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Comment défendre la laïcité scolaire à la Libération ? Les tensions de la FEN

vendredi 25 septembre 2009, par Laurent Frajerman

La sécularisation de la société et la séparation de l’Eglise et de l’Etat constituent des faits acquis en France dans la seconde moitié du XX° siècle. Les forces laïques agissent donc de manière défensive, pour éviter tout retour au passé. Cependant, le syndicalisme enseignant est confronté à la persistance de l’affrontement entre l’école privée et l’école publique. Or, la coïncidence entre le conflit dans le domaine de la laïcité scolaire, issue de la loi de 1882, et l’apaisement dans celui de la laïcité de l’Etat, héritière de la loi de 1905 [1], commence à démobiliser les soutiens traditionnels de l’enseignement public. Parallèlement, la compétition entre les deux écoles se déplace du terrain religieux vers le terrain social. Cette nouvelle conjoncture explique fondamentalement les défaites subies à partir de 1951, en terme de financement public de l’enseignement privé, dont la plus importante est le vote de la loi Debré, en 1960 [2].
Les syndicalistes enseignants ont-ils analysé la nouveauté de la situation et adapté correctement leur positionnement ? Ils répondent à l’offensive « cléricale » par une mobilisation permanente de leurs forces et par un prosélytisme laïque, qui engendre de nombreuses organisations, dont « Francs et franches camarades » pour la jeunesse ou la Fédération des Conseils de Parents d’Elèves (FCPE). Toutes les questions sont appréhendées à travers le prisme laïque. Pourtant, une autre manière d’aborder le combat laïque est proposée dès 1945 par le responsable de la question au Syndicat National des Instituteurs (SNI). Paul Delanoue est aussi la figure de proue de la principale minorité, le courant unitaire, adepte d’un syndicalisme combatif et animé notamment par les enseignants communistes [3]. La majorité aurait-elle dû l’écouter sur ce point ? Instituteurs et professeurs partagent-ils le même point de vue ? Au-delà des principes réputés intangibles, les tensions éprouvées par la FEN sur ce sujet épousent étroitement les méandres d’un contexte politique mouvant, entre le consensus de la Libération et les affrontements de la guerre froide.

La remise en ordre du dispositif laïque à la Libération

L’attitude nouvelle de l’Eglise catholique et ses conséquences

En novembre 1945, les cardinaux et évêques de France acceptent officiellement la laïcité de l’État et la présence de catholiques à l’école publique. Cela ne signifie pas pour autant l’acceptation pure et simple de la laïcité scolaire, à laquelle ils envisagent des modifications. Bien sûr, l’Eglise catholique continue de condamner le laïcisme, mais sa position sur ce point rejoint celle de nombreux laïcs. Dès lors, le rôle de la question religieuse dans la vie politique décline régulièrement et se limite de plus en plus à la question scolaire. Le concile Vatican II renforcera cette évolution en permettant un rapprochement entre la gauche et une partie des catholiques pratiquants.
L’école privée souffre d’une crise financière grave et ne peut envisager durablement le seul appel à la générosité des fidèles. Lors de la période pétainiste, elle obtient pour la première fois de bénéficier de subventions gouvernementales. Certes, l’Eglise n’a pas obtenu de remise en cause globale du statu quo en matière de laïcité, mais même limitées, ces mesures ont discrédité les partisans de l’école privée, soupçonnés d’accointance avec le régime de Vichy [4]. Ils mènent pourtant une offensive à la Libération pour maintenir cet acquis, car leur position se renforce paradoxalement. En effet, la démocratie-chrétienne (le Mouvement Républicain Populaire) occupe une place nouvelle dans le champ politique français, grâce à la participation de catholiques à la Résistance et à l’effondrement de la droite traditionnelle.
L’offensive scolaire de l’Eglise catholique est vigoureuse et innovante. Elle s’appuie sur ses amitiés politiques et sur un mouvement de parents d’élèves très dynamique : les associations de parents d’élèves de l’enseignement libre (APEL) [5]. La riposte du SNI s’exerce dans ces deux domaines, au moyen d’outils nouveaux.

