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A propos des transclasses et de la non reproduction sociale
vendredi 23 septembre 2022, par
[La trajectoire des transfuges de classe bénéficie depuis quelques années d’un intérêt renouvelé. L’analyse des conditions de la réussite scolaire qui l’a rendue possible n’est pas toujours au cœur des témoignages et des commentaires du phénomène, lesquels peuvent privilégier les modalités de la confrontation des cultures de classe. La réussite des apprentissages scolaires n’en reste pas moins un moment essentiel (et trop peu exploré) de ces promotions sociales minoritaires, comme Janine Reichstadt le rappelait récemment sur notre site [1]. Nous accompagnons aujourd’hui son étude par trois comptes rendus réflexifs d’ouvrages qui ont marqué le paysage ces dernières années. Merci à leur auteur, le sociologue Paul Bouffartigue, de nous les avoir confiés [2].]
Du Retour à Reims au retour des classes sociales
En 2009, Didier Eribon publie Retour à Reims, magnifique mise en perspective sociologique du récit de sa propre expérience biographique. Cette œuvre prend place aux côtés d’autres, qui, telle celle d’Annie Ernaux, également très marquée par l’influence de P. Bourdieu, sont consacrées à rendre compte de l’expérience subjective et sociale d’un(e) intellectuel(e) « transfuge de classe », venu(e) du monde ouvrier [3]/. Transfuge « dont le souci, plus ou moins permanent et plus ou moins conscient, aura été de mettre à distance sa classe d’origine » (p. 25). Après avoir présenté ce livre, et la manière dont il est étroitement inspiré par l’approche des classes qui est celle de Pierre Bourdieu, je précise comment je pense possible de poser aujourd’hui la question des classes, de leurs frontières et de la mobilité entre classes ; et je discute enfin des limites contenues dans l’interprétation trop exclusivement inspirée par Bourdieu d’un parcours social comme celui de l’auteur.
De la honte sexuelle à la honte sociale
C’est la mort de son père qui provoque ce « retour à Reims », ville dont Didier Eribon est originaire. « Retour » au sens strict impossible, tant la distance s’est creusée depuis longtemps entre l’auteur et son milieu d’origine. Mais retour réflexif magistral, en tant que travail d’écriture visant « à se réconcilier avec soi-même et avec le monde que l’on a quitté » (p. 247). Travail visant à canaliser la charge émotive associée à la remémoration douloureuse et mélancolique du passé et à la mise au jour de l’« habitus clivé » entre deux mondes sociaux qu’elle suscite. Ce père détesté avait constitué « une sorte de modèle social négatif, un contre repère dans le travail que j’avais accompli, pour le créer moi-même ». D’où l’impératif vital de chercher à le comprendre pour comprendre soi-même.
Le livre commence par cette interrogation : pourquoi fut-il plus facile à l’auteur d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale [4] ? À cette question comme à bien d’autres dans ce livre, Didier Eribon apporte une double réponse, personnelle et sociologique. Personnelle, au début du livre : pour lui, mettre en avant son homosexualité comme premier motif de rupture avec sa famille lui évitait de penser qu’il s’agissait tout autant d’une rupture de classe. Sociologique, dans l’épilogue de l’ouvrage : il voit dans le recul du marxisme au cours des années 1980-1990 le contexte intellectuel ayant permis de lever le refoulé exercé sur l’importance d’autres dominations que la domination de classe, notamment la domination de sexe.
Dans le récit qui suit, Eribon nous décrit d’où venaient et qui étaient ses parents et grand parents, dans quelles conditions il a lui-même grandi, toujours en mêlant les dimensions individuelles et collectives. Si bien qu’au travers de l’histoire des personnes qui lui ont été les plus proches c’est une grande partie de l’histoire sociale des classes populaires des cinquante dernières années qui est restituée. Histoire qui est celle d’une amélioration considérable des conditions d’existence suivie par une période de crise et de déstabilisation dont nous ne sommes pas sortis. Le père, ouvrier, se hisse au niveau contremaître. La mère, d’abord femme de ménage, entrera également à l’usine, sans jamais cacher à son fils sa frustration de ne pas avoir prolongé ses études pour devenir institutrice. La famille ira du HLM au lotissement pavillonnaire périurbain, et passera du vote communiste au vote FN ou de droite. Alcoolisme et violence conjugale font également le quotidien du foyer, à une époque où nombre de femmes envisagent le divorce sans pouvoir passer à l’acte. Des pages particulièrement fortes décrivent, à partir de la manière dont elle s’incarne dans des personnes singulières, l’évolution du paysage urbain et politique d’une partie du monde ouvrier.
L’auteur s’attarde en particulier sur les métamorphoses des comportements politiques dans son milieu familial, cherchant à percer le mystère du basculement d’une culture communiste vers le FN. Il rappelle que le racisme populaire ordinaire n’avait jamais disparu ; insiste sur l’abandon des classes populaires par la gauche de gouvernement ; et relève que l’extrême droite offre elle aussi une possibilité d’affirmation des classes populaires, même si c’est une affirmation négative, très différente de l’affirmation positive qu’offrait le parti communiste.
Centrales dans tout parcours de « transfuge de classe », les épreuves associées à l’expérience scolaire d’un « excellent élève, mais toujours au bord d’un refus total de la situation scolaire » (p. 163) sont les pages du livre dans lesquelles Didier Eribon tout à la fois s’inspire de Pierre Bourdieu – notamment de son Esquisse pour une autoanalyse [5] – et lui reproche de « ne pas aller assez loin » : car Bourdieu ne fournirait pas les éléments permettant d’expliquer comment – quelles lectures, quelles rencontres ? – la volonté d’apprendre et de réussir l’a emporté sur l’inaptitude sociale liée à son appartenance populaire. Il pointe une homophobie latente dans certaines analyses de Bourdieu, et met en revanche en avant le rôle de l’homosexualité dans son propre parcours, puisque cette dernière lui a permis de se détacher plus tôt et plus radicalement des valeurs populaires viriles qui soutiennent chez d’autres le refus de la culture scolaire. Eribon ajoute l’importance d’une amitié avec un élève qui, lui, est un « héritier », dans le développement de son goût pour la culture scolaire. Mais l’auteur ne revient guère plus sur l’origine des ressources qui lui ont permis de surmonter les difficultés de l’apprentissage de la culture scolaire, cette « rééducation qui passait par le désapprentissage de ce que j’étais » (p. 171).
Pourtant, il nous en livre certaines clefs sur lesquelles il ne s’étend guère. On y revient plus bas. Son père est initialement très inscrit dans une culture de classe protestataire, et ne se résigne pas à sa condition ouvrière ; sa mère l’encourage dans sa scolarité. Bref, si la grille de lecture de P. Bourdieu excelle à nous aider à identifier et à interpréter les obstacles et les épreuves qui se dressent sur le chemin de la réussite scolaire de cet enfant d’ouvrier, et si elle est féconde pour éclairer la force de rappel des origines qui joue dans les choix d’orientation scolaire qui écartent tôt ou tard des filières de l’excellence – le jeune Didier renonce au grec et au latin, suit une filière littéraire, ignore tout de l’existence des classes préparatoires, se retrouve dans une université provinciale et échouera aux concours de l’enseignement secondaire –, cette grille de lecture ne parvient pas à nous éclairer sur la genèse des ressources qui lui ont permis de contredire les lois de la reproduction sociale. Sans doute parce que le paradigme des classes sociales que Didier Eribon mobilise, et celui de la domination qui le sous-tend, exigent d’être renouvelés.
Lutte des classes sans classes ?
La pente « misérabiliste » de la pensée de P. Bourdieu concernant les classes et cultures populaires a bien été critiquée par C. Grignon et J.-C. Passeron, lesquels insistent sur la nécessité de combiner et d’alterner l’interprétation populiste – saisir ces classes et leurs cultures dans leur autonomie culturelle – et interprétation misérabiliste – les saisir dans les effets de la domination culturelle [6]. D’autres ont critiqué sa vision trop homogénéisante des classes et des habitus de classe, quand s’observe une pluralité croissante des déterminations sociales. Enfin, les progrès des approches en termes d’articulation – mieux, de compénétration ou de consubstantialité – des grands rapports sociaux – de classe, de sexe, de race… – aident à penser de manière plus dynamique les formes de domination et de résistance à la domination, dont les parcours dans l’espace social sont l’une des modalités importantes.
