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Le Nouveau Front Populaire et l’école

lundi 14 octobre 2024, par Jean-Pierre Terrail

Les affrontements électoraux de l’année 2024 offrent l’occasion d’un examen et d’une confrontation des programmes politiques concernant l’école. Qu’envisagent les partis de gauche en ce domaine, quelles sont leurs convergences et leurs différences ? Tous se réfèrent à un objectif de justice sociale, mais les timidités assez évidentes de leurs propositions invitent à la réflexion. Qu’en est-il notamment des possibilités et des exigences d’une véritable démocratisation de l’accès aux savoirs ? Pourquoi les organisations politiques progressistes n’ouvrent-elles pas le débat sur ces questions ? Ne serait-il pas opportun que la société civile, en tant que "cinquième composante du NFP" (selon Lucie Castets, qui s’en réclame), les y convie, après avoir assuré leurs succès électoraux ?


Sommaire

2024 : les affichages programmatiques
Les convergences
Les engagements du NFP
D’un programme à l’autre

Restauration ou démocratisation ?
Effacer l’ardoise, mais encore ?
Financement public et efficience pédagogique
Au-delà de l’amélioration des ressources budgétaires
Le pouvoir aux enseignants ?

Les enjeux d’une politique scolaire progressiste
De quelle crise de l’école parle-t-on ?
Affronter la question des missions de l’école
Une mutation des postures pédagogiques
Comment assurer la réussite des non héritiers ?

Conclusion
Structures scolaires et pédagogie : l’indispensable débat


2024 : les affichages programmatiques

La séquence ouverte par les élections européennes, suivies par la dissolution de l’Assemblée Nationale du 9 juin 2024, a conduit les partis politiques à actualiser et afficher leurs propositions propres, les organisations de gauche réussissant à s’accorder sur un même programme, celui du Nouveau Front Populaire (NFP). En matière de politique scolaire, qu’en est-il des convergences et des différences au sein du NFP ? À quelles attentes répondent les objectifs affichés ? Lesquelles restent pendantes, qui exigeraient l’intervention de ceux - enseignants, parents, syndicats, associations - qui ont rendu possibles les succès électoraux des partis de gauche ?

Les convergences

L’école française est confrontée à deux problèmes majeurs. D’une part, et au même titre que les autres services publics, elle subit une politique de sous-financement drastique qui permet de parler de crise de l’école comme on parle de crise du système hospitalier. Et elle doit faire face, d’autre part, à la crise d’efficience pédagogique que révèle la baisse des acquisitions cognitives des élèves à toutes les étapes de leurs études : baisse particulièrement sévère, faut-il le souligner [1]. Cette seconde crise ne saurait être considérée comme une simple conséquence de la première, ne serait-ce que parce que ses premières manifestations remontent à quelque quatre décennies.

Comment les partis de gauche (Verts, PS, LFI, PCF) envisagent-ils de remédier à cette double crise ? Commençons par le trait commun le plus évident et le plus saillant de leurs programmes : ils ignorent totalement la crise d’efficience pédagogique. Aucun n’y fait la moindre référence. Comme si la baisse du niveau des élèves n’était pas signalée, reconnue et validée par de nombreuses enquêtes nationales et internationales depuis vingt-cinq ans. Ce silence est cohérent avec la discrétion générale dont ces programmes font preuve concernant le champ de la transmission des savoirs. Celui-ci serait-il considéré comme une affaire de professionnels spécialisés dans laquelle le politique n’a pas à s’impliquer ? La question mérite d’être réfléchie : comment une politique progressiste pourrait-elle se désintéresser de ce qui est au cœur de la mission de l’institution scolaire, de ce qui fait sa raison d’être ?

Les programmes des quatre organisations sont de ce fait centrés sur le problème du sous-financement du système éducatif, et de ses conséquences pratiques sur les recrutements et la formation des enseignants, la précarisation de leur statut, les remplacements, leur carrière et les salaires, les effectifs par classe, l’entretien des bâtiments… ; l’objectif affiché s’identifiant à chaque fois à la satisfaction des revendications syndicales correspondantes. S’y ajoute l’intention de revenir sur tout ou partie des réformes adoptées de Sarkozy à Macron, notamment sous Blanquer, la critique de Parcoursup s’avérant particulièrement unanime.

Les partis de gauche entendent donc réparer les dégâts provoqués par les politiques néo-libérales. Mais s’agit-il pour eux simplement de retrouver grâce à un financement correct un fonctionnement plus satisfaisant du système éducatif (tel qu’on l’a connu avant ces politiques), ou d’engager des transformations démocratiques ? Se préoccupe-t-on exclusivement de réparer, ou cherche-t-on aussi à améliorer ?

Les réformes de structure proposées sont plutôt timides. Ainsi aucun des quatre programmes ne propose-t-il de modifier l’organisation des parcours des élèves. L’unification des trois voies du lycée est un objectif ancien à gauche, qui avait nourri le projet d’« école progressive » du SNES dans les années 1970, avant que celui-ci ne l’abandonne après la création du bac pro pour s’en tenir, jusqu’à aujourd’hui, à l’ambition de faire réussir tous les élèves grâce au dispositif des trois voies existantes. La perspective d’un lycée unique continue pourtant, de façon assez récurrente, à faire l’objet de réflexions et de débats ici et là ; et le syndicat CGT Éduc’Action la met désormais en avant. Elle n’est pourtant évoquée dans aucun des programmes de gauche : il est vrai que pour la retenir il faudrait expliquer comment on va éradiquer l’échec scolaire, et donc ouvrir le dossier de l’efficience pédagogique de notre système éducatif. Au bout du compte, le seul champ de réforme démocratique que ces programmes mettent en avant, et où il semble que doit se jouer pour eux l’essentiel de l’action pour la justice sociale à l’école, est celui de la carte scolaire et de la concurrence entre établissements : c’est de façon assez consensuelle en effet que les uns et les autres proposent des mesures susceptibles d’améliorer significativement la mixité sociale des publics accueillis.

Les engagements du Nouveau Front Populaire

Rédigé dans une grande urgence politique, destiné à une large diffusion, on ne pouvait attendre du programme du NFP des analyses fouillées de notre système éducatif et des perspectives de sa démocratisation. Ce bref panorama programmatique avait vocation à lister les points d’accords entre les quatre protagonistes : on ne s’étonne pas dès lors d’y retrouver les convergences que nous venons d’examiner, configurant la « grande loi éducation » que le NFP entend faire adopter dans les cent premiers jours de son gouvernement.