La création d’outils laïques pour la confrontation

Sur le plan politique, le SNI s’emploie à réunir toutes les forces susceptibles de défendre l’école laïque et à leur offrir une structure d’accueil pour coordonner leurs efforts. Dès la fin de l’année 1945, un rapport de Paul Delanoue annonce la création d’un Cartel d’action laïque, comprenant syndicats, associations et partis politiques [6]. Le comportement de l’adversaire légitime à leurs yeux l’incursion dans le champ politique. La part déterminante prise par le SNI dans la constitution du Cartel constitue une novation ; elle inscrit les instituteurs au cœur du mouvement laïque, à égalité avec la puissante Ligue de l’Enseignement.
La même remarque vaut pour la Fédération des Conseils de Parents d’Elèves. Dès juin 1945, Paul Delanoue propose la création d’une association des parents d’élèves de l’école laïque, afin d’élargir les soutiens de l’école publique [7]. Sa mise en place est confiée à la Ligue de l’Enseignement, mais le SNI conserve un rôle majeur, d’autant que l’association est réservée aux parents d’élèves de l’enseignement primaire. Michel Vernus explique qu’un « principe est recommandé – pas toujours appliqué : le secrétaire départemental doit être le responsable de la commission “action laïque” du SNI. » [8] Un débat divise les laïques à cette occasion : la nouvelle association doit-elle entrer dans l’Union Nationale des Associations Familiales pour combattre l’influence catholique dans le mouvement familial ? Le SNI s’y oppose et obtient gain de cause. Une autre discussion aboutit à l’abandon du terme de « vigilance », d’origine communiste, dans le nom de l’association [9]. Il est critiqué pour son aspect combatif qui risquerait d’écarter des parents modérés. C’est ainsi que naît la FCPE, promise à un grand avenir.
Cependant, ces innovations ne résolvent pas la question du contenu à donner au combat en faveur de l’enseignement public, d’autant qu’elle relève de la division nouvelle du syndicalisme enseignant entre sa majorité républicaine-laïque et une minorité « unitaire » renforcée par la Résistance.

L’accueil des propositions unitaires de redéfinition de la bataille laïque

Paul Delanoue profite de l’importance stratégique de sa fonction dans le SNI pour proposer d’atténuer l’aspect laïciste du discours syndical, au nom de la lutte des classes. Quelle réception obtient ce nouveau discours ?

Le nouveau discours porté par Paul Delanoue

Les communistes sont traditionnellement gênés par le clivage généré par la laïcité, qui risque à leurs yeux de détourner les travailleurs croyants du combat de classe. En 1932, les premiers enseignants communistes menaient campagne contre le cinquantenaire de l’école laïque, en assimilant celle-ci à l’école privée [10]. En même temps, existait une Association des travailleurs sans Dieu, liée au PCF, et dans laquelle militait son futur responsable des questions de l’enseignement, Georges Cogniot [11]. A partir du Front Populaire, la direction du PCF opère un double tournant en faveur d’une part d’une appropriation de l’héritage républicain, et d’autre part de la politique de la main tendue aux catholiques. Pour harmoniser le marxisme et l’héritage des Lumières, les communistes redéfinissent la laïcité sur certains points, en particulier en l’inscrivant dans une vision de classe de la société. Cette opération transforme la lutte laïque en combat secondaire, susceptible d’être sacrifié à d’autres impératifs. Justement, la participation des communistes à un gouvernement tripartite en compagnie du MRP et surtout le développement de contacts avec des chrétiens « progressistes » impose en 1945 de relativiser l’importance de la question laïque.
S’il est délicat d’évaluer l’influence de ces considérations politiques sur les orientations promues par le courant unitaire, il n’en reste pas moins que celui-ci s’oppose au laïcisme en vogue chez les instituteurs. Paul Delanoue évoque ses « camarades catholiques de la Résistance » [12]. Il critique même la « mystique laïque » du SNI, qui aboutit à une « forme de pensée figée » : « Toute mystique a non seulement ses dogmes, mais encore ses exclusives, ses méfiances et ses chapelles. » [13] La laïcité perd donc chez lui le caractère englobant qu’elle revêt dans la conception des réformistes du SNI. Paul Delanoue refuse de « ressusciter certaines querelles qui nous détourneraient de la lutte contre l’ennemi principal : les trusts » [14]. Il rejette toute tentation de réveiller les luttes religieuses et présente la laïcité comme une formule de compromis :
« Dans un pays comme le nôtre, où différentes religions et l’athéisme existaient côte à côte, et où bien souvent la religion était beaucoup plus une tradition qu’une foi ou une croyance, la laïcité était et est la seule solution possible. L’école laïque a donc un caractère d’universalité incontestable : c’est l’école de tous, c’est celle qui permet de faire l’union. » [15]
Cette citation offre un bel exemple de glissement sémantique entre la laïcité d’Etat et la laïcité scolaire, et prouve que les acteurs de ce combat n’effectuent pas encore cette distinction. Ils appréhendent toujours la laïcité par le prisme scolaire.