Un « retour » dans le débat public, dû au renouveau de la conflictualité sociale
Des classes d’aujourd’hui, on peut dire que, paradoxalement, elles existent à la fois de plus en plus et de moins en moins. Des classes dont le devenir est tributaire avant tout du devenir de luttes sociales et politiques, qui s’aiguisent et vont sans doute s’aiguiser dans la période à venir. Des classes dont les dynamiques mettent de plus en plus à l’ordre du jour, sur le plan des phénomènes de mobilité sociale, l’enjeu du déclassement social, du « descenseur social », alors que dans les années 1960-1970 la promotion sociale, et en particulier « l’ascenseur social » des classes populaires vers les classes moyennes, était l’enjeu dominant.
Dans le débat public comme en sociologie, le mot « classes sociales » était très utilisé jusque dans les années 1970. Il a été disqualifié dans les années 1980. C’était devenu un gros mot. La « révolution conservatrice » dont parle Didier Eribon, à laquelle avait adhéré un pan entier de la gauche officielle, était passée par là. En particulier toute référence à Marx était quasiment « criminalisée ». Il a fallu attendre le grand mouvement social de 1995, mouvement d’opposition à la première contre-réforme majeure de la protection sociale, pour qu’il soit de nouveau possible d’utiliser ce mot. Ne serait-ce que sous forme de questions : quelles sont les catégories sociales en lutte ? Quel est le sujet social ou politique mobilisé ? A-t-il un rapport avec la notion de classes sociales ? Avec les nouvelles réalités de classes ? Avant d’être une question de théorie ou de sociologie, la question des classes est une question politique : quand les classes populaires sont démobilisées elles apparaissent largement invisibles en tant que telles. N’apparaissent en effet au premier plan que les multiples clivages qui les balkanisent, les atomisent. Ainsi en est-il des logiques racialisantes ou ethnicisantes. Comme l’écrit Didier Eribon : « C’est donc très largement l’absence de mobilisation ou de perception de soi comme appartenant à un groupe social mobilisé ou solidaire parce que potentiellement mobilisable et donc toujours mentalement mobilisé qui permet à la division raciste de supplanter la division de classe » (p. 152). On remarque effectivement à quel point le Front national devient brusquement silencieux ou inaudible quand surgit une grande mobilisation sociale.
C’est pourquoi, avec d’autres, j’ai parlé au début des années 2000, de « retour des classes sociales » [7].Il s’agit d’un retour dans le débat politique, et, ensuite seulement, dans les préoccupations d’une partie des intellectuels dont le métier est d’étudier la société. Mais ce n’est pas et ce ne sera pas un « retour » au paysage des classes des années 1930 à 1960. Et ce, pour deux séries de raisons.
De manière pragmatique. Si on accepte qu’une classe puisse se définir par trois « étages », dont la coprésence la constitue au sens le plus fort –une communauté objective de condition sociale et de destin social, un sentiment de partager cette communauté, et enfin un sentiment de jouer un rôle social, culturel, voire sociétal ou historique – on voit bien que seule la bourgeoisie présente aujourd’hui toutes ces caractéristiques. En ce sens, c’est bien la « dernière classe » comme le disent Monique et Michel Pinçon [8].
Non pas que les communautés objectives de condition et de destin aient disparu, même si elles sont sans doute moins nettes, moins visibles que par le passé. Mais surtout parce les dimensions subjectives de l’appartenance de classe font largement défaut : surtout dans les classes populaires, mais aussi dans les classes moyennes (même si, dans ces dernières, le sentiment d’appartenance à un ensemble « moyen » est élevé). Les enquêtes montrent que la propension à refuser de se situer dans une classe a progressé – c’est le cas de la moitié des hommes « actifs » professionnellement en 2003, contre un tiers seulement en 1966, cette évolution étant plus nette dans les classes populaires. C’est dans les classes moyennes que le sentiment d’appartenir à une classe reste le plus répandu aujourd’hui. Et une partie importante des classes populaires se reconnaît davantage dans la notion de classe moyenne que dans celles de classes populaires ou de classe ouvrière.
De manière plus théorique. Si l’on adopte, comme Marx ou Bourdieu, une définition non pas substantielle, mais relationnelle des classes et des groupes sociaux, il faut partir de ces relations – en particulier des formes des conflits et des luttes qui les opposent et les unissent – afin de les appréhender. Parmi ces luttes il y en a une qui reste centrale : la « lutte des classes ». Et se poser alors la question en ces termes : quelles sont les classes qui résultent — ou ne résultent pas ou plus — des formes contemporaines que prend cette lutte des classes ? De manière provocatrice on peut alors parler de « lutte des classes sans classes ». Ce qui veut dire que la traduction, dans le paysage concret des groupes et classes sociales, des formes actuelles de la lutte des classes, c’est la tendance à l’effacement de ces grands groupes sociaux qui étaient hier plus nettement séparés, plus visibles, plus identifiables, et par ailleurs davantage conscients de leurs appartenances. Bref de ce que l’on désignait hier comme « classes sociales ».
Ainsi un signe de grande force de la bourgeoisie dans la lutte des classes quelle mène serait que les classes exploitées et dominées ne se vivent plus comme telles. Ce qui ne signifierait pas la fin de cette lutte, mais le fait qu’elle prendrait des visages très différents. Par exemple, l’affirmation de la puissance distinctive liée au statut au sein du salariat, opposant le « public » au « privé ». Ou encore l’intériorisation de la conflictualité sociale sous forme de souffrance personnelle, de culpabilité, la tendance à la « lutte de tous contre tous », à la racialisation des tensions sociales. D’ailleurs, depuis la Seconde Guerre mondiale on peut considérer que se sont succédé deux périodes historiques qui, selon des modalités bien distinctes, se sont traduites par un recul des identités de classes.
La conjoncture historique des années 1950-1970. C’est une conjoncture de force relative de la classe ouvrière, du mouvement ouvrier, qui a conquis nombre de droits, dans un contexte de promotion sociale massive, de « dé-particularisation » du monde ouvrier. En ont résulté le recul de l’insécurité salariale, l’intégration dans l’univers de la consommation de masse, l’apparition d’une séquence de « jeunesse » avant l’entrée dans le système productif, la montée de l’individualisation. Ainsi, la dissolution partielle du monde ouvrier a, pour une part, résulté de sa force dans le rapport des classes.
La conjoncture qui s’est installée depuis les années 1980 est, à l’inverse, celle d’un retournement de ce rapport de forces des classes. Il a, entre autres effets, le chômage de masse, la précarisation et l’éclatement des formes de travail et d’emploi, le recul des droits sociaux, lesquels contribuent aussi à l’affaiblissement des formes de conscience et de solidarité dans les classes populaires. D’où l’invitation à réfléchir en termes de paradoxe : « des classes qui existent de plus en plus et de moins en moins ».
De plus en plus. L’existence d’une classe exploiteuse et mobilisée est de plus en plus difficile à nier. L’existence d’inégalités sociales accrues, au plan national et mondial est attestée – ne serait-ce qu’en France 5 % des ménages détiennent la moitié du patrimoine, tandis que 50 % des ménages se partagent… 9 % de ce patrimoine. Or, ce creusement des inégalités est en relation étroite avec un partage de la valeur ajoutée nettement plus favorable au capital qu’au travail depuis une trentaine d’années. L’idée que nous serions dans une société moyennisée et pacifiée socialement n’est plus tenable. Les classes populaires – ouvriers et employés – demeurent majoritaires et de larges fractions des classes moyennes sont confrontées aux durcissements et à la précarisation de la condition salariale. La conflictualité sociale ne se dément plus depuis une quinzaine d’années, marquée par la montée de la revendication de partage des richesses, et même par le sentiment de participer, y compris en tant que sujet individuel, à la lutte des classes : l’autocollant « Je lutte des classes » est celui qui a eu le plus de succès dans les grandes manifestations de l’automne 2011 pour la défense des retraites. Et les comportements politiques continuent d’entretenir un rapport avec les appartenances sociales, comme l’ont montré en 2005 les résultats du référendum sur le traité constitutionnel européen, avec un vote « non » d’autant plus fréquent que l’on descend dans l’échelle sociale ou que l’on se rapproche du monde de la fonction publique.
De moins en moins. Les frontières se sont brouillées et élargies, notamment entre classes populaires et classes moyennes. Olivier Schwartz a montré combien les transformations du travail – poussée des activités de service comprenant une relation directe avec un public socialement diversifié – et de la scolarité – généralisation de la scolarisation des enfants des classes populaires dans le secondaire, et, partiellement, dans le supérieur – ont brouillé ces frontières chez les jeunes générations [9]. Les formes de conscience de classe ont beaucoup reculé. Toute une série de rapports sociaux et d’identités sociales qui ne dérivent pas des rapports et identités de classe sont bien plus visibles que par le passé – qu’elles soient liées au genre, aux origines ethniques, aux générations ; de multiples luttes mobilisent ces identités. Et même dans les grandes mobilisations sociales, ce n’est pas nécessairement la notion de classe qui fonctionne comme opérateur de la mise en mouvement. Et, même si on peut rattacher des enjeux comme l’enjeu écologique à des enjeux de classe – dans la mesure où c’est bien un capitalisme débridé et mû par une logique purement financière qui met en cause le devenir de la planète – la plupart de ceux qui se mobilisent pour l’environnement ne le vivent pas comme tel. Ces transformations peuvent s’interpréter comme une « universalisation de l’antagonisme de classe » : ce dernier est en quelque sorte « monté d’un étage » et ne se présente plus comme tel.