Au cœur de cette loi : l’engagement « d’investir dans l’éducation nationale à hauteur des besoins », afin de pouvoir revaloriser les salaires, réinvestir dans les locaux, renforcer les effectifs de la médecine et de la vie scolaires, conforter l’accompagnement des élèves en situation de handicap en formant et titularisant les accompagnantes (AESH). Il s’agit aussi de revenir sur la réforme Blanquer instaurant Parcoursup et la sélection à l’entrée de l’université. Réparer donc. Et améliorer ? Quelque peu, par un recrutement d’enseignants suffisant pour faire tomber les effectifs par classe en dessous de la moyenne européenne de 19 élèves ; par la modulation de la dotation aux établissements en fonction de leur respect d’objectifs de mixité sociale ; par la mise en place d’une garantie d’autonomie financière accessible dès 18 ans pour les ménages situés en-dessous du seuil de pauvreté et dès 16 ans pour les élèves de la voie professionnelle.

La dernière partie du programme du NFP est consacrée aux transformations à entreprendre au-delà des cent premiers jours de gouvernement. On n’y trouve aucune référence à la question de l’école. Ce silence manifeste-t-il l’existence de divergences entre les quatre protagonistes du NFP sur les réformes de structure à long terme ou bien leur impréparation et leur absence de perspectives précises en ce domaine ? Voyons ce que disent leurs programmes pour l’école, au-delà des points de convergences que nous avons signalés.

D’un programme à l’autre

Les Écologistes : une école pour « apprendre à apprendre »

Les perspectives des écologistes pour l’école se ressentent de l’absence d’un patrimoine historique de réflexions en ce domaine et d’un intérêt porté prioritairement sur les questions environnementales. Leur programme [2] affiche des préoccupations humanistes : l’éducation doit « cultiver l’ouverture d’esprit et la curiosité » et « surtout apprendre à apprendre » ; elle a besoin à cet effet d’une organisation collective stimulant la coopération bien plus que la mise en concurrence des élèves ; elle doit assurer différentes « éducations à » : la communication non violente, la santé et la sexualité, la protection du patrimoine naturel ; elle doit protéger les plus jeunes par l’imposition de mesures de sobriété informatique.

Au plan de l’organisation des scolarités, les écologistes se prononcent pour la modulation des dotations aux établissements en fonction de leurs objectifs de mixité sociale ; suggèrent une organisation par cycles suivis par les mêmes enseignants afin de faciliter la gestion des rythmes individuels différenciés d’apprentissage ; plaident pour un renforcement de l’enseignement professionnel et de l’apprentissage, en réorientant les filières d’enseignement agricole à partir des principes de l’agriculture durable.

Le Parti socialiste : « Une société sans éducation est une société sans avenir »

La posture du PS, dont toute l’histoire est intimement liée, et de multiples façons, à celle du système éducatif, puise pour sa part dans une longue tradition. Son programme pour l’école 2024, Quelle école pour demain, décline ses propositions sur trois axes [3]. Il s’agit pour lui « d’accélérer la transformation de l’école », en l’aidant à se confronter aux évolutions des jeunes générations, en accentuant le recours aux outils numériques tout en évitant « les illusions du 100% distanciel », en limitant la concurrence entre les élèves et les exclusions punitives. Second axe : l’aide aux familles et aux élèves en difficulté, via le renforcement des RASED et des REP pour ces derniers, et l’aide à l’accueil des handicapés. Troisième axe, et non le moindre : « donner à l’école les moyens de réussir sa mission », en favorisant la différenciation pédagogique et le « plus de maîtres que de classes » dans le premier degré ; le recrutement d’enseignants et la modification de la carte scolaire dans le second degré ; la limitation des stages et le renforcement des capacités d’accueil en lycée professionnel ; de façon générale la revalorisation des carrières et des salaires des personnels ; la création d’un grand service d’orientation et la suppression de Parcoursup.

La France insoumise : « Instruire et qualifier tous-tes les élèves »

La FI met en avant un programme détaillé [4], visant par un financement conséquent à satisfaire toutes les revendications syndicales, et revenant sur l’ensemble des réformes adoptées depuis Sarkozy et mettant en cause le service public et son cadre national. Mais elle ne s’en tient pas à des mesures de restauration. Elle se prononce contre le « choc des savoirs » et insiste notamment sur l’amélioration de la transmission des savoirs, à laquelle devrait contribuer une série de mesures : la réduction des effectifs par classe en-dessous de la moyenne européenne de 19 élèves ; le report à 18 ans de l’obligation scolaire ; le renforcement de la formation des enseignants et la revalorisation de leur carrière ; la reconnaissance de leur expertise professionnelle et de leur liberté pédagogique ; un réexamen des curricula rétablissant le cadre des disciplines, revenant tant sur la réforme des enseignements du lycée général que sur l’affaiblissement des enseignements généraux dans la voie professionnelle, renforçant la culture manuelle et technique et encourageant la création d’associations culturelles dans tous les établissements, en sorte d’orienter le système éducatif vers la diffusion d’une culture commune à tous les jeunes ; la garantie d’un soutien scolaire gratuit.

En outre, l’école envisagée par LFI entend accroître les qualifications professionnelles grâce à un développement de l’enseignement professionnel et technologique public, doté d’un CAP en trois ans et d’un bac pro en 4 ans ; se constituer en école de la citoyenneté en encourageant la démocratie scolaire, en assurant des formations en droit du travail, en faisant des parents d’élèves en acteurs de la vie des établissements, dans un contexte où le droit de vote serait abaissé à 16 ans ; réserver enfin les fonds publics à l’école publique.

Le Parti communiste : « Ne pas en rabaisser sur l’exigence d’une culture commune de haut niveau »

Le PCF propose un plan d’urgence permettant à l’éducation nationale de retrouver des conditions normales de fonctionnement [5] : nombreux recrutements, revalorisations salariales, construction et rénovation des bâtiments scolaires ; abandon de Parcoursup et restauration du bac ; amélioration de la maîtrise publique de l’éducation par la fermeture des écoles privées hors contrat et modulation des aides au privé sous contrat en fonction de la mixité sociale des établissements.

Ce plan d’urgence s’inscrit dans la perspective beaucoup plus ambitieuse d’une « révolution de l’éducation et des connaissances » [6]. Il s’agit ici pour le PCF d’élever le niveau des connaissances et de la qualification de toute la population par une éducation commune transmettant une culture commune de haut niveau. Tous les enfants en effet sont capables d’apprendre, ce qui impose de « refonder tout le système éducatif sur le modèle de l’élève qui n’a que l’école pour apprendre. »

Le PCF a accumulé au fil de son histoire une longue expérience de réflexions, d’analyses et de projets sur la question de l’école. Son intérêt pour le rôle potentiellement émancipateur de l’éducation scolaire des jeunes générations ne s’est jamais démenti. Il est le seul, aujourd’hui, à éditer une revue périodique consacrée aux questions scolaires. Au-delà d’un plan d’urgence réparateur, son programme actuel pour l’institution scolaire met en avant de fortes affirmations de principe (« refonder tout le système éducatif ») dont les implications pratiques - on pense notamment à cet égard au débat sur le lycée unique - ne sont cependant guère précisées.