Si Paul Delanoue anime la bataille laïque du SNI, il considère qu’elle doit évoluer et veut la réorienter contre la bourgeoisie, accusée d’abandonner les traditions républicaines. Cela permet à Delanoue, sans sacrifier l’orthodoxie marxiste, de refuser l’idée que le combat laïque soit un dérivatif de la lutte des classes, puisqu’il l’y intègre. Mais comment explique-t-il le supposé retournement de la bourgeoisie républicaine ?
Selon lui, « les mécréants, libres penseurs repentis, bourgeois qui veulent une religion pour le peuple, politiciens qui ont peur des forces populaires, profiteurs dont l’horizon est borné par le coffre-fort, pétainistes, collaborateurs, tous, croyants ou non, sont prêts à se mettre sous la houlette papale si la nouvelle doctrine de l’Eglise veut bien les laisser profiter des plaisirs de ce bas monde, de toutes les possibilités d’exploitation du peuple » [16].
Paul Delanoue justifie donc le changement de stratégie par la profonde modification des conditions de la lutte. Mais loin de souligner le nouveau consensus dont bénéficie la laïcité de l’Etat, qui manifeste la victoire du projet républicain, il pronostique au contraire le ralliement de la bourgeoisie à un nouveau cléricalisme. Cet échafaudage historique manque donc de pertinence, et ne permet pas à Delanoue de convaincre au-delà des rangs « unitaires ». Son but est de présenter la laïcité comme l’un « des aspects du combat pour une nouvelle démocratie où le travail aura un rôle déterminant. » Autrement dit, il place la bataille laïque comme un élément d’une offensive d’ensemble pour un régime socialiste en France, objectif du PCF. La majorité des instituteurs n’accepte pas cette instrumentalisation partidaire de ses convictions laïques, d’autant qu’elle soutient électoralement d’autres partis de gauche, la SFIO et les radicaux.

Le retour au laïcisme promu par Clément Durand

La majorité réformiste du SNI ne pouvait tolérer longtemps un tel changement de discours sur une question identitaire [17]. Elle choisit le durcissement. A partir de janvier 1946, Delanoue perd la responsabilité des questions laïques, remplacé d’abord par Jean-Auguste Senèze, puis en septembre 1946 par Clément Durand, jeune dirigeant majoritaire. Celui-ci renoue complètement avec la tradition anticléricale du SNI :
« Sous prétexte de garder à Dieu tous ses enfants, l’Eglise n’hésite pas à vouloir imprimer à la cire molle de leurs jeunes cerveaux une empreinte indélébile. Face à de telles exigences, nous sommes les véritables défenseurs de la liberté » [18].
D’autres déclarations indiquent la différence de ton avec Delanoue, attestant d’un certain sectarisme laïque. Clément Durand évoque un « fanatisme odieux » de l’Eglise catholique [19]. Ce style plus offensif témoigne du coup d’arrêt mis à la recherche d’une adaptation du combat laïque à une conjoncture bien différente de celle prévalant du temps de Jules Ferry. Durand prophétise : « nous nous acheminons peu à peu vers une nouvelle forme de religion d’Etat » [20].
La conception de la laïcité promue par le SNI se signale par son intransigeance. Elle refuse toute place dans l’Ecole Publique, non seulement à l’Eglise en tant qu’institution, mais également aux instituteurs catholiques, suspects non pour leur comportement, mais simplement pour leurs convictions. Clément Durand stigmatise le « travail de termites particulièrement dangereux » de la Jeunesse Etudiante Chrétienne (JEC) « à l’intérieur des écoles normales ». Pour lui, « l’existence d’une activité cléricale souterraine particulièrement habile » produit de « singulières institutrices laïques », qui constituent un danger pour l’école publique [21]. Pour répondre aux accusations catholiques de « sectarisme rémanent », il tente de nuancer son propos quelques mois plus tard, en évoquant l’existence « dans tous les départements » d’« instituteurs (…) qui vont régulièrement à la messe et qui, cependant, sont bien notés par leurs chefs. » Mais il explique que si dans « certaines régions, où la concurrence entre les deux écoles est particulièrement âpre », « les maîtres non-pratiquants ne sympathisent pas avec ces collègues », « cette attitude de réserve compréhensible » est la simple « conséquence » de cette compétition [22]. Le syndicat légitime donc la mise à l’écart de collègues à cause de leur foi, sans disposer d’éléments sur le contenu de leur enseignement [23]. Cette entorse à la liberté de conscience, « fondement même de la laïcité scolaire » selon Jean-François Chanet [24], ne fait qu’accentuer le décalage avec l’évolution de l’Eglise, qui reconnaît désormais la valeur de ce principe.