Pour une lecture non bourdivine de la mobilité sociale
Les années 1950-1970 ont été une période assez exceptionnelle de promotion sociale, notamment des classes populaires vers les classes moyennes.
Pendant longtemps, l’accent a été mis sur la positivité, la naturalité de cette mobilité sociale ascendante. Mais l’œuvre d’Annie Ernaux avait déjà montré remarquablement les tensions dans lesquelles un tel parcours de « transfuge » s’accomplissait. Il s’agit toujours peu ou prou d’un déchirement culturel entre deux mondes sociaux, dont on porte à vie les traces sociales et subjectives. On ne sort pas indemne de sa classe d’origine. On l’a dit, la grille d’interprétation de ces deux auteurs est celle de la sociologie de Pierre Bourdieu. À la suite de Luc Boltanski, le débat peut porter sur l’appréciation ou non de l’existence de « compétences critiques » chez les acteurs [10]. Compétences dont le sociologue critique n’a pas le monopole et sur lesquelles il peut et doit s’appuyer dans son travail de critique scientifique et sociale. Il porte ainsi sur les contradictions de la domination, et sur l’articulation des modes de domination et de résistance à la domination.
La sociologie de P. Bourdieu insiste sur l’altérité culturelle entre les mondes sociaux, et sur l’importance de la force de rappel des lois de la reproduction, des déterminismes sociaux. Mais elle ne met pas assez en valeur tout ce qui a rendu possibles ces parcours improbables. Elle met bien en lumière les obstacles qui se dressent tout au long de ces parcours minoritaires, mais sous-estime les ressources sur lesquelles ils s’appuient. Or, il faut à mon sens toujours se poser la question : en dehors du contexte macrosocial d’ouverture objective des possibilités de promotion par la multiplication des emplois de cadres et de professions intermédiaires, quelles sont les ressources sociales et subjectives que ces personnes ont trouvées, y compris dans leur milieu socio-familial d’origine, pour réussir une bonne scolarité ?
Ici, je m’appuie sur les recherches de Jean-Pierre Terrail, qui avait identifié trois profils de « transfuges » d’origine populaire, correspondant à trois logiques de mobilisation familiale ayant permis la réussite scolaire [11]/. Il s’agit bien entendu de types idéaux au sens de Max Weber.
Le premier était celui des familles ouvrières militantes, notamment communistes. Le ressort de leur mobilisation pour la réussite scolaire de leurs enfants est la fierté de l’appartenance ouvrière – le message parental est « parce que tu es enfant d’ouvrier, tu peux réussir aussi bien que les autres » ; ses ressources concrètes sont, entre autres, la familiarité avec la lecture dans l’espace domestique.
Le second était celui des familles ouvrières conservatrices, catholiques. Le ressort de leur mobilisation est la dévalorisation de leur condition ouvrière, le refus de s’identifier à cette condition et à la culture qu’elle peut porter – le message parental est alors de sortir d’une condition ouvrière indigne : « bien qu’enfant d’ouvrier, tu peux réussir aussi bien que les autres ».
Le troisième était celui de familles ouvrières déracinées ayant connu un processus migratoire associé à une ouverture des horizons sociaux. Ce type de parcours peut amener à remettre en question la nécessité de la reproduction du destin social. Le ressort de la mobilisation est alors moins souvent présent explicitement chez les parents, la mobilisation du jeune en tant que sujet, éventuellement contre les messages parentaux, y est sans doute plus manifeste.
L’idée de Jean-Pierre Terrail est que ce qui soutient cette mobilisation des familles ouvrières pour la réussite scolaire de leurs enfants c’est un rapport à la condition sociale ouvrière qui est toujours aussi, peu ou prou, actif : fait aussi de résistance à la domination, et pas seulement de soumission ou de consentement à cette dernière, y compris quand cette résistance prend un visage « individualiste ».
À partir de là, je me demande si dans son livre Didier Eribon reconnaît suffisamment sa dette, tant à l’égard de ses parents qu’à l’égard de l’avancée politique et culturelle de la classe dont il provient au cours de la conjoncture qui le voit s’en détacher, via la réussite scolaire. Il donne pourtant au lecteur bien des éléments pour identifier cette dette. Directement : ils se sont acharnés au travail pour lui payer des études et accepter de fait qu’il se sépare socialement d’eux par la promotion scolaire et sociale. Et indirectement : sa mère lui transmet quelque chose de son désir frustré de faire des études ; ce n’est pas le cas de son père – qui, en ce sens, ne correspond strictement à aucun des trois modèles mis à jour par J.-P. Terrail –, mais il ne se résigne pas à son sort de manœuvre, deviendra agent de maîtrise et lui transmet une très forte conscience de classe, prenant parfois la forme d’une haine de la classe adverse, nourrissant sans doute chez le fils un désir de revanche sociale dont la réussite scolaire a pu fournir le terrain. D’ailleurs l’engagement politique du jeune Didier dans un mouvement trotskiste – dont il nous explique l’importance comme vecteur de son goût pour la philosophie – n’est pas sans lien avec les valeurs politiques initiales, communistes, de son milieu familial. De même que son appétit scolaire et culturel n’est pas sans lien avec le contexte d’effervescence intellectuel et politique du tournant des années 1960-1970, elle-même indissociable de la force du mouvement ouvrier et du rayonnement du marxisme à cette époque. De même enfin que son orientation sexuelle minoritaire a sans doute rencontré un contexte culturel global plus permissif que d’autres, ce qui a pu lui faire jouer un rôle positif dans sa dynamique de mobilisation scolaire et d’émancipation subjective et sociale.
C’est pourquoi les trajectoires minoritaires qui échappent à la loi de la reproduction sociale, si elles ne réfutent pas « la vérité sociologique » de cette loi (p. 120), amènent à la nuancer, en y ajoutant une seconde vérité sociologique : il n’y a jamais purement et simplement résignation à la condition d’exploité, pour soi-même et pour ses enfants. Des millions d’enfants d’ouvriers ont ainsi pu échapper à la condition ouvrière parce que les parents leur ont transmis leur propre résistance à la condition ouvrière. Si on accepte l’idée selon laquelle les enfants se voient toujours confier par leurs parents une mission de réparation, cette dernière peut prendre la forme de la réussite scolaire et sociale : derrière la « trahison » des origines, il y a aurait aussi une fidélité à ces origines. Ainsi, il n’y a pas que rupture, honte et trahison, il y a de la continuité, et parfois de la fierté. Continuité d’un combat qui, certes, change de terrains et de formes pour en adopter de nouvelles, que tout semble séparer de celles qui ont été celles des parents. Fierté parfois, du sujet qui a effectué un parcours d’exception sans renier ses origines, et du milieu familial lui-même quand il a soutenu pleinement ce parcours. Si le parcours de Didier Eribon est marqué par cette honte, voire ce mépris de ses origines ouvrières en ce qu’elles sont porteuses de négativité – violence conjugale, homophobie, racisme, et plus récemment basculement vers le vote Front national – dont tout le livre est une sorte de travail pour la dépasser en élucidant les déterminismes sociaux qui pesaient sur elle, je ne suis pas sûr qu’il soit entièrement parvenu au terme de ce parcours à la reconnaissance d’une dette « positive ». Et je suis certain que bien d’autres parcours de « transfuges » d’origine ouvrière sont marqués par davantage d’ambivalences assumées entre les ressources et les contraintes dont ils ont bénéficié.
« Résister » prend ainsi des formes multiples et parfois contraires : « résister » à l’imposition de l’habitus scolaire et se retrouver exclu de l’école et renvoyé à son destin de classe : se « soumettre » pour réussir à l’école et échapper au destin de classe.
Nous sommes aujourd’hui dans une toute autre conjoncture : la problématique de la promotion tend à être complétée, voire remplacée, par celle du déclassement. Des travaux, comme ceux de Camille Peugny, commencent à en étudier les modalités, y compris subjectives [12].