Restauration ou démocratisation ?

Effacer l’ardoise, mais encore ?

Manifestement, et le programme du NFP en témoigne, les partis de gauche sont décidés à réinvestir dans l’école afin de restaurer un système éducatif digne de ce nom. La nécessité de satisfaire l’essentiel des revendications syndicales fait pour eux consensus, et ce n’est pas rien sachant l’impact des politiques néo-libérales au long des deux dernières décennies. Mais une politique progressiste pour l’école peut-elle se contenter de réparer les dégâts ? Le retour à la normale ne serait-il pas en l’occurrence, pour reprendre une formule qui eut son heure de gloire il n’y a pas si longtemps, un retour à l’anormal ?

Comment oublier en effet que l’école « unique » de la 5ème République perpétue depuis les années 1960 des inégalités sociales que les décennies n’ont pas réduites, mais plutôt aggravées, au point qu’en France l’origine sociale pèse aujourd’hui sur la réussite scolaire plus que partout ailleurs dans l’OCDE ? Et il y a plus : depuis les années 1980 les acquisitions cognitives des jeunes générations ne cessent de se dégrader à chaque niveau du parcours de scolarisation, ce que la tendance inverse et paradoxale à l’inflation des diplômes rend peu perceptible. Cette hémorragie des savoirs creuse les écarts mais touche toutes les catégories sociales [7]. Il est urgent d’y mettre un terme ; or la baisse de l’efficience pédagogique de notre système scolaire s’amorce bien avant la crise de financement budgétaire. Inégalités scolaires structurelles, perte d’efficience pédagogique ancienne : une simple réévaluation de la dotation budgétaire à l’école sera loin de régler les problèmes. D’autant que les décennies de dégradation de la formation des jeunes générations étant aussi celles d’un formidable essor scientifique et technique, celles de l’urgence climatique et de ses conséquences, l’écart n’a cessé de croître entre le niveau des connaissances acquises et des capacités de compréhension du monde et celui qu’exigerait la maîtrise collective des bouleversements contemporains.

Les programmes scolaires des partis de gauche proposent-ils des mesures efficaces pour réduire cet écart ?

Financement public et efficience pédagogique

De façon plus ou moins explicite l’ensemble de ces programmes semblent considérer le retour à un financement public satisfaisant comme facteur par lui-même d’un gain d’efficience pédagogique.

Il paraît peu contestable qu’une élévation sensible des recrutements d’enseignants, permettant notamment d’assurer les remplacements, soit effectivement de nature à limiter l’échec scolaire : on a bien vu a contrario combien les fermetures d’établissements pendant la période du Covid avaient eu à l’échelle européenne des effets globalement négatifs sur les apprentissages des élèves, et provoqué l’aggravation des inégalités scolaires [8]. Et l’on voit mal comment le fait de pouvoir enseigner et apprendre dans des conditions matérielles correctes, qu’il s’agisse de la rémunération des personnels, des bourses des élèves, de la qualité et de l’entretien des bâtiments scolaires, pourrait nuire à une transmission efficace des savoirs.

Un financement correct de l’école est une condition indispensable de bons apprentissages, mais qu’il en soit par lui-même le moteur paraît beaucoup plus discutable. Le cas du nombre d’élèves par classe l’illustre très bien (rappelons que l’objectif d’une réduction de ce nombre à la moyenne européenne de 19 élèves voire au-dessous figure en bonne place dans les programmes de la gauche). On dispose à cet égard en France de trois expériences historiques assez éloquentes. En 1998, après deux mois de conflit en Seine-Saint-Denis, le ministre Allègre accorde trois mille postes supplémentaires pour les établissements du 93. Si cette rallonge considérable contribue à la réduction des effectifs par classe, les effets sur le taux d’échec scolaire dans le département seront imperceptibles. Seconde expérimentation grandeur nature : le dédoublement de 100 classes de CP décidé par le ministre Jack Lang en 2001. Selon le suivi de la DEPP, la très légère amélioration des résultats observée en fin de CP a disparu en fin de CE1. Plus récemment, et malgré ces précédents, le ministre Blanquer a décidé en 2017 de dédoubler les classes de CP et CE1 en REP et REP+. Les effets mesurés par la DEPP en fin de CP en français sont positifs, mais modestes. La recherche menée par Deauvieau et Gioia en 2022 sur l’apprentissage de la lecture au CP montre que l’essentiel se joue en fait au plan des pratiques pédagogiques : « La politique de réduction de la taille des classes, positive en soi pour les conditions d’études des élèves et de travail des enseignant·es, doit être accompagnée d’un changement dans les manières d’enseigner pour permettre une progression sensible du niveau en lecture des élèves concernés [9]. »

Quid alors de l’amélioration des carrières et des salaires des enseignants ? La mesure est essentielle pour leur moral, les encourage à s’investir dans leur travail, peut contribuer à restaurer l’attractivité du métier… mais elle non plus n’est pas en soi l’assurance d’un gain d’efficience pédagogique. Et concernant les AESH ? L’accueil des élèves handicapés dans les classes ordinaires est difficile à gérer par les enseignants : le recrutement d’AESH et la revalorisation de leur carrière sont de nature à améliorer l’atmosphère des classes concernées et à limiter les pertes d’efficience pédagogique, mais n’apporteront aucun gain supplémentaire en la matière.

Au-delà de l’amélioration des ressources budgétaires

Outre l’augmentation des dotations financières les partis de gauche avancent, d’un programme à l’autre, différentes propositions. Les bonnes intentions ne manquent pas : l’école doit apprendre à apprendre, éveiller la curiosité, former des citoyens. Des objectifs qui ne permettent pas de faire l’impasse sur la question centrale des apprentissages scolaires. « Personne n’apprend pas à apprendre, note ainsi Marcel Gauchet, de façon aussi percutante que pertinente. En apprenant, on apprend à apprendre [10]. » Éveiller la curiosité ? Il faudrait d’abord veiller à ce que la répétition des échecs face à la difficulté intellectuelle ne l’émousse, et ne finisse par l’épuiser. Préparer à la citoyenneté ? Mais un enseignement moral et civique adressé à des jeunes auxquels l’école n’a rien appris par ailleurs a peu de chances d’être entendu.