L’inflexion du débat provoqué par la guerre froide

A partir de 1948, la crispation du débat politique provoquée par l’entrée de la France dans la guerre froide modifie profondément la situation. Désormais, les unitaires, ulcérés par le départ de la Fédération de l’Education Nationale (FEN [25]) de la CGT, vont utiliser la question laïque comme d’un atout dans les polémiques internes.

La surenchère laïque du courant unitaire grâce à la Troisième Force

Opposés simultanément au PCF et au Rassemblement du Peuple Français créé par De Gaulle, la SFIO et le MRP s’allient au nom de la défense des institutions de la IV° République. Les unitaires placent cette politique de Troisième Force au banc des accusés, en accordant au critère laïque la première place dans le débat politique. Ils mènent campagne contre la nouvelle loi électorale qui constitue un grand risque pour la représentation du PCF. En effet, les apparentements démontrent la collusion de la SFIO avec le MRP, principal soutien politique de l’école privée [26]. Les communistes, victimes de cette alliance, fondent de grands espoirs pour la faire échouer sur l’attachement de l’électorat de gauche à la laïcité [27].
Les unitaires pointent la responsabilité « des dirigeants syndicaux » qui n’ont « pas empêché [les abandons laïques] et ne les ont pas condamnés à temps » [28]. Ils instrumentalisent la lutte laïque dans leur affrontement avec la majorité du SNI : son refus de condamner le parti socialiste offre l’occasion d’ironiser sur son manque d’indépendance syndicale. Leur bulletin intérieur appelle à « dénoncer » la volonté de la majorité « de freiner le mouvement de masse » et à « montrer de façon encore plus précise à l’ensemble des instituteurs les contradictions entre les paroles et les actes des dirigeants majoritaires » [29]. La tactique est payante, les sections du Finistère et du Morbihan ne tardent pas à rejoindre le courant unitaire [30].

La réaction de la majorité du SNI

La Troisième Force occasionne l’amertume des réformistes du SNI. N’acceptant pas cet état de fait, ils se tournent vers la base des partis socialistes et radicaux à travers une campagne d’opinion : « Si dans la sphère où ils ont à travailler, [les élus] laissent toucher aux lois laïques, nous avons le devoir de les dénoncer comme des traîtres à la cause de nos écoles et de la République. » [31] Entre ses amitiés politiques et son laïcisme, la direction du SNI choisit sans hésiter, même si cette posture combative s’explique aussi par les polémiques internes. Si la direction du SNI ne se laisse pas entraîner dans une condamnation globale du parti socialiste, elle critique ses hésitations sur la laïcité. En effet, elle redoute de perdre le soutien précieux de la SFIO, alors que son but est de cimenter l’union des forces laïques.
L’affaire du décret Poinso-Chapuis donne l’occasion au SNI de montrer sa pugnacité. Ce décret du 22 mai 1948 prévoit de donner des aides aux familles, versées pour les parents des écoles privées à l’Union Nationale des Associations Familiales, dirigée par des catholiques. Ce système de subventions publiques déguisées aux écoles privées fait l’objet d’un accord avec les socialistes. Clément Durand s’indigne : « Quelques humoristes auront beau s’ingénier à nous faire croire qu’ils viennent de sauver la laïcité, ils ne tromperont personne. » [32] La réaction laïque à ces décrets ne peut éviter le climat politique préjudiciable engendré par la guerre froide et la Troisième Force. La FEN, le SNI, la FCPE et la Ligue de l’Enseignement décident d’organiser des Etats généraux de la France laïque pour le 18 juillet 1948 à Paris. Cette session réunit 1500 délégués, connaît des discussions passionnées et se termine par des incidents entre socialistes et communistes, ces derniers étant sans doute majoritaires [33]. Jacques Girault relève les conséquences de ces polémiques : « La montée des atteintes à la laïcité, les questions des militants, les attaques antisocialistes émanant des communistes, des milieux proches de la Ligue de l’enseignement ou de la FEN, amènent la direction du Parti socialiste à adopter, à la fin de 1948, une attitude plus rigide » [34].
La direction du SNI refuse toutefois de condamner les apparentements, au motif de l’indépendance syndicale. Certes, elle adresse dès 1950 une mise en garde aux congrès de la SFIO et du parti radical : « A tous nous demandons de défendre résolument l’Ecole publique contre un assaut que rien ne justifie, et de maintenir en leur intégrité, quelles que soient les circonstances politiques, les principes posés par la Troisième République. » [35] Les majoritaires restent sur la ligne de crête, entre le risque de rupture avec leurs amis socialistes et celui de renier leurs idéaux laïques.