Cet auteur montre que ce n’est pas la même chose d’être déclassé quand on est issu d’une famille d’héritiers installés depuis plusieurs générations dans le monde des cadres ou des classes moyennes diplômées, ou quand on est issu d’une première génération de cadres d’extraction populaire. Les premiers vont avoir tendance à se vivre comme individuellement responsables de leur échec et à se replier sur eux-mêmes, les seconds vont adopter une attitude de rébellion face à une injustice collective – ils sont plus diplômés que leurs parents et débutent bien plus difficilement dans la vie –, de mobilisation d’une identité générationnelle sur le mode de la dénonciation de la « génération sacrifiée ». Ce dernier type de trajectoire sociale pourrait expliquer le rôle joué par la jeunesse diplômée des « classes moyennes » dans certaines grandes mobilisations collectives contemporaines.
Il y a donc bien des manières différentes de vivre subjectivement les déplacements dans l’espace social. Ces manières n’ont pas seulement à voir avec des questions de psychologie personnelle. Mais aussi avec des parcours sociaux sur plusieurs générations, avec des lignées maternelles et paternelles qui sont rarement strictement homogènes, et des filtres symboliques et politiques qui donnent des sens bien différents à des trajets objectivement semblables.
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Ce n’est pas un hasard si la thématique de l’identité a acquis une telle importance dans les sciences sociales. Les univers sociaux se sont décloisonnés, que ce soit au plan objectif, au plan imaginaire et symbolique. Les déplacements et les multi-appartenances provoquent un travail identitaire souvent douloureux, débouchent parfois sur le repli identitaire, le refuge dans des identités mythifiées, réinventées. Mais heureusement aussi sur de grandes œuvres. Le livre de Didier Eribon est l’une d’elles, à la fois par ses qualités littéraires et sociologiques. Sans doute fallait-il être ce sociologue transfuge du monde ouvrier pour parvenir ainsi à « tricoter » la mise en mots d’une expérience intime et subjective avec le récit social.
Avoir connu d’autres parcours sociaux permet-il de mettre à jour plus aisément les processus sociaux qui ont pu soutenir les ressources subjectives mobilisées pour surmonter les obstacles rencontrés sur le chemin de ces parcours hors-norme, à distance des lois de la reproduction sociale ?
Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non reproduction (PUF, 2014)
Quel sociologue, y compris parmi les plus convaincus de la pertinence des travaux de Pierre Bourdieu, ne s’est pas interrogé sur cet angle mort de la théorie de la reproduction sociale : sans doute juste « à 90% », ne laisse-t-elle pas dans l’ombre ces exceptions, nombreuses bien qu’improbables, les parcours de vie qui semblent échapper à cette loi sociologique ? Faut-il donc se résigner, en laissant intact le système théorique de la reproduction, à déléguer l’examen de ces exceptions aux soins de nos collègues psychanalystes ou psychologues, puisque la sociologie, comme toute discipline scientifique, ne saurait prétendre à un savoir total et absolu sur les faits sociaux et humains ?
A l’aide de sa connaissance poussée de l’œuvre de Spinoza, la philosophe Chantal Jaquet apporte dans ce petit livre très accessible une réponse négative et lumineuse. Elle nous aide à rendre intelligibles les trajectoires improbables sans contester la force des conditionnements sociaux : « La non-reproduction (…) n’est pas une autocréation du moi, mais co-production sociale du milieu d’origine et du milieu d’évolution, en tant qu’elle advient avec ou contre eux » (p. 219). Sa pensée est celle de « la complexion qui ressaisit l’ensemble des déterminations communes et singulières qui se nouent dans un individu, à travers son existence vécue, ses rencontres, à la croisée de son histoire intime et de l’histoire collective » p 219-220) ; une pensée de « l’interconnexion des causes et du lien constitutif qui définit l’être avec autrui » (p.220). L’analyse de la complexion ne récuse pas les habitus sociaux, elle les inclut dans une combinatoire plus vaste et plus complexe où l’enfance, l’histoire familiale, la place dans la fratrie, l’orientation sexuelle, la vie affective, les relations amicales et amoureuses sont intégrées dans l’examen de la trajectoire.
Cette démonstration, l’auteure la réussit en s’appuyant au-delà de sa connaissance des œuvres de Spinoza et de Bourdieu – avec ce paradoxe que ce théoricien majeur de la reproduction s’est quant à lui arraché à sa classe d’origine -, sur un solide corpus sociologique et littéraire : aux côtés des sociologues comme P. Bourdieu, D. Eribon et R. Hoggart - et de leurs récits auto-socio-biographiques, on trouve notamment des œuvres de Stendhal, de Jack London, d’Annie Ernaux, et des auteurs afro-américains comme John Howard Griffin, John Edgar Wideman ou Richard Wright.
On connaissait la notion de « transfuge » (de classe). Chantal Jaquet lui préfère celle de « transclasses ». Elle évite la connotation négative, celle de traîtrise. Elle permet aussi de penser tout changement de classe sociale, vers le « haut » comme vers le « bas » de la hiérarchie sociale. Et elle permet même de comprendre les changements de genre, de sexualité ou de race, voire tout changement identitaire auquel nous appelle notre voyage au travers les âges de la vie. En effet « trans » indique la transition et signifie « de l’autre côté » en latin. Reste que le livre est principalement centré sur le passage du monde dominé au monde dominant, car « les causes du déclassement se conçoivent plus facilement » (p.21).
Bourdieu et Passeron, dans « Les héritiers », rappelle l’auteure, envisagent deux types d’exception illustrant que la reproduction n’est pas un déterminisme mécanique : une dilapidation d’héritage comme c’est le cas des « dilettantes » à l’école ou, plus tard, des « flambeurs » ; une réussite scolaire liée à une meilleure adaptation à l’enseignement ou à un environnement familial plus favorable. Mais, pour penser au-delà de la notion d’exception, « l’enjeu qui se profile (…) est celui de la nature de la puissance humaine et de la sphère d’extension de la liberté. La non reproduction met en jeu la possibilité de l’invention d’une existence nouvelle au sein d’un ordre établi sans qu’un bouleversement social ou une révolution se soient produits » (p.7). Un sociologue comme Didier Eribon admet que « contrevenir à une loi n’est pas la contredire » (p. 8). Un autre, comme Bernard Lahire en travaillant sur la non reproduction scolaire à l’école primaire ouvre la voie à une sociologie différentielle, soucieuse de prendre en considération la diversité des contextes et l’hétérogénéité des expériences. Un troisième, comme Norbert Elias, qui, dans Mozart, sociologie d’un génie, montre qu’on peut penser la singularité en lui donnant une portée universelle.
La première partie du livre traite des « causes de la non reproduction » et débouche sur le concept de « complexion », alternatif à celui d’ « habitus », lequel fait l’objet de la seconde partie, appliqué au cas des transclasses.
La première raison généralement avancée à ce type de parcours est l’ambition. Il est vrai que des individus issus de classes défavorisées voient parfois dans leur handicap un défi à relever. Mais l’ambition ne signifie pas systématiquement arrivisme ou carriérisme. En elle-même, elle exprime un désir de vivre et d’affirmer sa puissance d’agir, elle n’est en soi ni bonne ni mauvaise, tout dépend de ses fins et de ses moyens. Reste qu’elle n’est pas un principe explicatif satisfaisant : pourquoi n’est-elle pas présente chez tous ? La reproduction est-elle due à un manque d’ambition ? L’ambition ne peut donc être conçue comme cause première des parcours de forte promotion sociale. Ce n’est qu’une des modalités que peut prendre la puissance d’agir, laquelle renvoie à d’autres causes. Elle est plus constituée que constituante : toute ambition est ambition de quelque chose, elle présuppose un modèle, un idéal, un objectif. « Dans le cas de la non reproduction elle implique la représentation d’un modèle autre que le modèle dominant et d’un désir de le réaliser (…) elle est l’effet d’un processus qui combine une détermination cognitive, l’idée d’un modèle, fut-elle confuse, et une détermination affective, le désir de l’accomplir » (p.31)
Il faut donc ne pas confondre l’effet et la cause, et s’interroger sur les ressorts d’un mimétisme qui peut se produire par rapport à un modèle non présent dans le milieu familial : espoirs fondés sur l’ignorance des obstacles à surmonter ; conscience à la fois qu’existe un autre monde que celui dans lequel on se sent enfermé et, plus encore, conscience que celui-ci est désirable. Or, cela ne va pas du tout de soi. Annie Ernaux, au départ, n’imagine ni ne désire poursuivre des études longues : il a fallu qu’elle s’y sente autorisée par sa mère et encouragée par son institutrice. Creuser les processus qui rendent un modèle alternatif désirable nécessite donc de mettre au jour « le nœud des déterminations qui se contrarient et se composent pour produire une puissance d’agir capable de l’accomplir » (…) de « comprendre la logique des affects à l’œuvre » (p. 63).