Tel autre programme appelle à la reprise de recettes qui n’ont pourtant jamais fait leurs preuves. Il entend favoriser la différenciation pédagogique, dont on sait qu’elle n’a jamais conduit qu’à creuser les écarts, et alors que de nombreux enseignants se sont élevés avec vigueur contre la mise en place des « groupes de niveau » prônés par Gabriel Attal. Il est aussi question de restaurer les RASED dans l’enseignement primaire, dont l’expérience là encore a démontré la bien faible efficacité [11].

La limitation de la concurrence entre établissements, afin de favoriser la mixité scolaire, est régulièrement mise en avant. Préoccupation légitime : la recherche a bien établi les effets bénéfiques de l’hétérogénéité sociale des élèves sur la réussite des plus vulnérables. Il s’agit toutefois de l’hétérogénéité des élèves au sein de la classe. Les élèves faibles progressent d’autant plus vite, réduisant ou limitant ainsi les inégalités scolaires, que le niveau moyen de la classe est élevé – qu’il s’agit donc de classes hétérogènes [12] : ce constat tenant certainement aux variations de la pratique des enseignants en fonction des capacités présumées de leurs publics d’élèves, les élèves faibles étant pénalisés quand l’enseignant en rabat sur les ambitions du programme (et vice-versa). Or l’hétérogénéité au sein des établissements est une chose, une autre étant l’hétérogénéité au sein de la classe : car une minorité seulement de collèges répartit les élèves en sorte d’assurer leur hétérogénéité dans les classes, si bien qu’au total une classe de collège sur deux est une « classe de niveau » (homogène). Autrement dit : un établissement peut accueillir un public hétérogène sans pour autant assurer l’hétérogénéité des classes, ce qui éclaire la récente démonstration par Olivier Monso d’une absence de relation statistique entre l’hétérogénéité des établissements et les inégalités sociales de performances scolaires [13]. On rappellera en outre que cette absence de corrélation peut aussi s’expliquer par le fait que les inégalités scolaires sont déjà largement établies au moment de l’entrée au collège, l’impact de la ségrégation sociale se jouant surtout dans l’enseignement élémentaire.

L’inverse toutefois n’est pas vrai : un établissement qui accueille un public homogène n’est évidemment pas en mesure de constituer des classes hétérogènes. Les établissements socialement hétérogènes sont donc la condition, mais non la garantie, de la constitution de classes hétérogènes, les plus favorables à la démocratie scolaire. Ils ont un autre avantage : ils peuvent contribuer, en assurant la confrontation précoce à la diversité sociale, à la formation citoyenne des élèves.

Mais comment encourager la mixité sociale des établissements ? Modifier la carte scolaire, mieux en contrôler le respect, accueillir les élèves boursiers dans les établissements favorisés ? On ne saurait oublier que la concurrence entre établissements est un effet de la mise en concurrence généralisée des élèves au sein de notre système éducatif. Tant que celle-ci constituera le contexte obligé des apprentissages cognitifs, on voit mal comment, d’une façon ou d’une autre, les familles favorisées pourraient cesser leur quête d’entre-soi au sein des établissements les plus sélectifs, là où la réussite des parcours est la mieux assurée. La limitation des écarts de performances entre les établissements constituerait sans doute le meilleur moyen de décourager le contournement de la carte scolaire : autant dire que le premier problème, et le premier objectif, devrait être la réduction drastique de l’échec scolaire massif qui grève les établissements populaires. En décourageant les parents des classes moyennes et supérieures d’y soustraire leurs enfants, une telle réduction favoriserait la mixité scolaire, qui à son tour contribuerait à promouvoir la réussite de tous les élèves. On en revient toujours là : pour engager ce cercle vertueux, il faudrait commencer par ouvrir le dossier de l’efficience pédagogique de notre système éducatif, au lieu de faire l’impasse sur la question.

Le pouvoir aux enseignants ?

La thématique sensible de la liberté pédagogique des enseignants, laquelle est régulièrement opposée par leurs syndicats aux injonctions ministérielles, et l’a particulièrement été sous Blanquer, revient elle aussi ici et là dans les programmes de gauche. Faut-il donc, à suivre ces derniers, « redonner du pouvoir aux enseignants », « garantir leur liberté pédagogique » ?

D’un côté, assumer un rôle d’enseignant c’est accepter une mission de transmission du patrimoine de la culture écrite et de socialisation intellectuelle des jeunes générations. L’affaire est cruciale pour l’ensemble de la société, sa reproduction et son devenir sont en jeu. Il paraît à cet égard non seulement légitime mais impératif de demander des comptes aux maîtres, en matière tant d’efficience pédagogique que d’attention bienveillante portée à chaque élève qui leur est confié.

D’un autre côté, les enseignants sont en première ligne du retour d’expérience, face à des situations sans cesse renouvelées qu’eux seuls peuvent gérer. On peut prescrire les buts de leur mission et valider son accomplissement, beaucoup plus difficilement les modalités de leur travail réel. De ce point de vue on comprend qu’ils puissent être très sensibles à tout ce qui peut leur apparaître comme des mesures intrusives limitant leur autonomie professionnelle et dévalorisant leurs compétences.

Il n’est pas sans intérêt, pour avancer la réflexion, de distinguer les façons dont le problème se pose dans le premier et dans le second degré. Les enseignants du secondaire sont recrutés sur la base de leur maîtrise d’une discipline à laquelle ils sont attachés, leur choix du métier étant largement motivé par le désir de la pratiquer et de la transmettre [14]. S’engageant dans ce dernier de façon instruite et désirante, il leur reste à acquérir l’expérience des situations de classe et des procédures pédagogiquement les plus efficaces, ce qu’ils peuvent faire grâce aux apports conjugués de leur propre travail quotidien et de la réflexion collective de leur milieu disciplinaire. Leur compétence savante leur permet plus aisément, individuellement et collectivement, de prendre la main sur leur métier. Il est frappant à cet égard de constater que chaque corps disciplinaire du secondaire s’est historiquement doté d’une (ou plus) association professionnelle qui favorise la circulation autonome des informations spécialisées entre ses membres et le débat sur les gestes du métier [15] ; et que le contrôle ministériel sur la manière d’exécuter ces derniers est relativement lâche.