Le SNI face aux velléités de compromis de ses partenaires

Le 18 novembre 1949, Albert Bayet, l’influent président de la Ligue de l’Enseignement, publie une lettre ouverte au président du conseil, dans laquelle il se prononce résolument en faveur de l’ouverture de négociations avec le clergé. Bayet propose à l’enseignement privé une formule avantageuse de nationalisation, dont le personnel serait repris par l’enseignement public, sans condition [36]. Une telle solution ferait disparaître le principal obstacle à l’alliance SFIO-MRP, mais apparaît prématurée au regard de l’état d’esprit de la base laïque. La direction du SNI réagit négativement et affirme ne pas avoir eu connaissance de cette initiative. Clément Durand évoque sa « surprise » et affirme son « désaccord » avec l’idée d’une commission où siégeraient les porte-parole de l’enseignement privé : « il serait vain de nous orienter vers un débat philosophique sans issue », alors que le clergé catholique a lancé une offensive en faveur de la liberté de l’enseignement. Le SNI reproche en outre à Bayet de jeter « le trouble chez certains laïques » [37]. En effet, sa direction semble approuver, ou en tout cas ne condamne pas l’idée d’un monopole scolaire de l’enseignement public, projet d’unification du système scolaire qui refuse tout compromis avec l’enseignement privé et écarte ses maîtres.
Les unitaires s’emparent de la lettre en reprochant à Bayet de négliger « les décisions unanimes des Etats Généraux de la France laïque ». Brasseul, responsable unitaire de la Commission Laïque du SNES, dénonce sa « hâte » troublante et estime que cette « regrettable » initiative, « en laissant croire que les laïques accepteraient volontiers un compromis, » risque « d’apparaître aux yeux des ennemis de l’école comme un signe de faiblesse » [38]. Le Comité National d’Action Laïque retrouve sa cohésion en rejetant les propositions d’Albert Bayet. On peut considérer cette lettre ouverte comme le précurseur des négociations secrètes entre Guy Mollet et le Vatican, en 1956 [39].

Le nouvel équilibre des années cinquante

Dans les années cinquante s’instaure un équilibre fragile au sein du syndicalisme enseignant sur la question laïque. Tous participent aux nombreux combats menés contre les coups de boutoir des partisans du financement public des écoles privées [40]. De ce point de vue, la fin de l’épisode de la Troisième Force permet à la laïcité d’occuper une fonction interne consensuelle. Cependant, les différences d’approche perdurent, les unitaires ne renonçant pas à dénoncer l’anticléricalisme, tout en se proclamant les champions des luttes pour l’école publique.