Que sont donc ces affects ? Ce sont « l’ensemble des modifications physiques et mentales qui ont un impact sur le désir de chacun en augmentant ou en diminuant sa capacité d’agir » (p. 64) Ou encore, « tout ce qui nous touche, nous meut et nous émeut » (p. 64). « Quel que soit leur sentiment de solitude, les individus ne sont pas des substances existant par elles-mêmes ou des monades sans porte ni fenêtre, mais des êtres de relation perpétuellement affectés par des causes extérieures qui les modifient et qu’ils modifient au gré des rencontres » (p. 65). Or « un affect ne peut être contrarié ni supprimé que par un affect contraire et plus fort » (p.64). « Avant de prendre la forme d’un choix conscient et assumé, le surgissement d’un désir souverain est le résultat d’un travail souterrain » (p. 65). Ce surgissement peut être provoqué par une « rencontre amicale ou amoureuse entre deux êtres de classes différentes, qui s’accompagne d’une refonte de l’identité par une ouverture à une altérité que l’on désire faire sienne et intégrer » (p. 66). Au-delà « c’est toute une économie des forces qu’il s’agit de penser à travers chaque parcours singulier » (p. 69). Le ressentiment, la haine et la rage contre l’humiliation, une souffrance sociale et familiale peuvent jouer ce rôle : « la souffrance naît d’une distance et d’une interrogation critique qui empêchent l’adhésion au milieu ambiant et le remettent en cause » (p. 72). « Celui qui se sent parfaitement heureux et adapté à son milieu ne désire pas forcément le quitter et il est plus difficilement ouvert aux rencontres amicales ou amoureuses qui pourraient bouleverser son existence » (p. 73).
Le malaise peut être dans l’appartenance à la classe mais aussi dans la race, le sexe, le genre, la famille et la non reproduction peut, certes, être mise au compte de l’individu qui s’éloigne de son milieu, mais également au compte du milieu qui éloigne l’individu. Il faut donc penser ce mouvement comme double, comme « importation d’un modèle alternatif dans le milieu ambiant et comme exportation dans un milieu étranger d’un individu qui n’a pas sa place dans le milieu d’origine » (p. 77). La question de la place dans la famille est donc centrale. « Quiconque n’a pas sa place est condamné à être déplacé » (p.79).
Quand un individu souffre, c’est aussi tout le corps social et familial qui est malade et qui cherche une issue de secours à travers lui. La non-reproduction n’est donc jamais une simple aventure individuelle, elle est une expulsion ou une propulsion par le milieu, et elle est donc à comprendre à partir des parcours et des frustrations des parents : « Plus ou moins à son insu l’enfant est la voix(e) des désirs frustrés de ses parents » (p. 84) « Comprendre la non-reproduction ce n’est donc pas penser une trajectoire solitaire mais solidaire d’un milieu familial ou social qui d’une certaine manière la provoque ou l’autorise » (p. 87) :
« La non-reproduction n’est donc pas un phénomène individuel mais trans-individuel ; elle ne peut être comprise si l’on conçoit séparément les déterminations économiques, sociologiques, familiales et affectives à l’œuvre dans l’histoire de chacun (…) La non-reproduction mobilise une pensée combinatoire, une pensée du concours et de la connexion, et requiert l’analyse d’un réseau ou d’un faisceau causal » (p. 96). Le mot « complexion » désigne un « assemblage complexe et singulier de déterminations physiques et mentale liées entre elles », de « chaînes de déterminations qui se nouent pour former la trame d’une vie singulière » (p. 102)
La seconde partie du livre est consacrée à l’analyse de la « complexion des transclasses ».
« La complexion comprend l’ensemble des données qui relèvent de l’esprit seul, du corps seul, et également de celles qui mettent en jeu leur union (…) elle permet de ressaisir sous l’unité d’une seule et même nature l’assemblage des déterminations physiques, mentales et psychophysiques » (p. 104) Cette unité n’allant pas de soi, que devient la pertinence de la notion d’identité du moi ? On ne sera pas surpris que C. Jaquet propose de sortir d’une conception classique de l’identité comme noyau immuable résistant au changement, puisque les transclassess « se caractérisent plutôt par un processus de désidentification, de déprise, qui les arrache à leur famille et à leur classe » (p. 107). D’où, d’ailleurs, les limites d’un concept comme celui, fort en vogue, de « reconnaissance », puisqu’il présuppose l’existence d’une identité niée qu’il s’agit de faire triompher et qui risque d’enfermer dans des déterminations fixes et abstraites, qui seraient, par définition, « reconnaissables ».
En fait, le transclasses radicalise l’expérience commune, celle de l’inconsistance du moi et de l’inconstance de ses qualités. Simplement, s’il a plus « l’air emprunté » que d’autres, c’est qu’il endosse davantage que d’autres des qualités d’emprunt. Le concept de complexion permet de penser le tressage des déterminations en lien avec les milieux de départ et d’arrivée. Ce qui différencie le transclasses de ses congénères ce n’est pas tant l’absence d’un moi substantiel ou d’une identité véritable, que l’expérience d’un changement radical d’état.
Mais le lien natif ne peut jamais être totalement rompu, comme on le voit quand la mort des parents réveille des traces qui étaient en sommeil. Le transfuge est souvent clivé, mais le clivage n’est pas la seule forme de partage, « la bigarrure peut s’afficher comme posture, le brouillage comme image, la mixité comme qualité. Le processus n’est pas la succession linéaire de phases, elles se recouvrent, se développent corrélativement et s’entretiennent mutuellement » (p. 139).
Objectivement, et qu’elle qu’en soit la forme subjective, le transclasses fait l’épreuve de la double distance, par rapport au milieu d’origine et à celui d’arrivée, il « apparaît comme un immigré de l’intérieur » (p.140). Il se retrouve dans une posture incommode de non coïncidence avec son rôle social ; mais c’est une posture qui offre de précieuses possibilités de recul et de distance critique, comme le montrent l’acuité des témoignages ou des recherches qu’ils peuvent produire sur le monde social.
Subjectivement le transclasses fait l’expérience de la lutte des classes en lui, il est pour ainsi dire son propre ennemi. L’intellectuel d’origine populaire parle souvent au nom et à la place d’un peuple dont il pense être resté proche. Il oscille entre affects contradictoires, faits de honte et de fierté par rapport à ses origines. La séparation totale d’avec ses origines est illusoire : le lien subsiste ne serait-ce que sous forme du sentiment de culpabilité, car il doit souvent sa réussite sociale au moins en partie au sacrifice de sa famille. La même ambivalence qu’à l’endroit de son milieu d’origine se retrouve à l’endroit du milieu d’arrivée. Bref, si le recensement de toutes les formes de contrariété inhérentes à la complexion des transclasses est une tâche vaine, il y a des facteurs communs de tension nés de l’entre-deux, notamment ceux qui nourrissent le sentiment de honte sociale. Comme le montre l’expérience de Camus découvrant que sa mère doit être déclarée « domestique » dans un questionnaire qu’il doit remplir, il s’agit de « honte et de honte d’avoir honte » (p. 164), car il se méprise d’entériner ce jugement social. Cette honte peut conduire à la dissimulation et à la simulation.
La posture de l’entre-deux peut être si douloureuse qu’elle peut faire regretter le passage vers la nouvelle identité, elle peut conduire à se sentir si étranger à soi-même que l’on plonge dans la dépression, voire que l’on désire en mourir. Chantal Jaquet s’appuie sur le cas de Jules Michelet pour montrer la nécessité, pour le transclasses, de forger des mythologies afin de tisser une nouvelle complexion qui permette de vaincre la honte de soi-même, d’être fier de soi pour oser relever la tête : un affect ne pouvant être vaincu que par un autre plus puissant, une grande honte ne peut être chassée que par une grande fierté. On rencontre ici l’effort pour inverser le stigmate, avec par exemple la « fierté homosexuelle » ou la « fierté noire ». Il s’agit pour le transclasses de se réapproprier le passé, d’accepter ses origines, de les reconfigurer afin qu’elles apparaissent non plus comme des marques d’infamie, mais comme moment historique de constitution de soi, de revendiquer son origine comme un titre de gloire. Mais la fierté de la réussite peut aussi se transformer en quête effrénée de reconnaissance, en désir illimité de gagner ou de prouver sa légitimité par l’accumulation de richesses, de culture, de pouvoir ou d’honneur.
« Pour pouvoir être lui-même à travers l’autre le transclasses n’a d’autre alternative que de transformer ce qui l’écrase en levier, de prendre appui sur les tensions en rongeant le frein de la culpabilité pour qu’il devienne moteur » (p. 206). C’est, par exemple, le rôle de l’écriture chez Annie Ernaux, laquelle admet que la culpabilité est « définitive » mais qu’elle est en même temps à la base de son écriture, et que l’écriture est ce qui l’en libère le mieux.
