulièrement notable dans les quartiers populaires [2]. En creux, c’est clair : dans l’ordinaire de ces quartiers les choses ne se passent pas forcément si bien, et s’y jouent des rapports d’autorité et de contrainte mal supportés. Ayant pour ma part observé des petites classes dans le public et dans une école Montessori, je peux témoigner que le contraste entre les façons respectives de gérer la relation adultes-enfants a des côtés saisissants.

La faiblesse dans l’enseignement public de la codification des rapports adultes-enfants ouvre le champ de la diversité des comportements enseignants, et laisse un espace de jeu chez ces derniers aux pulsions aussi bien sadiques que masochistes. Qui n’en a pas connu telles ou telles manifestations chez ses enseignants au long de sa propre scolarité ? Pénibilité du métier plus rapport de domination : une équation fatale. Résolue dans les écoles sumériennes par l’institution du « maître du fouet ». Échapper à ce type d’issue suppose une bonne dose de conscience professionnelle et de maîtrise de soi, sans parler des compétences savantes et de la capacité à capter et maintenir l’intérêt de son public.

Connaît-on d’ailleurs des rapports de domination qui ne s’accompagnent pas de formes d’exacerbation violente ? Le viol et le féminicide sont-ils autre chose que la pointe avancée de la domination masculine ? L’inceste n’est-il pas la pointe avancée de la domination parentale et particulièrement patriarcale ? Et comment ce qui se passe ainsi dans les espaces clos de l’intimité pourrait-il ne pas advenir dans l’espace clos des classes d’école ? La menace doit être prévenue.

D’abord en luttant contre la maltraitance pédagogique, en assurant des formes de conduite des apprentissages susceptibles d’apaiser les tensions, leur efficacité justifiant aux yeux des élèves la discipline qu’on exige d’eux. Et, au plan disciplinaire, par la mise en place de procédures garde-fous propres à éviter les dérapages. Sur ce dernier point, il y a d’évidence pour l’école publique des leçons à tirer de l’expérience historique de l’éducation nouvelle en matière de codification des relations entre les adultes et les enfants.

Reste la question du silence entourant les dérapages qui ont lieu. Là aussi le témoignage de Pierre Souchon nous invite au parallèle avec d’autres formes de violence. Comme pour Metoo, il a suffi que le voile soit levé sur un comportement litigieux pour que les témoignages affluent, dans l’école de ses enfants comme lors de ses investigations ultérieures.

Le phénomène a été théorisé par le sociologue interactionniste Howard Becker. Les règles formelles et informelles de la vie collective ne sont jamais pleinement respectées dans quelque société que ce soit. Les écarts peuvent rester discrets ; ils peuvent aussi être perçus sans pour autant se voir dénoncés, et cela pendant tout un temps. Mais il suffit qu’un « entrepreneur de morale », selon la formule du chercheur, porte l’affaire dans l’espace public au su de tous, en sorte qu’elle ne puisse plus être censée ignorée, pour que le toléré apparaisse soudainement intolérable.

En matière scolaire, les motifs du silence sur les dérives de l’autorité enseignante peuvent être divers. L’institution a toutes les raisons de défendre une crédibilité indispensable à son existence : comment, en cas de doute, les parents accepteraient-ils de lui confier ce qu’ils ont de plus cher au monde ? Dans ce contexte, les abus dénoncés par tel ou tel parent risquent peu de faire l’objet d’une publicité exagérée, et seront réglés dans la plus grande discrétion possible, au cas par cas.

Les parents des classes moyennes, a fortiori des classes supérieures, se contenteront le plus souvent de voir réglé leur problème propre (surtout lorsqu’ils parviennent, pour les plus puissants d’entre eux, à plier l’école publique à tous leurs desiderata : on se souvient à cet égard de l’inénarrable chapitre consacré par Michel et Monique Pinçon, Dans les beaux quartiers [3], au fonctionnement d’une école primaire de Neuilly) ; et il est rare que l’affaire soit portée en place publique.

Il en va autrement des parents des classes populaires, dont on sait qu’ils s’impliquent très peu dans la marche des établissements et sont particulièrement absents des associations de parents. Une fraction d’entre eux aujourd’hui s’efforcent de prendre eux-mêmes en main certains apprentissages sans nécessairement respecter les consignes des maîtres. Mais intervenir auprès de la direction de l’établissement si l’enfant se plaint de ses enseignants reste une tout autre affaire. Même si la confiance dans sa progéniture l’emporte sur celle que l’on porte « naturellement » au corps enseignant, on mesure les risques à prendre. Le revirement des victimes identifiées par Pierre Souchon, dont certains finissent par retirer leur témoignage, illustre bien l’ampleur de ces réticences.

Or les enfants du peuple sont doublement vulnérables : de par l’âge, et de par leur milieu social. La distance de classe porte leurs enseignants à considérer leurs difficultés d’apprentissage comme regrettables mais inéluctables. Favorisés par la faible probabilité d’intervention des parents, les abus d’autorité qui surviennent ici ou là sont-ils autre chose que la pointe avancée d’une domination de classe qui s’habille plus ordinairement des oripeaux de la compassion paternaliste ? Cette compassion qu’on témoigne à ces enfants lorsqu’on trouve normales les performances actuelles de notre système éducatif, marquées par leur échec massif ?

La réussite des apprentissages suppose en dose bien combinée une ferme exigence intellectuelle et une atmosphère bienveillante et encourageante. On ne bannira pas la compassion paternaliste et son pendant, l’autoritarisme et ses abus, sans un sérieux réexamen de la formation des enseignants, de leurs conditions de travail, et du codage des relations adultes/enfants dans l’institution scolaire. Le refus rendu public aujourd’hui des abus d’autorité, loin de porter atteinte à l’intégrité et au dévouement de la grande masse des enseignants, paraît une modalité indispensable de la lutte pour ces objectifs. C’est d’ailleurs bien ce qu’incline à penser Guislaine David, secrétaire générale du SNUIPP-FSU, syndicat enseignant majoritaire dans l’enseignement primaire, interrogée par Pierre Souchon : « Syndicalement, on ne peut pas cautionner de tels actes ».


[1Voir Bernard Defrance et Pascal Vivet, Violences scolaires. Les enfants victimes de violence à l’école, Syros, 2000 ; Claire Brisset, L’école, outil de la liberté, Rapport au président de la République et au Parlement, 2003 ; Éric Debarbieux, À l’école des enfants heureux... Enfin presque, Rapport pour l’Unicef, 2011.

[2Le phénomène est systématiquement signalé par les observateurs. Voir par exemple, pour une école Freinet de Lille, notre compte-rendu d’un ouvrage de Yves Reuter, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article21

[3Seuil, 1989.