Les oscillations du courant unitaire sur la question laïque

Les unitaires manifestent la volonté de limiter le combat laïque aux questions scolaires, en acceptant dans le domaine revendicatif l’unité d’action avec la CFTC, contrairement à la majorité du SNI. Mais ils restent victimes de fortes contradictions sur le sujet, en ne s’extrayant pas totalement de la mentalité des instituteurs. L’ouverture des unitaires vers les conceptions catholiques doit donc être relativisée. La méfiance domine aussi chez Delanoue : « Si le clergé réactionnaire de l’Ouest continue son offensive violente et “frontale” contre l’école laïque, d’autres catholiques militants, appartenant surtout au MRP, pensent qu’il est peut-être plus profitable de “pénétrer” l’enseignement public et se livrer à un apostolat “genre JEC” en milieu laïc » [41]. Delanoue dénonce les « organisations antilaïques dites d’action catholique » [42], telles que la JEC ou la JOC. Alors que ces organisations constituent le terreau du catholicisme de gauche, l’évolution de l’Eglise en leur faveur n’est pas analysée comme une ouverture, mais comme un piège. Cette tension interne montre la difficulté concrète pour les enseignants unitaires de renoncer à leur tradition anticléricale, qui refait surface régulièrement. Une formule de son camarade Merville résume bien l’ambiguïté de la position unitaire : « Il ne s’agit pas pour nous de ressusciter un anticléricalisme désuet, mais de constater objectivement que l’Eglise, à la faveur de l’occupation allemande, a conquis des positions qu’elle n’aurait pu occuper autrement ; qu’elle s’efforce de maintenir et d’amplifier ces avantages, la raison dernière des combats qu’elle a engagés étant la destruction de l’école laïque. » [43] L’objectivité dont se targue Merville lui permet d’assurer ne pas être anticlérical, tout en accusant l’Eglise de vouloir annihiler l’école laïque.
Le cas du courant dans le SNES est révélateur de ces contradictions. Les unitaires s’y distinguent par leur intransigeance sur la question laïque. Pourtant, leur dirigeant à partir de 1962, André Drubay, affiche sa foi catholique et subit les sarcasmes antireligieux des majoritaires. Notons que ce militant écrit dans La Quinzaine, organe des chrétiens progressistes, condamné par la hiérarchie catholique, comme les prêtres-ouvriers, avec lesquels Drubay entretient de bons rapports [44]. Il déclare cependant que ses convictions syndicales et religieuses n’ont pas de relation directe et apprécie beaucoup Jacqueline Marchand, non communiste comme lui, mais militante de l’Union Rationaliste… Les unitaires pallient quelquefois l’ambivalence fondamentale de leur position par un distinguo entre la masse des fidèles et la hiérarchie de l’Eglise catholique [45].

La persistance du laïcisme du SNI

Le SNI maintient son laïcisme sans inflexion. Il réfute toute « confusion entre laïcité et neutralité », signifiant par là sa volonté de doter la laïcité d’un contenu rationaliste [46]. La bataille contre les lois Marie-Barangé stimule l’essor de la FCPE, qui passe de 225 000 adhérents en juillet 1951 à 730 000 en mai 1952 [47]. Désormais, les forces laïques prennent l’habitude de puissantes manifestations locales. L’activité laïque, très importante en cette période capitale, stimule la combativité syndicale. Véronique Aubert considère que, devenue un « enjeu idéologique » pour le SNI, la laïcité « organise par excellence l’unité de la profession en même temps qu’elle cimente les éléments du système. C’est pourquoi, à l’image du mythe, elle demande à être continuellement réactivée et “bricolée”. » [48]
D’autres syndicats enseignants que le SNI pratiquent un anticléricalisme ordinaire, tel le Syndicat national des inspecteurs d’Académie qui réagit à une circulaire promotionnelle des Editions Ouvrières pour les distributions de prix : « Renseignements pris, il s’agit d’une organisation JEC ou JOC, dirigée par un Franciscain. » [49] Consigne est donc donnée d’écarter cette maison d’édition. Les fondateurs du petit Syndicat Général de l’Education Nationale (SGEN)-CFTC, qui représente à l’époque essentiellement les enseignants chrétiens, se battent « constamment sur deux fronts : ils prennent résolument le parti de l’école laïque, mais ils ne sont pas laïcistes, c’est-à-dire ne font pas de l’absence de croyances religieuses la pierre de touche de la laïcité. » [50] Loin de se réjouir du renfort du SGEN dans les luttes laïques, les dirigeants du SNI se méfient de ses motivations. En 1959 encore, Denis Forestier, secrétaire général du SNI, déclare au bureau de la FEN que sur la loi Debré, le « SGEN va suivre, ce qui complique notre situation. » [51]
Cependant, les autres syndicats de la FEN, dont le SNES, se passionnent moins pour le combat laïque. Le Syndicat national des Bibliothèques perd même des adhérents à cause de ses positions laïques [52]. Dans leur ensemble, les professeurs sont moins motivés par les questions laïques que les instituteurs, ce que montre aussi l’implantation du SGEN, plus forte dans l’enseignement secondaire. Ceci explique que le SNI accorde une importance stratégique à la définition de la politique laïque de la FEN. Loin de constituer une synthèse avec les conceptions de l’enseignement secondaire, cette politique s’aligne strictement sur celle du SNI.