Au terme du livre, l’auteure voit dans les transclasses « la preuve en acte de l’existence d’une mobilité et d’une plasticité des êtres, y compris dans les conditions les plus défavorables, qui contredit les visions essentialiste comme existentialiste de l’homme » (p. 219). Cette « pensée de la complexion ressaisit l’ensemble des déterminations communes et singulières qui se nouent dans un individu, à travers son existence vécue, ses rencontres, à la croisée de son histoire intime et de l’histoire collective » (p.219-220). Elle ne récuse pas les « habitus sociaux, elle les inclut dans une combinatoire plus vaste et plus complexe ou l’enfance, l’histoire familiale, la place dans la fratrie, l’orientation sexuelle, la vie affective, les relations amicales et amoureuses, sont intégrées dans l’examen de la trajectoire » (p. 220). L’affect y joue un rôle décisif, cependant il n’est pas vu comme le contraire du social, mais « le social par exemple » selon la formule de Spinoza, et il s’insère dans un déterminisme du lien interactif.
En analysant des cas singuliers, on réalise que ce qui est contrainte dans certaines conditions peut devenir ressource dans d’autres. Etre une fille de milieu populaire n’est pas nécessairement un handicap, car les garçons sont souvent piégés dans leur rapport à l’école par la norme de virilité. Ce qui est aussi un plaidoyer pour la pluralité, l’irréductibilité et la non hiérarchie des luttes contre les différentes formes de domination, l’objectif n’étant pas de franchir solitairement les barrières de classe mais de les abolir pour tous.
L’ouvrage de Chantal Jaquet est donc très stimulant. Il passionnera tous les sociologues qui, travaillant sur des récits et/ou parcours de vie, en particulier sur les parcours qui s’écartent du probable ou du normal, s’efforcent d’en rendre raison avec les outils des sciences sociales. Au-delà, il intéressera tous ceux qui pensent que ceux qui ont changé de monde peuvent nous aider à penser comment changer le monde.
On invitera simplement à construire des ponts entre la belle contribution de cette philosophe et celles des sociologues qui se sont aventurés le plus loin sur le même chemin. On pense aux travaux de Bernard Lahire, qui sont cités. Mais aussi à bien d’autres, parmi lesquels il faut rappeler ceux de Jean-Pierre Terrail, qui a montré la fécondité de la démarche idéale-typique à propos de la réussite scolaire des enfants d’ouvriers. Il en a en effet mis au jour des modalités différenciées et typiques, elles-mêmes adossées à des formes typiques de mobilisations parentales : mobilisation « individualiste » pour sortir de la classe marquée par l’éthique chrétienne ; mobilisation au nom de valeurs éthiques et politiques critiques soutenue par la frustration scolaire d’au moins un des parents ; mobilisations selon des logiques plus hétérogènes mais passant toujours par une très forte autodétermination de l’enfant. Ce qui se joue en termes de dynamiques des affects au sein d’une histoire singulière inscrite elle-même dans une constellation socio-familiale singulière est sans doute rarement accessible à l’aide des entretiens biographiques inscrits dans une enquête sociologique classique – d’où le caractère irremplaçable des sources littéraires et des récits auto-socio-biographiques, ou encore des monographies ethnographiques approfondies de groupes familiaux. Reste qu’il y a sans doute encore beaucoup à faire pour découvrir des processus sociaux typiques qui élargissent le champ des possibles offerts aux sujets sociaux au-delà du champ des probables [13].
Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, La Découverte, Coll. « L’envers des faits », 2021.
Voilà un grand livre de sociologie. Inscrit dans la lignée d’autres récits biographiques de « transfuges » de classe – ou « transclasses » –, tels ceux des sociologues Richard Hoggart ou Didier Éribon, et ceux d’écrivains, tels Annie Ernaux ou Edouard Louis – il relève le défi d’une visée sans équivalent d’articulation des versants objectifs et subjectifs de tels parcours. Car c’est bien d’enquête qu’il s’agit. Rose-Marie Lagrave s’est fixé pour but d’aller le plus loin possible dans l’objectivation de son propre parcours de vie. Elle a utilisé des archives familiales ou publiques, et des entretiens réalisés auprès des membres vivants de sa famille – sœurs et frères, enfants –, ainsi que de nombreux autres témoins et acteurs de sa trajectoire. Par exemple, pour comprendre quels étaient les modes d’engagement dans le travail pédagogique des institutrices et instituteurs qui, au début des années 1950, l’ont aidée à franchir un premier seuil, celui du Certificat d’Études Primaires (CEP) et de la réussite au concours d’entrée au lycée, elle n’a hésité ni à fouiller les archives du rectorat, ni à interviewer les enfants de ces instituteurs pour approcher le rapport que leurs parents entretenaient avec leur métier. Le croisement de ces multiples sources permet de vérifier la validité des faits rapportés, et la vaste culture historique et sociologique de l’auteure alimente une contextualisation très fine de la dynamique des univers sociaux traversés. Au travers du son histoire propre – elle est née en 1944 - c’est toute une séquence historique de la France contemporaine qui est restituée et interprétée de manière très vivante. Rarement l’intrication du social-collectif et du social-singulier aura été mise au jour avec autant de force.
Cette démarche exigeante accompagne deux contributions originales. La première est la dimension genrée de ce parcours singulier : ce nouvel éclairage de la dimension sexuée de toute trajectoire de transclasses montre, du même coup, comment elle est occultée dans les récits écrits au masculin. La seconde est le rôle joué par la rencontre de l’auteure avec le mouvement féministe de l’après 68. Cette rencontre est d’autant plus marquante qu’elle intéresse une jeune femme au profil social très éloigné des animatrices du MLF. Issue d’un milieu très modeste, elle est alors déjà mariée et mère de deux enfants.
Parmi d’autres apports à la littérature sur les transfuges de classe, on trouve la capacité à mettre à distance la « honte sociale », ainsi que la revendication d’un « habitus » non clivé. Or ces deux traits saillants se différencient de ce qui est au cœur de l’expérience vécue par d’autres transclasses. Ajoutons l’éclairage porté sur l’empreinte de la religion sur le cours d’une vie, ou encore sur les rapports de domination qui font la vie quotidienne d’une institution élitiste comme l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Rose-Marie Lagrave l’a en effet rejointe dans les années 1970, mais en y entrant par la porte minuscule d’un emploi de « vacataire », puis en tant que « cheffe de travaux ».
Servi par une grande qualité d’écriture, le texte, écrit à la première personne, est empreint d’une grande modestie de ton, d’autant plus remarquable que le parcours de l’auteure est objectivement et statistiquement exceptionnel. Il délivre un message théorique et politique central, qui se veut délibérément à contre-courant de l’air du temps : le mérite personnel n’existe pas (« je me déclare non méritante ») ; la « volonté de s’en sortir » est toujours construite socialement au travers de ressources héritées ; et une telle volonté doit encore rencontrer une série d’opportunités pour être entretenue et se traduire en « réussite sociale » Pour son cas, Rose-Marie Lagrave insiste sur le processus de démocratisation de l’école et de l’université, sur le rôle joué par « l’État-providence » au travers des bourses et autres aides sociales – elle défend avec véhémence ce qui est souvent dénoncé aujourd’hui comme de l’« assistanat » – bref, par des dites « Trente Glorieuses ». Si la pensée de Pierre Bourdieu inspire l’auteure, c’est dans une proximité critique qui s’écarte du fatalisme de la reproduction sociale. Cette dernière n’est pas inéluctable, « aucun sort n’est jeté à l’avance ». Pour autant, « il faut lutter collectivement pour abolir la domination masculine et de classes, de sorte qu’on n’aurait pas à passer d’une classe à l’autre » (p. 390).
C’est une maladie du père qui brise l’ascension sociale de la « famille nombreuse » (chapitre un) dont l’auteure est issue, provoquant un déclassement économique et une relégation territoriale. L’employé à la carrière prometteuse perd son travail, ne touche plus que l’allocation dédiée aux adultes handicapés, et la famille déménage de la région parisienne vers une petite commune rurale normande. Avec onze enfants, dont un handicapé, une mère non diplômée et accaparée par les enfants, ce sont les aides sociales qui sont les seules entrées financières régulières, six fois inférieures au salaire moyen de l’époque. Cette grande pauvreté est en partie contenue par le recours à l’autoconsommation permise par un potager, un poulailler, un cochon et deux ou trois vaches laitières. Si la plupart des villageois– petits agriculteurs, ouvriers travaillants dans les fermes ou dans la fromagerie locale - sont également pauvres, R.-M. Lagrave précise : « je ne me suis jamais sentie pauvre durant le temps de l’école primaire » (p. 55). Plus important encore, ce déclassement social est masqué aux yeux de la population locale, par le fait que la famille possède une « propriété » et par le capital culturel d’un père ayant bénéficié d’un passage par le petit séminaire : l’éducation est donc ce qui permet de se distinguer des autres familles. Les livres et la lecture sont omniprésents. L’éducation est très stricte, les enfants sont « élevés à la dure ».