Toute autre est la situation dans le premier degré. L’attachement à une discipline spécifique n’est pas ici un motif significatif du choix du métier enseignant. Le très large éventail de la formation scolaire initiale des futurs maîtres et la polyvalence disciplinaire qui est attendue d’eux exclut la possibilité d’une formation professionnelle initiale digne de ce nom. Ils entrent dans le métier très incertains de leurs propres compétences et très demandeurs de préconisations pédagogiques « clés en main ». Leur socialisation professionnelle s’opère pour beaucoup via des échanges sur des sites spécialisés ; et il s’agit d’échanges de recettes pédagogiques ponctuelles beaucoup plus que de réflexions de fond sur la didactique des disciplines qu’ils ont en charge d’enseigner. Le ministère fait face à la situation par la mise en place d’un réseau d’encadrement pédagogique bien plus serré que dans le secondaire, celui des conseillers pédagogiques de circonscription qui consacrent une bonne partie de leur temps de travail à l’assistance individuelle aux maîtres des écoles de leur ressort.

On pourrait s’étonner dans ces conditions que la mise en avant de la liberté pédagogique enseignante soit surtout le fait des organisations syndicales du premier degré, alors que c’est là qu’elle est le moins assurée… Mais précisément : les enseignants du secondaire ont d’autant moins de raisons de réclamer le respect de leur autonomie qu’ils en jouissent de fait, l’imposant plus facilement grâce à leur maîtrise savante des contenus enseignés.

Concluons sur ce point. L’apport potentiel des enseignants à l’amélioration de l’efficience pédagogique de notre système éducatif, à partir de leur expérience pratique, est irremplaçable ; il est dès lors parfaitement légitime de reconnaître et d’encourager leur liberté pédagogique. Mais encore faut-il qu’ils aient les moyens de l’exercer efficacement, qu’il s’agisse autrement dit d’une liberté pédagogique instruite : instruite par la qualité de la formation professionnelle initiale, comme par l’appropriation des travaux de la recherche spécialisée, auxquels il leur serait possible de se confronter lors des stages de formation continue. S’agissant de la qualité de la formation initiale, celle des professeurs des écoles mériterait assurément d’être réexaminée : comment leur assurer une réelle maîtrise des contenus à transmettre dans le cadre actuel de la polyvalence disciplinaire qui est exigée d’eux ? Cette dernière mériterait d’être remise en question, en sorte au minimum d’avoir deux maîtres par classe, l’un pour le champ maths et sciences « dures », l’autre pour les matières littéraires [16].

Les enjeux d’une politique scolaire progressiste

De quelle crise de l’école parle-t-on ?

D’évidence l’objectif du retour à un fonctionnement normal de l’école « unique » de la 5ème République, à un système éducatif donc qui était pourtant profondément inégalitaire, prime massivement, dans les programmes scolaires de la gauche, sur celui d’un élargissement démocratique de l’accès aux savoirs « puissants » [17], ceux qui permettent d’intervenir de façon réfléchie et efficace dans la vie économique, sociale, politique et culturelle [18].

Il est difficile de ne pas voir dans cette timidité politique l’effet d’une réduction de la crise de l’école à une crise de sous-financement. Car considérer qu’il s’agit aussi d’une crise d’efficience pédagogique, à laquelle il convient tout aussi nécessairement de faire face, aurait inévitablement conduit les protagonistes du NFP à ouvrir le dossier des modalités de la transmission des savoirs. S’impliquer dans ce domaine en effet :
-  interdirait de penser, et de laisser penser, qu’en finir avec le sous-financement aurait automatiquement des effets bénéfiques sur l’efficience pédagogique ;
-  éviterait de prôner le retour à des recettes pédagogiques qui n’ont en rien empêché l’hémorragie des savoirs ;
-  obligerait à affronter la question des modalités de mise en œuvre des intentions les plus généreusement progressistes [19] ;
-  inciterait à développer la réflexion sur les moyens non seulement de stopper l’hémorragie des savoirs dans les jeunes générations, mais du même coup de reprendre avec les plus grandes ambitions démocratiques la pente ascendante de leurs acquisitions scolaires, pente interrompue et déclinant depuis quatre décennies.

Affronter la question des missions du système éducatif

En réunifiant les deux réseaux de scolarisation de la 3ème République, le primaire (école du peuple) et le secondaire (école des élites), la 5ème avait un double souci : élever le niveau général de formation, sans remettre en cause les hiérarchies sociales. Le succès fut largement au rendez-vous : il suffit d’examiner la composition sociale des trois voies du lycée aujourd’hui pour s’en convaincre.

Mais les ressorts qui ont permis d’assurer le maintien d’inégalités scolaires inchangées depuis les années 1960, en raison notamment d’un taux d’échec scolaire élevé et persistant, pénalisent lourdement aujourd’hui notre système éducatif : en 2022, en maths, un élève de 15 ans sur trois est en difficulté ; en matière de compréhension de l’écrit, les jeunes français ont des performances inférieures à la moyenne de l’OCDE [20]. Cela dans une nation où l’alphabétisation de masse a débuté au 16ème siècle, et qui a toujours aimé se penser comme une grande puissance intellectuelle… Une politique scolaire progressiste n’aurait-elle pas dès lors toute légitimité à vouloir en finir avec ces ressorts et assurer une pleine démocratisation de l’école ? Une démocratisation, si l’on préfère, qui ne se contenterait pas d’élargir pas à pas la minorité des élèves d’origine populaire réussissant à accéder à l’enseignement supérieur dans des conditions correctes, mais ouvrirait cet accès à tous les non héritiers – ce que, d’ailleurs, l’immense majorité des familles modestes appelle de ses vœux ?

Incontestablement, une telle visée implique le passage d’un modèle scolaire qui accueille tous les publics (l’école « unique »), les met en concurrence via les notes et les classements et les oriente en conséquence, à un modèle (l’école commune) à la mission profondément transformée, consistant non seulement à « faire progresser tout le monde » mais, s’étant débarrassé des notes et des classements, à conduire la totalité de ses publics, au fil d’un tronc commun, jusqu’au terme du secondaire où ils arriveraient dotés d’un bagage scolaire du meilleur niveau, lequel serait validé par un bac de culture commune ouvrant sur toutes les formations de l’enseignement supérieur.

La mutation d’un modèle à l’autre peut paraître très (trop) radicale. Mais l’hypothèse d’une troisième voie est entachée d’irréalisme. La perspective d’un lycée « unique » associant les trois voies d’aujourd’hui autour d’enseignements généraux communs est avancée ici ou là par tels ou tels penseurs progressistes… qui n’expliquent pas par quel miracle des adolescents sortant du collège avec des acquisitions cognitives aussi inégales pourraient se voir proposer les mêmes enseignements généraux. Aucun lycée unique n’est concevable sans un collège lui-même véritablement unique ; et un tel collège suppose à son tour une élévation massive et générale de l’efficience de l’enseignement élémentaire. Seule une refonte générale de notre système éducatif, autrement dit, peut être opposée de façon crédible à l’injustice sociale qui règne aujourd’hui en matière d’accès aux savoirs « puissants ».