Conclusion

Les ruptures décisives avec la laïcité scolaire datent des années 1950, malgré l’exceptionnelle et tenace mobilisation du CNAL. Antoine Prost l’explique par le fait que le catholicisme ne menace plus « l’unité de la nation ; un consensus réel entoure les principes républicains, et [la] société est traversée davantage par des conflits d’intérêts, des antagonismes de classe, que par des débats idéologiques. » [53] La FEN et le SNI auraient donc gagné à écouter Paul Delanoue à la Libération, quand il proposait une redéfinition du combat laïc en ce sens. Or, le SNI refuse d’atténuer ses convictions laïques, pour s’adapter à l’évolution générale des mentalités. Pour lui, la laïcité est une véritable doctrine complète, bien plus qu’une simple défense de l’école publique. En se crispant face à un adversaire qui s’ouvre dans certains domaines, il prête le flanc aux accusations de sectarisme et transforme le corps des instituteurs en dernier bastion de la laïcité. Sa doctrine laïciste correspond à la laïcité militante du début du siècle [54], mais le climat politique a évolué depuis le second ralliement de l’Eglise des années 1920.
Le moindre anticléricalisme du courant unitaire ne doit pas être interprété comme l’indice d’un moindre attachement à la laïcité. Le naturel revient vite, et le courant a compris tout l’intérêt d’un positionnement offensif en la matière, tout en refusant de franchir certaines limites dans la polémique anticléricale. La défense de l’école publique s’avère donc un terrain de surenchère et/ou de rassemblement du syndicalisme enseignant, selon la conjoncture. Pour peu que les courants le souhaitent, cette bataille leur permet de travailler dans une concorde rare. Finalement, si le courant unitaire porte un discours plus en phase avec la nouvelle donne, il est loin d’en avoir compris tous les ressorts. Il ne distingue nullement la laïcité scolaire de la laïcité de l’Etat et la forte concordance de son discours avec les intérêts et analyses du PCF ne pouvait que desservir son attraction sur les instituteurs réformistes. Ainsi, la difficulté qu’éprouvent tous les courants de la FEN à forger les outils théoriques adéquats ne leur permet pas de cerner l’évolution de la situation et d’adapter en conséquence leur combat pour l’école publique.


Voir en ligne : chapitre publié dans WEIL Patrick (dir.), Politiques de la laïcité au XX° siècle, Paris, PUF, 2007, p. 463-480.


Je remercie Patrick Weil et les PUF pour avoir accepté la publication de ce chapitre sur internet.

Portfolio


[1Pierre Ognier, « Les signes religieux à l’école publique. Quelle loi de référence : 1882 ou 1905 ? », La Pensée, 2005, n° 342.

[2Bruno Poucet (dir.), La loi Debré : paradoxes de l’Etat éducateur ?, préface de Jacky Beillerot, Amiens, CRDP de Picardie, 2001.

[3Laurent Frajerman, L’interaction entre la Fédération de l’Education Nationale et sa principale minorité, le courant « unitaire », 1944-1959. Thèse NR, Paris I, 2003.

[4Jean-Marie Mayeur, La question laïque, XIX° — XX° siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 197-198 et 174.

[5Clément Durand, « La création du mouvement parents d’élèves : la Fédération des Conseils de Parents d’Elèves », Cahiers du Centre Fédéral, nº 15, 1996.

[6L’Ecole Libératrice nº 6, 10 décembre 1945.

[7EL nº 15, 15 juin 1945.

[8Michel Vernus, « Parents d’élèves en marche » : quarante années d’histoire de la FCPE, 1947 -1987, préface d’Antoine Prost, Romorantin-Lanthenay, Martinsart, 1987, p. 29-30.

[9Clément Durand, « La création du mouvement parents d’élèves » , art. cit., p. 131.

[10Laurent Frajerman, « Le rôle de l’Internationale des Travailleurs de l’Enseignement dans l’émergence de l’identité communiste enseignante en France (1919 - 1932) », Cahiers d’Histoire, Revue d’Histoire Critique, 2002, nº 85.

[11Jacqueline Lalouette, La libre pensée en France, 1848-1940, préface de Maurice Agulhon, Paris, Albin Michel, 1997.

[12EL nº 5, 25 décembre 1944.