Un « catholicisme panoptique » (chapitre deux) régit en effet la vie familiale. La parentèle est dominée par la figure tutélaire d’un oncle paternel, prêtre. Il sera un précieux atout en aidant la famille lors des passes économiques difficiles. La mère est une « enfant de Marie », « soumise aux dictats de son époux ». C’est un catholicisme conservateur qui sert de « boussole morale et éducative » aux parents. Pour Rose-Marie, il se métamorphosera un peu plus tard en « catholicisme de gauche ».
« L’école ne sera pas un camp de redressement, c’est déjà fait ». Mais elle offrira une vraie « clef des champs » (chapitre trois). Il s’agit du « premier marchepied d’où l’on pouvait entrevoir, encore flouté, un possible accès à d’autres mondes sociaux » (p. 109). La socialisation familiale se transpose dans l’espace scolaire par une « facilité déconcertante » des apprentissages, un plaisir d’acquérir des connaissances comme « dérivatif vis-à-vis de l’atmosphère plombée de la maison. L’ordonnancement et l’éventail des savoirs scolaires venaient compléter et ré-ouvrir la culture familiale et en fin de compte lui donner sens (p. 118-119) ». Il s’opère alors une adhésion non critique au savoir dont, avec le recul, l’auteure mesure à quel point il était marqué par le sexisme, le racisme et le colonialisme. Enquêtant sur qui étaient ses « premiers passeurs », en mobilisant par exemple les rapports des inspecteurs au sujet de ses instituteurs et institutrices, l’auteure déconstruit le mythe des « hussards noirs de la république ». Leur « vocation » ne précédait pas, mais résultait de leur expérience professionnelle. Elle restitue, de manière vivante et éloquente, les réalités de l’école primaire des années 1950, comme la mixité de la classe, qui n’atténuait aucunement la sexuation des activités et des apprentissages – pour les filles, les exercices de couture, la fabrication de petits objets pour les garçons –, ou encore l’ampleur des abandons avant le CEP. La plupart des élèves quittent l’école pour le travail dès l’âge de douze ans. Rares sont donc ceux présentés au CEP. Plus rares encore ceux sont accompagnés vers le concours d’entrée au Lycée. Ce sera pourtant le cas, outre de Rose-Marie, de six de ses sœurs et frères. « Ne pas décevoir » son instituteur, qui investit en elle au point de l’accompagner en automobile au concours et de lui offrir le restaurant, telle est l’une des motivations qui permet à l’auteure de franchir ce premier seuil.
« Passer le gué » du cycle secondaire (chapitre quatre) sera une toute autre affaire. Car, avec le lycée et l’internat féminins, Rose-Marie découvre la honte sociale associée à la « vision fulgurante et durable des inégalités matérielles que je ne savais pas encore expliquer par le concept de classes sociales » (p. 159). Les apprentissages deviennent difficiles. Pourtant, elle est en classe terminale et réussira le baccalauréat, comme plusieurs autres membres de sa fratrie. Elle voit quatre explications à cette réussite : être dans « un lycée d’une tenue et d’un niveau pédagogique remarquables » et « dont la réputation devait alors beaucoup à l’intelligence et à la rigueur de sa directrice, qui tenait son lycée d’une main de cheffe d’orchestre » (p. 153) ; la présence d’une poignée d’enseignants qui seront des « alliés d’ascension » ; le statut de boursière ; et, « contre toute prédiction », le rôle favorable du nombre d’enfants de la famille, puisque les sœurs aînées ouvrent la voie, réassurent et conseillent. En tant que fille, Rose-Marie ne détient pas l’arme de la rébellion contre l’ordre scolaire, privilège masculin. Au contraire, la docilité issue de son éducation familiale et religieuse est renforcée par l’anxiété de ne pas réussir. Sa résistance prend alors la forme d’une « carapace de romantique désespérée au-dessus des tracas matériels » (p. 163), d’une pratique intensive de la lecture, des amitiés privilégiées avec « des filles proches ou diamétralement opposées à ma condition sociale » (p. 164). Si l’auteure n’avance pas cette interprétation, on peut se demander si une certaine « sororité » de fait, précédant son engagement féministe ultérieur, n’a pas joué un rôle de soutien dans sa dynamique d’émancipation par les études.
La troisième frontière franchie sera celle qui va « De la Sorbonne aux Hautes Études » (chapitre quatre), restituée comme une course d’obstacles, dont rien ne prédéterminait le « succès » final : l’auteure achèvera sa carrière universitaire comme Directrice d’études à l’EHESS. Avec comme seul revenu une bourse versée tardivement dans l’année universitaire, il lui faut d’abord travailler tout en étudiant. Venue d’un lycée de province, elle ignorait l’existence de l’IPES (Institut de préparation aux enseignements de second degré), ce dispositif rémunérant des étudiants qui préparent le concours du professorat. C’est alors « une vie de chien », avec le « grand écart » quotidien entre le monde ouvrier d’une petite fabrique de bijoux – dans laquelle elle vit l’ambivalence entre la chaleur humaine populaire et l’exploitation – et le monde universitaire auquel il lui est difficile de s’acclimater. « La fierté d’avoir intégré cette institution était troublée par la morgue des normaliens et anciens Khâgneux et par le mépris avec lequel les besogneux ipésiens étaient considérés » (p. 216). Mais cette séquence biographique est aussi celle d’une « formation autodidacte au goût », avec la découverte enchantée des lieux de culture. Après l’année de « propédeutique », c’est sans surprise qu’elle s’oriente vers la sociologie et non la philosophie : ce sont les propos tenus par R. Aron lors d’une conférence qui « ont mis en lumière la dissonance que j’éprouvais entre l’apesanteur sociale de la philosophie et ma condition de salariée clouée à l’établi » (p. 214). Elle rend alors hommage au « Gésup », ce groupement syndical affilié à l’UNEF, à la fois corporatif et très politisé, qui aide les étudiants en sociologie qui sont salariés : accès aux cours ronéotés, action pour un versement plus précoce des bourses.
C’est Jean-Claude Passeron qui la fait accéder à « la compréhension lumineuse de la puissance explicative de la sociologie » (p. 220). Au prix d’un bachotage intense et sous la menace de la suppression de la bourse en cas d’échec, elle réussit les cinq certificats composant la licence. C’est la première fois que son père lui exprime sa fierté, lui qui a longtemps déprécié les succès scolaires de ses enfants, jugeant qu’ « au pays des aveugles, les sourds sont rois ». À la suite d’une « maîtrise si peu maîtrisée », portant sur la « condition des femmes algériennes », dirigée par G. Balandier, l’inscription en doctorat se fait presque en « continuité quasi-mécanique de la réussite aux examens ».
Mais Rose-Marie Lagrave est déjà mariée et mère de deux enfants. Son projet de recherche sur les femmes algériennes est jugé peu réaliste. Elle est donc orientée vers un spécialiste de sociologie rurale, Paul Rambaud, directeur du Centre de Sociologie Rurale de l’EHESS. Or c’est un prêtre et fils de petit paysan – ce qu’elle ignorait totalement à l’époque – et la ressemblance entre leurs parcours et habitus de classe est plus manifeste avec le recul de l’auto-analyse. Peu de temps après, un « accident biographique » intervient : Rose-Marie se sépare de son mari. Cela aurait pu la conduire à interrompre son doctorat, voire provoquer son déclassement social. Paradoxalement, ce fut son « salut » : méconnaissant les codes de cooptation du monde académique, elle demande « avec aplomb » « un travail » au directeur du centre… qui lui proposera un emploi de vacataire. C’est donc la « transgression des règles de bienséance académique » qui lui ouvrira une « fenêtre d’opportunités inespérées. » (p. 233). Restait à mener à bien le doctorat : « je ne sais même pas comment je suis parvenue à soutenir mon doctorat. Avec un travail à temps plein et deux enfants, toutes mes heures creuses étaient consacrées à la thèse, de sorte que j’ai mis 9 ans à la boucler » (p. 232).
