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Compte-rendu dans "La Pensée" n° 351, 2007, p. 176-178.

Yves Verneuil, Les Agrégés. Histoire d’une exception française

Paris, Belin, 2005, 367 p., 26 €

mardi 17 février 2009, par Laurent Frajerman

Yves Verneuil est l’auteur d’une thèse remarquée sur l’histoire de la Société des agrégés, dont ce livre constitue une version remaniée. Le glissement conceptuel (d’une organisation vers les acteurs sociaux) est significatif des tendances actuelles de l’historiographie. L’auteur a réussi cette transformation, en conservant les atouts de sa thèse (dirigée par la regrettée Françoise Mayeur), même si sa documentation est moins probante pour la période 1766 – 1914, antérieure à la création de la Société.

Ce travail remarquable s’appuie sur des sources variées, comprenant les archives ministérielles et de nombreux bulletins corporatifs. La littérature lui permet de présenter les nombreux stéréotypes accolés aux agrégés, datés pour certains, mais toujours utilisés dans les luttes symboliques pour d’autres.

Ce livre contredit nombre d’idées reçues : beaucoup d’hommes de gauche ont contribué à la naissance de la société, dont l’image réactionnaire provient de la longue présidence de Guy Bayet, de 1960 à 1990, et du soutien que lui accordait son ancien professeur, Georges Pompidou.

Georges Cogniot, spécialiste communiste des questions scolaires au milieu du siècle, appartenait à une association, qui, même sur le plan pédagogique, a pu prendre des positions innovantes. Bien sûr, sur le long terme, l’auteur signale une contradiction entre un « discours progressiste » et une « attitude conservatrice » (p. 187). La société des agrégées bénéficie d’un chapitre passionnant et éclairant pour l’histoire du féminisme universitaire, dont on sait l’importance grâce à Anne-Marie Sohn. Les agrégées hésitent entre la revendication de l’égalité et la défense du modèle pédagogique de l’enseignement secondaire féminin. Yves Verneuil trace également une galerie de portraits, afin de rendre vivant le monde des agrégés et de décrire des parcours exemplaires. Cependant, le procédé devient un peu rébarbatif, du fait de la difficulté que ressent le lecteur à mémoriser autant de noms, inégalement importants.

L’ouvrage retrace la genèse et le déroulement sur près de deux siècles des conflits corporatifs à l’intérieur du monde des professeurs. Les agrégés se heurtent à des universitaires, notamment scientifiques, dont les critiques récurrentes du concours sont sous-tendues par la volonté de se distinguer de cette concurrence (p. 314). Ils s’opposent surtout aux chargés de cours, puis aux certifiés, collègues moins titrés qui exercent le même travail. Des valeurs différentes sont sollicitées : mérite contre égalité. A la formule « A travail égal, salaire égal », Albert Mathiez rétorque que le travail fourni par les agrégés diffère, du fait de sa qualité supérieure…

Dans leur combat, les agrégés nouent des alliances avec l’administration de l’éducation nationale, nombre d’élus, d’inspecteurs et de directeurs de l’enseignement se targuant de leur réussite au concours. Cependant, la société des agrégés reste ambivalente, car « anciens premiers de la classe [les agrégés] s’étonnent de ne pas être les premiers dans la société » (p. 160). Elle fait sienne l’élitisme républicain, tout en participant à l’activité syndicale dans l’enseignement secondaire, d’abord directement (comme composante catégorielle du syndicat des professeurs), puis indirectement en participant à des actions syndicales lancées par des organisations qu’elle influence (à l’exemple du Comité d’Action Universitaire, en 1953). Cela l’oblige à tenir compte des revendications des autres catégories, d’autant que les agrégés perdent leur prééminence numérique dans les lycées avec la massification de l’enseignement secondaire. L’auteur montre le dilemme structurel des agrégés de l’enseignement secondaire, entre « leur désir de solidarité (qui peut les conduire au nivellement) et leur désir de distinction (qui les isole) » (p. 333).

Cette belle analyse tient compte des cultures professionnelles et des conditions concrètes de la cohabitation entre les catégories, notamment en terme chronologique. Du fait de la hausse constante du nombre de diplômés, les anciennes générations apparaissent régulièrement favorisées aux yeux des nouvelles, plus diplômées. Yves Verneuil livre ainsi des éléments permettant de reconstituer la logique de construction des revendications dans la fonction publique : le titre (agrégation, CAPES) contre la fonction exercée (professeur de collège, de classe préparatoire aux grandes école). Son ouvrage constitue aussi un prisme intéressant pour l’histoire du système éducatif français, par exemple lorsqu’il établit l’ancienneté du refus de la pédagogie nouvelle au nom de l’esprit critique et des valeurs des Lumières. Le « type du théoricien de pédagogie incapable de faire cours fait contrepoids à celui de l’agrégé savant, mais “coulé” dans sa classe. » (p. 114).

Un livre portant sur les agrégés se devait de déceler les qualités auxquelles forme le concours : esprit de synthèse, style clair et agréable, rigueur. Pari tenu ! Yves Verneuil présente bien les options en débat et l’évolution des positions et argumentaires, montrant notamment la grande continuité des critiques de l’agrégation. Ses jugements toujours nuancés, fins, permettent de saisir les mentalités. Ainsi, il note que le rapport des agrégés au travail et à la hiérarchie reste marqué par les efforts consentis pour obtenir le concours… Cependant, il ne fait qu’esquisser la théorie de ces représentations. De ce point de vue, l’utilisation des concepts de Pierre Bourdieu sur la distinction et de Max Weber sur l’importance des statuts dans la stratification sociale aurait été bienvenue.