[13EL n°16, 30 mai 1947.

[14EL nº 10, 10 mars 1945.

[15EL nº 3, 25 octobre 1945.

[16EL nº 4, 23 octobre 1947.

[17Véronique Aubert - Alain Bergounioux - J.P. Martin - René Mouriaux, La forteresse enseignante, la Fédération de l’Éducation Nationale, Paris, Fayard, 1985.

[18EL nº 14, 10 avril 1946.

[19EL nº 4, 23 octobre 1947.

[20EL nº 2, 9 octobre 1947.

[21EL nº 11, 20 mars 1947.

[22EL nº 5, 30 octobre 1947.

[23Sur la persistance de ces pratiques dans les Ecoles normales : Bertrand Geay, Profession : instituteurs. Mémoire politique et action syndicale, Paris, Seuil, 1999, p. 111-112.

[24Jean-François Chanet, « La loi du 15 mars 1850, du comte de Falloux aux mécomptes de François Bayrou », Vingtième siècle, revue d’histoire, 2005, n°87, p. 38.

[25La fédération regroupe le SNI et d’autres syndicats d’enseignants, comme le Syndicat National de l’Enseignement Secondaire (SNES).

[26Le système des apparentements confère plus d’élus aux listes qui se sont alliées, au détriment de celles qui restent isolées. Les listes SFIO et MRP nouent des apparentements, contrairement au RPF et au PCF.

[27Archives PCF, Bureau Politique, 19 juillet 1951 et Stéphane Courtois, Marc Lazar, Histoire du parti communiste français, Paris, PUF, 1995.

[28L’Action Syndicaliste Universitaire n° 22, octobre 1951.

[29Bulletin Fédéral d’Information, n°5, mars 1952.

[30Interview de Robert Ducol, par Alain Dalançon, Points de repères, 2000, n °23, p. 44.

[31EL n°25, 15 avril 1948.

[32EL n°34, 17 juin 1948.

[33CAMT, 1 BB 2, Le Populaire et L’Humanité du 20 juillet 1948.

[34Jacques Girault, « La SFIO et le monde enseignant », in Serge Berstein, Frédéric Cépède, Gilles Morin, Antoine Prost (dir.), Le Parti socialiste entre Résistance et République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 301-302.

[35Souligné par nous. CAMT, 1 BB 2, lettre du Comité exécutif des états généraux de la France Laïque au congrès de la SFIO, 26 mai 1950.

[36A l’époque, le niveau de formation des instituteurs de l’école privée s’avère nettement inférieur à celui de l’école publique.

[37EL nº 9, 24 novembre – 1 er décembre 1949.

[38L’Université Syndicaliste, nº 58, 15 février 1950.

[39Sur cet épisode méconnu : Maurice Deixonne, « Seule la SFIO a su donner au problème laïque sa dimension véritable », L’Ours, 1981, nº 125, p. 11-16.

[40Jacques Girault, Instituteurs, professeurs, une culture syndicale dans la société française (fin XIX° - XX° siècle), Paris, Publications de la Sorbonne,1996, p. 173-174.

[41EL nº 1, 25 septembre 1945.

[42EL n°27, 7 avril 1949.

[43EL nº 4, 10 novembre 1945.

[44Entretien avec André Drubay, le 18 décembre 1996.

[45EL n°6, 6 novembre 1947.

[46Aulong. CAMT, 2 BB 51, commission nationale de la jeunesse SNI, 6 mai 1954.

[47Michel Vernus, « Parents d’élèves en marche », op. cit., p. 50.

[48Véronique Aubert, « Système professionnel et esprit de corps : le rôle du Syndicat national des instituteurs », Pouvoirs, 1984, nº 30, p. 89.

[49CAMT, 1 BB 10, Syndicat national des inspecteurs d’Académie, Bulletin nº 32, 25 juin 1949.

[50Madeleine Singer, Le SGEN des origines à nos jours, l’école de la République, Paris, Cerf, 1993, p. 39.

[51CAMT, 2 BB 3, compte-rendu de la réunion du BF du 23 novembre 1959.

[52Olivier Cocheril, Le Syndicat national des bibliothèques de la FEN de 1956 à 1972, Maîtrise, Paris I, 1990, p. 97.

[53Antoine Prost, Education, société et politiques, Paris, Seuil, 1992, p. 48.

[54Jacqueline Lalouette, La libre pensée en France, op. cit.

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