À la suite de cette entrée par la « porte dérobée », le « journal d’une oblate » (chapitre 6) relate un cheminement de lente acclimatation aux codes de l’institution et de réorientation des objets de recherche qui conduira finalement Rose-Marie, et « contre toute attente », au poste de Directrice d’Études. Empruntant cette notion d’« oblate » à Pierre Bourdieu – elle désigne le profil de celles et ceux qui, à l’image des prêtres, doivent tout à l’institution qui les forme et les promeut et qui, en retour, se dévouent corps et âme à l’institution - l’auteure met l’accent sur « les bifurcations, les soutiens collectifs, les engagements institutionnels, les sollicitations impromptues » de ce cheminement. « Travailleuse acharnée », mais jamais « brillante » compte tenu de son handicap social, elle se rapproche de Pierre Bourdieu et du Centre de Sociologie Européenne. Reconnaissant sa dette à son endroit, se « réclamant de sa filiation sans y être totalement affiliée » (p. 248), elle précise : « la puissance libératrice de l’œuvre de Bourdieu n’a pas cessé d’être ma boussole pour m’orienter dans le monde académique et le monde social. Je n’ai pas intégré son centre, mais j’ai persévéré dans mon être en empruntant son chemin » (p. 249). Sa proximité critique sera alimentée plus tard par son engagement féministe, en témoigne sa discussion sans concession de « la domination masculine ». C’est à la suite de sa cooptation au service des relations internationales de l’établissement, et au travers de son engagement dans la promotion de l’institution dans les pays anciennement communistes d’Europe, qu’elle sera promue Directrice d’Études. Renonçant à se « vouloir légitime, non sans déchirement mais au moins sans honte » (p. 268), elle adopte cette « voie alternative » de carrière académique. « Je suis une oblate, mais une oblate critique » (p. 269).
C’est d’un « féminisme d’expérience » (chapitre sept) qu’elle se revendique. À l’inverse du chemin suivi par Didier Eribon, chez qui l’expérience de la discrimination liée à son homosexualité précède celle de la domination de classe, Rose-Marie Lagrave reste longtemps dans le déni de la domination de sexe. C’est la conjonction entre expériences intimes et découverte d’une injustice collective et politique qui provoque son engagement féministe, lequel l’a aidée à se détacher de la honte de soi et de la honte sociale. Mal à l’aise avec le discours dominant au MLF, décalé par rapport à l’expérience des femmes mariées et mères de famille, elle participe à la mise en place d’un groupe de paroles spécifique et montre les implications durables de ce féminisme « peu ordinaire » dans sa « reconversion féministe dans la recherche », sa lutte contre le conservatisme de l’EHESS et pour la mise en place d’un Master « genre, sexualité et politique ».
La dernière partie de l’ouvrage présente une réflexion stimulante sur le passage à la retraite et sur le vieillissement. Elle y mobilise les enseignements du miroir tendu par l’institution et par les proches au terme de son parcours. Elle y prend la mesure de la manière dont elle a « incarné une figure homologue à celle de mes instituteurs » (p. 345). Reprenant les mots de Simone de Beauvoir, elle souhaite lever « le secret honteux de la vieillesse » (p. 349). Elle s’interroge sur les raisons du silence des féministes sur la vieillesse, et propose la mise en place de groupes de paroles féministes sur la mort. Elle suggère aussi de prolonger la revendication « mon corps m’appartient » vers « ma mort m’appartient », en partageant le combat pour « le droit de mourir dans la dignité ». Elle propose de définir la vieillesse comme « incapacité à exercer sa liberté et son autonomie ». De ce point de vue, certains sont « vieux » avant la vieillesse. Et il faudrait avoir le droit d’être « vieux » – au sens de vulnérable, fragile, dépendant – à tout moment de sa vie. En finir avec le « traitement social de la vieillesse » serait donc lui substituer un « traitement social de la dureté des rapports sociaux tout au long de la vie » (p. 366). Face à la mort, elle suggère enfin que, quand, comme elle-même, « on a appris à passer et passer encore on est peut-être plus habitué que d’autres à migrer une fois pour toutes » (p. 372).
Le superbe travail de Rose-Marie Lagrave incite à des prolongements. Une confrontation plus systématique à d’autres parcours de transfuge de classe serait bienvenue. Elle permettrait de creuser les sources de leur différenciation : d’un côté, celles qui sont marquées par la honte sociale et le clivage entre habitus ; d’un autre côté, celles qui ne le sont pas, ou peu. Dans sa conclusion, l’auteure conteste le point de vue de l’historien Michelet, pour qui ce changement de milieu social se traduit par une perte. On peut se demander si la manière dont l’individu perçoit, plus négativement ou plus positivement, la nature de son attachement/détachement par rapport à la culture et aux valeurs de son milieu familial de socialisation, ne joue pas sur ces différences. En tant qu’issue d’une famille catholique conservatrice et déclassée, pour Rose-Marie Lagrave cette perception semble plus négative, plus marquée par le manque que d’autres. Ce qui nous ramène au débat sur le misérabilisme et le populisme dans l’approche des classes et cultures populaires/subalternes.
De même une confrontation plus poussée avec l’approche de Chantal Jacquet, à mon sens trop peu citée et trop peu mobilisée, serait passionnante. On sait que cette dernière a introduit un regard spinoziste sur la question des transclasses, valorisant davantage la dynamique des affects, et proposant de substituer au concept d’habitus celui de « complexion », défini comme ce « qui ressaisit l’ensemble des déterminations communes et singulières qui se nouent dans un individu, à travers son existence vécue, ses rencontres, à la croisée de son histoire intime et de l’histoire collective » (p. 219-220). Pourtant, Rose-Marie Lagrave évoque souvent les émotions mobilisées par son travail autobiographique à l’occasion de certains souvenirs. Resterait peut-être à mieux élucider ce qu’elles indiquent en termes de développement des capacités et des projets au fil de sa vie.
Son livre témoigne en tous cas, une nouvelle fois, des capacités spécifiques des transclasses en matière de vision critique du social et de réflexivité sociologique. Comme le souligne Chantal Jacquet, « objectivement, et qu’elle qu’en soit la forme subjective, les transclasses font l’épreuve de la double distance, par rapport au milieu d’origine et à celui d’arrivée » et sont un peu des « immigrés de l’intérieur ». Le transclasses se retrouve dans une posture incommode de non-coïncidence avec son rôle social, mais c’est une posture qui offre les précieuses possibilités du recul et de la distance critique, comme le montre l’acuité des témoignages ou des recherches qu’ils peuvent produire sur le monde social.
[1] Janine Reichstadt, Les transfuges de classe : des exceptions consolantes ?, GRDS, 2022, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article340.
[2] Ces trois comptes rendus ont été préalablement publiés dans La Nouvelle Revue du Travail :
Paul Bouffartigue, « Du Retour à Reims au Retour des classes sociales », La nouvelle revue du travail [En ligne], 3 | 2013, mis en ligne le 30 octobre 2013, consulté le 07 août 2021. URL : http://journals.openedition.org/nrt/1231 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.1231
Paul Bouffartigue, « Chantal Jaquet, Les Transclasses ou la non-reproduction, Paris, PUF, 2014, 238 p. », La nouvelle revue du travail [En ligne], 7 | 2015, mis en ligne le 03 novembre 2015, consulté le 22 septembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/nrt/2508 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.25
Paul Bouffartigue, « Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir. Enquête autobiographie d’une transfuge de classe féministe », La nouvelle revue du travail [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 22 septembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/nrt/11708 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.11708
[3] La Place, Une femme, La Honte, Paris, Gallimard, 1983, 1987, 1997.
[4] Didier Eribon, Réflexion sur la question gay, Paris, Fayard, 1999.
[5] Pierre Bourdieu, Esquisse pour une autoanalyse, Raisons d’agir, 2004.
[6] Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Seuil,1990.
[7] Paul Bouffartigue (dir.), Le retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits,La Dispute, 2004.
[8] Michel Pinçon et Monique, Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte,2000.
[9] Olivier Schwartz, La notion de "classes populaires", Habilitation à Diriger des Recherches en sociologie, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1997.
[10] De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, 2009.
[11] Jean-Pierre Terrail, Destins ouvriers. La fin d’une classe ? PUF, 1990.
[12] Camille Peugny, Le déclassement, Grasset, 2009.
[13] Parmi les références littéraires mobilisées par l’auteure :
Ernaux Annie (1983), La place, Gallimard.
Ernaux Annie (1987), La honte, Gallimard.
Griffin John Howard (1961), Dans la peau d’un noir, Gallimard.
London Jack (2001 ), Martin Eden, Phébus.
Stendhal (1999) Le rouge et le noir, Gallimard,
Wideman John Edgar (1984) , Suis-je le gardien de mon frère, Gallimard.
Wright Richard (1947), Black boy, Gallimard.