Une mutation des postures pédagogiques

L’école de la 3ème République sélectionnait par la réussite scolaire (qui sera présenté au certificat d’études ?). Celle de la 5ème sélectionne par l’échec : des notes insuffisantes, un classement trop médiocre conduiront au redoublement, à la médicalisation, à l’affectation aux classes d’enseignement spécialisé, à celles qui regroupent les bas niveaux, aux sections préprofessionnelles… À ce jeu, les élèves les moins dotés culturellement, les moins aidés au quotidien, les non héritiers sont sûrs de perdre, ont en tout cas peu de chances de tirer leur épingle du jeu.

L’instauration d’un tronc commun aurait des effets tant sur les élèves, qui pourraient étudier dans une atmosphère bienveillante, débarrassés de la menace permanente du déclassement, que sur la culture professionnelle des enseignants. L’école unique a confié aux maîtres une double mission, transmettre et trier : ils jouent leur compétence professionnelle sur la qualité d’exécution de chacune d’elles. Dans l’école commune, ils seraient invités à se consacrer pleinement à leur tâche de formateurs, en conduisant tout le monde au bout, sans recours aux sanctions institutionnelles de la difficulté intellectuelle (mauvaises notes, réorientations, etc.). Ils ne pourraient affronter les difficultés de leurs élèves qu’avec les moyens propres au travail et à l’échange intellectuel, ceux de la pédagogie. Ils seraient ainsi invités à centrer prioritairement leur attention non plus sur les gagnants (à qui il faudrait éviter d’être freinés dans leur élan par le reste de la classe), mais sur les plus vulnérables et sur les moyens à mettre à leur disposition afin de leur permettre de surmonter les aspérités de l’appropriation des savoirs. Les « bons élèves » n’auraient rien à y perdre, tant la réflexion collective sur la nature des obstacles susceptibles d’obérer la compréhension des savoirs visés est un puissant stimulant intellectuel.

L’école commune exigerait donc une mutation de la culture professionnelle formatée par l’école unique au long des décennies, qui associe les apprentissages aux notes et à la menace des sanctions. Une mutation de cette ampleur ne s’opèrerait pas par un coup de baguette magique. Mais les conditions essentielles de sa réalisation sont déjà là. Un enseignant qui maîtrise et apprécie sa discipline trouve son bonheur professionnel dans sa transmission réussie au plus grand nombre, idéalement à la totalité de ses élèves. Dans l’enseignement élémentaire, la limitation de la polyvalence des professeurs des écoles, un recrutement et une formation axés sur la maîtrise intellectuelle et didactique des contenus à enseigner, comme pour leurs collègues du secondaire, les rapprocheraient à cet égard de leur ethos.

Comment assurer la réussite des non héritiers ?

Question cruciale : l’école peut-elle assurer à tous une entrée correcte dans la culture écrite malgré l’ampleur des inégalités qui traversent nos sociétés ? Au sortir de la seconde guerre mondiale, les membres de la commission préparatoire au plan Langevin-Wallon n’ont pas cru pouvoir apporter une réponse pleinement positive, et s’en sont tenus à la perspective d’une école garantissant à chacun un cursus à la mesure de ses aptitudes. Cette notion d’aptitude était alors l’horizon indépassable de toute conception des scolarités, à gauche comme à droite. Les années 1960 commencent à l’ébranler (travaux de Lucien Sève, Bourdieu et Passeron, des biologistes eux-mêmes). Elle est aujourd’hui définitivement mise à mal par les approches linguistiques, anthropologiques, et de la psychologie cognitive : tous les enfants sont de merveilleuses petites machines à apprendre, et les capacités intellectuelles de chacun ne sont que le produit de son parcours existentiel. Les possibilités de scolarisation ne sont plus soumises à l’aléa biologique ; la question est désormais : comment l’école peut-elle mobiliser efficacement les outils mentaux – les capacités d’abstraction, de pensée réfléchie et de raisonnement logique – dont sont dotés tous les petits humains normalement entrés dans le langage oral ?

Autant commencer par se demander pourquoi elle n’y a pas réussi jusqu’ici. L’examen de la modernisation pédagogique qui a accompagné dans les années 1970/80 l’accueil des enfants des milieux populaires dans le secondaire montre combien elle a été dominée par l’appréhension des manques de ces derniers : manque d’appétence spontanée pour les savoirs scolaires, manque d’esprit d’abstraction, pauvreté culturelle, lexique réduit et langage relâché. Et combien elle a été formatée du même coup par le souci de s’adapter à ces manques grâce à un enseignement susceptible d’aplanir et/ou de contourner la difficulté intellectuelle, en adoptant une approche concrète et ludique des savoirs visés. Cet esprit pédagogique a eu tout le temps – un bon demi-siècle ! – de faire la preuve de son inefficacité. On le retrouve pourtant toujours à l’œuvre dans les débats et les choix qui ont marqués la réforme du collège de Najat Vallaud Belkacem en 2015. Le secret de son emprise et de sa longévité : certainement la conjonction entre l’inclination spontanée d’une majorité d’enseignants à limiter leurs ambitions quand ils sont face à des publics populaires, et la diffusion officielle des discours experts prônant la nécessité de la différenciation pédagogique, qui vient légitimer la posture intuitivement adoptée par les maîtres.

La seule chose que montre l’expérience, validée par nombre de recherches universitaires, c’est que la différenciation pédagogique, quelle qu’en soit la forme (groupes de besoin, enseignement spécialisé, classes de niveau), à l’instar du redoublement, creuse les écarts en pénalisant ceux qui sont supposés en bénéficier. Mettre en œuvre à l’égard de ces derniers des moyens pédagogiques supposés adaptés conduit en effet toujours à leur assigner des objectifs cognitifs revus à la baisse. Rappelons que, selon la DEPP, les écarts d’acquisition cognitive entre un enfant d’ouvrier et un enfant de cadre sont tout simplement multipliés par deux entre l’entrée au CP et la sortie du CM2…

Or le point de départ de cette doxa pédagogique désastreuse, c’est la conviction déficitariste, selon laquelle le fait de ne pas être des héritiers compromet, ou pour le moins limite drastiquement, les possibilités de développement intellectuel des enfants du peuple. Leurs ressources intellectuelles ne sont perçues qu’à travers un prisme comparatif : elles sont moindres que celles des héritiers. La question de ce qu’elles sont par elles-mêmes n’est jamais posée… alors que nous savons aujourd’hui qu’à l’entrée à l’école élémentaire, tous les enfants disposent des capacités d’abstraction, de pensée réfléchie, de raisonnement logique nécessaires et suffisantes pour entrer normalement dans la culture écrite. Ces capacités ne sont-elles pas plus développées, dès cet âge, chez les héritiers ? Certes. Mais le problème qui se pose à l’institution scolaire n’est pas de s’adapter aux manques relatifs des non héritiers, il est de jouer, au service de leur développement intellectuel et culturel, le rôle que leur famille a joué pour les autres. Et elle ne saurait le faire sans renverser le paradigme pédagogique sous lequel elle vit depuis un demi-siècle, sans passer autrement dit d’une pédagogie déficitariste à une pédagogie de l’exigence intellectuelle, la seule susceptible d’apporter aux enfants des classes populaires ce dont les autres ont bénéficié dans leur milieu familial. C’est cette mutation paradigmatique qu’ont d’ores et déjà accomplie, avec bonheur, un certain nombre d’enseignants œuvrant dans des quartiers populaires. Récusant tout dénivelé d’ambition pénalisant leurs élèves, ils s’attachent de façon inventive à mettre à leur disposition les moyens, notamment linguistiques et conceptuels, d’une mise en activité intellectuelle efficace [21].

Conclusion - Structuration scolaire et pédagogie : l’indispensable débat

La scolarisation des jeunes générations est un déterminant essentiel de l’avenir de nos sociétés. C’est une grande question de société, et donc une grande question politique. Reçoit-elle toute l’attention qu’elle mériterait de la part des partis progressistes ? Il est frappant de constater combien les programmes pour l’école de ces derniers restent cantonnés pour l’essentiel à la satisfaction des revendications syndicales. Certes, à gauche, partis et syndicats partagent les mêmes objectifs : la défense d’un service public respectueux des conditions de vie et de travail de ses personnels et soucieux de remplir au mieux ses missions à l’endroit de l’ensemble de la population. Il reste que dans la poursuite de ces objectifs leurs préoccupations relèvent par nature de priorités différentes.

Le syndicalisme enseignant est au premier chef le représentant et le défenseur de ses adhérents, et c’est ce qui légitime ses interventions dans la sphère publique. Les partis politiques ont en charge le devenir social, et donc en responsabilité la visée d’une école adéquate à la conception du futur qu’ils proposent. Certes, le syndicalisme enseignant a toujours constitué, bien qu’à des degrés et sous des formes diverses, un milieu de réflexion essentiel sur les pratiques éducatives. Ses militants n’ont jamais circonscrit leur intérêt aux questions relevant de l’indispensable et vital financement public : en prise directe avec le travail réel, ils ne peuvent se désintéresser de son sens et de ses effets sociaux. Au point que le projet de démocratisation scolaire le plus avancé jamais porté par une organisation l’a été par le SNES dans les années 1970, et non par un parti politique. Mais les partis n’ont-ils pas la responsabilité, en tant que tels, d’une élaboration prospective autonome, particulièrement alors que se sont distendus, par rapport à des périodes historiques antérieures, les liens organiques avec les syndicats ? Redisons-le : entre syndicats et partis de gauche les valeurs peuvent être partagées, mais les postures diffèrent. Les premiers tirent leur efficacité de leur capacité à rassembler l’ensemble de la profession, ce qui peut les conduire à minorer ou ignorer les questions qui divisent. Les partis sont porteurs d’une vision d’ensemble de la vie sociale, et en charge de la cohérence de ses différents aspects : ils ne peuvent jouer pleinement leur rôle s’ils font l’économie d’une pensée propre, adéquate à cette responsabilité, concernant chaque domaine d’activité.

En l’occurrence, et sachant que l’ampleur des inégalités culturelles actuelles handicape notre capacité collective à faire face demain aux dérèglements et périls qui menacent l’humanité, comment les organisations politiques progressistes pourraient-elles se désintéresser de l’efficience pédagogique de notre système éducatif ?

Or non seulement leurs programmes font complètement l’impasse sur la sérieuse dégradation de cette efficience depuis quatre décennies, mais quand ils se préoccupent de transmission des savoirs, la reprise de propositions souvent typiquement syndicales semblerait témoigner d’une absence de réflexion propre en la matière. Il en va ainsi, on l’a noté, de l’hypothèse selon laquelle la revalorisation du métier enseignant suffirait par elle-même à améliorer l’efficience pédagogique, mais aussi bien du projet de restauration des RASED dans l’enseignement élémentaire, a fortiori de l’invite faite aux enseignants à pratiquer la différenciation pédagogique (ce que tant d’entre eux font déjà de façon spontanée !). L’insistance sur la réduction du nombre d’élèves moyen par classe, qu’on retrouve d’un programme à l’autre, illustre particulièrement bien ce processus. La récente enquête Formalect, la plus vaste jamais réalisée au plan mondial sur l’apprentissage de la lecture, ne montre-t-elle pas que l’apport à l’efficience des maîtres du dédoublement des classes de CP de REP réalisé par le ministère Blanquer est tout à fait minime comparé à l’impact des bonnes pratiques d’enseignement [22] ? La revendication syndicale légitime d’effectifs par classe propres à assurer un confort d’enseignement à tous, enseignants et élèves, n’est évidemment pas en cause ici. Mais consacrer l’attention qu’il mérite à ce critère n’exonère en rien de l’exigence d’interroger pour eux-mêmes les déterminants essentiels de l’efficience pédagogique, lesquels ne relèvent pas au premier chef, on le voit, du taux d’encadrement des classes.

Tout se passe en fin de compte comme si les partis du NFP s’interdisaient par principe toute intrusion dans un domaine, celui des pratiques d’enseignement, qui relèverait exclusivement de la professionnalité des maîtres et de leur liberté pédagogique. Or il n’en a pas toujours été ainsi, bien loin de là, pour les organisations historiques, PS et PCF. Les luttes d’influence sur le monde enseignant entre ces deux organisations sont passées pendant de longues décennies par la médiation de leurs implantations syndicales respectives, lesquelles s’affrontaient sur les différents aspects du système éducatif, pratiques pédagogiques comprises. D’obédience socialiste, le syndicat des instituteurs au sein de la Fédération de l’éducation nationale consacrait aux questions pédagogiques une partie de son hebdomadaire, L’école libératrice (1929-1992). Le PCF avait sa propre revue sur les questions de l’école et de la pédagogie, L’école et la nation (1951/1999), et édite aujourd’hui son successeur, Carnets rouges. Ses liens étaient étroits avec le Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN), fondé en 1922 par des militants communistes. Il a soutenu le plan Langevin-Wallon (1946), et les « classes nouvelles » qui en sont issues (elles-mêmes héritières des classes expérimentales d’observation instaurées par le ministre socialiste du Front Populaire, Jean Zay (1937-1939)) ; son quotidien l’Humanité a défendu en 1972 la réforme de l’enseignement du français dans l’enseignement élémentaire, moment essentiel de la rénovation pédagogique qui a accompagné la mise en place de l’école unique.

Il serait dès lors difficile d’imputer la timidité de leur programme en matière de transmission des savoirs à quelque sacralisation d’un champ dans lequel la moindre intervention de leur part risquerait d’être considérée comme portant atteinte à l’autonomie enseignante. Pas plus qu’on ne peut y voir la marque d’une trop faible familiarité avec les questions posées. Cette timidité ne témoigne de rien d’autre que d’une acceptation tacite des deux traits constitutifs de l’école unique de la 5ème République : sa structuration méritocratique, qui conjugue mise en concurrence de tous et sélection des meilleurs [23] ; et sa doxa pédagogique, soumise au paradigme déficitariste et ouverte à tous les vents de l’enseignement différencié. De fait, ni Jean Zay ni les auteurs du plan Langevin-Wallon n’ont pensé pouvoir renoncer au principe méritocratique, que seul le projet d’école progressive du SNES a remis en cause dans le contexte du rapport des forces favorable des années 1970 [24]. Quant à la rénovation pédagogique de cette même période, elle a été soutenue par le PCF et irrigue toujours manifestement les orientations du PS.

Faire face aujourd’hui à la question scolaire n’est donc pas simple pour la gauche. Plutôt que le silence de ses programmes, et face à l’exigence historique d’une révolution culturelle de masse qui permette d’affronter de façon démocratique les évolutions menaçantes du monde actuel, on attendrait d’elle un engagement résolu et instruit dans la lutte contre des inégalités scolaires que l’école unique s’est avérée incapable de réduire au fil des décennies ; qui placent la France à un rang déshonorant en ce domaine, et se trouvent aggravées par la crise d’efficience pédagogique des quatre dernières décennies. Mais un tel engagement impliquerait un réexamen douloureux de l’adhésion consentie de longue date au principe méritocratique et au paradigme pédagogique dominant [25], puisque ce sont eux qui ont conduit notre système éducatif au point où nous en sommes. Peut-on espérer que le jour vienne au plus tôt où la gauche dans son ensemble, cinquième composante inclue, ouvrira le débat sur ces deux points clés : méritocratie ou démocratie ? Pédagogie déficitariste ou pédagogie de l’exigence ? Soit en fin de compte : école unique ou école commune ?


[1Voir Jean-Pierre Terrail, La Crise de l’école et les moyens d’en sortir, La Dispute, Paris, 2024.

[7Jean-Pierre Terrail, La Crise de l’école et les moyens d’en sortir, op. cité.

[8Dalibor Sternadel, Covid : impacts sur la scolarisation en France et en Europe, GRDS, 2022, https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article348.

[9Jérôme Deauvieau et Paul Gioia, L’efficacité des méthodes d’enseignement de la lecture. Une enquête sur le cas français, recherche menée en partenariat ENS/DEPP, Centre Maurice Halbwachs, Paris, 2024, p. 53 (https://www.cmh.ens.fr/publication/etudes-et-documents/lefficacite-des-methodes-denseignement-de-la-lecture).

[10Audition du philosophe Marcel Gauchet par la commission Thélot le 27 mai 2013.

[11Claire Bonnard, Jean-François Giret, Céline Sauvageot, Quels effets du passage en RASED sur le parcours des élèves ?, IREDU, Université de Bourgogne-Franche-Comté, 2017.

[12Voir l’étude classique de Marie Duru-Bellat et Alain Mingat, « La constitution de classes de niveau dans les collèges : les effets pervers d’une pratique à visée égalisatrice », Revue française de sociologie, vol. 28, 1997.

[13Outre les travaux de Monso menés dans le cadre de la DEPP, une autre recherche donne des résultats convergents, celle de Grenet, Huilery, Souili, montrant une absence de tout effet d’une augmentation de la mixité scolaire sur les résultats scolaires en collège, voir Note du Conseil Scientifique de l’.Éducation Nationale n°9, 2023.

[14Voir Jérôme Deauvieau, Enseigner dans le secondaire, La Dispute, Paris, 2009.

[15Il arrive que ce soit l’organisation syndicale qui prenne en charge cette activité de socialisation professionnelle autonome, comme c’est notamment le cas du Syndicat national de l’éducation physique (SNEP-FSU).

[16C’est ce que propose le GRDS, cf. La formation des enseignants de l’école commune, 2012, https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article134.

[17La formule est du sociologue anglais Michael Young.

[18Les considérations qui suivent sont inspirés des travaux du GRDS, que l’on pourra consulter sur ce même site, notamment dans les rubriques « École commune » et « Culture commune ».

[19Le programme du PCF évoque certes l’objectif d’une « éducation commune transmettant une culture commune ambitieuse (…) ce qui impose de refonder tout le système éducatif sur le modèle de l’élève qui n’a que l’école pour apprendre. » Il s’avance ainsi dans le domaine de la transmission des savoirs, en désignant la question clé de la démocratisation scolaire : la façon dont la pédagogie traite les enfants des classes populaires. Mais l’ambition proclamée est mal définie, le programme parlant d’élever le niveau des connaissances de toute la population car tous les enfants sont capables de progresser, ce qui n’implique en rien une réduction des inégalités scolaires. Et l’on ne saura rien des réformes pratiques qui permettraient de refondre « tout le système éducatif »…

[20Selon PISA 2022.

[21Voir l’ouvrage collectif Pédagogies de l’exigence. Récits de pratiques enseignantes en milieux populaires (coord. Jean-Pierre Terrail), La Dispute, Paris, 2020.

[22Cf. Jérôme Deauvieau et Paul Gioia, L’efficacité des méthodes d’enseignement de la lecture. Une enquête sur le cas français, recherche citée précédemment.

[23Plusieurs de ces programmes se veulent critiques de la mise en concurrence des élèves : mais on ne pourrait en finir avec elle qu’en supprimant les procédures d’orientation vers des voies lycéennes (très) inégalement valorisées. Or aucun des quatre partis n’envisage l’unification de ces voies, au profit d’un tronc commun et du report des orientations professionnalisantes dans l’enseignement supérieur.

[24Jean-Pierre Terrail, Visages du progressisme scolaire en France (1919-2021). Méritocratie ou démocratie  ?, GRDS, 2021, https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article338.

[25Rappelons que les formations politiques les plus récentes, Écologistes et LFI, ne remettent pas davantage en cause le principe méritocratique qui inspire le maintien des trois voies de l’enseignement secondaire ; et il en va de même pour ce qui est de la pédagogie déficitariste.