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Ken Jones, L’école en Europe. Politiques néo-libérales et résistances collectives

Entretien avec Christian Laval

lundi 30 mai 2011

Cet entretien avec Christian Laval à propos du livre de Ken Jones (dir.) L’école en Europe (La Dispute, collection L’Enjeu scolaire) est paru dans la revue de l’École émancipée, n°29, mai 2011

EE : Au-delà des travaux sur l’école néolibérale que tu as déjà menés, en quoi cet ouvrage, dont tu as écrit la préface, est-il novateur ? Pourquoi a-t-il sa raison d’être maintenant ?

Ce livre répond à une urgence. C’est précisément maintenant que les enseignants de tous niveaux subissent les effets concrets des politiques européennes. L’école en Europe, pour reprendre le titre du livre, ce n’est plus une abstraction, c’est de plus en plus de la réalité vécue. Que l’on songe au « socle des compétences de base » ou à la réforme universitaire, ou encore à la volonté de diminuer les dépenses éducatives dans l’enseignement secondaire : ce sont là quelques-uns des effets des grands axes et des méthodes qui orientent les politiques éducatives en Europe. Le désarroi est important devant ces transformations : d’où viennent-elles ? A quoi servent-elles ? Or, le grand argument, et pratiquement le seul, de ceux qui mettent en œuvre les réformes depuis le ministre jusqu’aux hiérarchies locales et intermédiaires est de dire que « tout le monde le fait en Europe, donc il faut le faire en France ». L’argument est évidemment inepte. Mais il nous invite à mieux connaître ce qui s’est fait ailleurs et quelles conséquences cela a eues… C’est ce qui donne son importance au livre de Ken Jones et de son équipe de chercheurs et militants européens.

EE : Les personnels de l’éducation vivent une période douloureuse, ils subissent injonctions, pressions et réformes en rafale, au sujet desquelles ils mettent en place des résistances. En quoi cet ouvrage peut-il les aider ?

Ce livre apporte une aide très concrète : il montre que les réformes que l’on impose à l’école et à l’université en France ont fait l’objet partout de contestations et de refus. Après l’avoir lu, aucun lecteur ne pourra se laisser convaincre que partout ailleurs on a accepté les yeux fermés ce que nous refusons ici ! Il faut sortir de l’horizon hexagonal pour lutter efficacement contre les régressions que nous subissons et pour faire comprendre à la profession et à tous les milieux concernés, la signification profonde des mutations en cours. Ce livre peut y contribuer.

EE : En quoi la compréhension globale des politiques néolibérales à l’œuvre permet-elle d’être mieux armé pour y résister ?

Les politiques éducatives européennes ne doivent pas être combattues parce qu’elles sont européennes, mais parce qu’elles sont néolibérales. Et le néolibéralisme est avant tout une norme de société qui se présente comme une évidence : la concurrence est la loi suprême, l’entreprise est le modèle universel. Cette norme est imposée par des politiques publiques très volontaristes et pas seulement par l’expansion spontanée du marché. Le rôle actif de l’État est en la matière décisif. On le voit bien justement dans le domaine scolaire. Et comme le montre l’ouvrage dirigé par Ken Jones, c’est vrai partout en Europe.

Comprendre que les réformes de l’école participent de cette norme néolibérale est important pour au moins trois raisons : la première, je l’ai dit, est que cette norme est mondiale et qu’elle a pour relais l’Union européenne. La lutte contre la mutation néolibérale de l’école ne peut donc être seulement nationale. Un nouvel internationalisme est indispensable. La deuxième raison est que cette norme s’impose dans tous les secteurs de l’action publique et de la société. Ce qui contraint à développer les actions transversales et les luttes interprofessionnelles. La troisième raison est qu’il faut prendre conscience du sens de la transformation actuelle : un virage de civilisation du fait d’une acculturation utilitariste accélérée. Ken Jones montre bien que c’est toute la tradition humaniste européenne qui est attaquée à la base par la logique néolibérale quand elle touche aux savoirs et à la culture.

EE : N’y a-t-il pas un risque de décourager et de démobiliser les lecteurs ?

Rien de pire que l’ignorance ou la sous-estimation des tendances en cours ! Certains voudraient croire que les transformations que nous connaissons dans le monde depuis trente ans ne sont qu’un phénomène passager qui n’a pas touché à l’essentiel de nos sociétés, de nos institutions, des rapports de force entre les classes, du fonctionnement des démocraties. Il suffirait d’une élection, ou peut-être d’un peu de protectionnisme, pour retrouver l’âge d’or de l’État social et éducateur.

Il faut regarder la situation sans catastrophisme mais avec lucidité. La rationalité néolibérale a diffusé partout, jusque dans cette école publique à la française que l’on voudrait croire indemne. Ceci impose de ne pas s’opposer seulement à telle réforme partielle, mais à s’attaquer à toute la logique qui s’impose dans tous les secteurs de la société et de l’action publique. Rien n’est définitivement perdu, mais la tâche qui est devant nous est une rupture totale avec la norme néolibérale. Quant à la question de la démobilisation qu’un tel livre pourrait entraînée, il faut rappeler que la connaissance est toujours une force contre la désinformation et la propagande qui règnent en France, spécialement quant à la réalité mondiale et européenne de l’école et de l’université.

EE : Tu parles de « trajectoires communes » des différents systèmes éducatifs européens ; n’y a-t-il pas un danger à vouloir comparer des systèmes entre eux, alors que les contextes (sociaux, économiques, culturels) des pays ne sont pas comparables ?

Les systèmes éducatifs se transforment presque partout dans le monde selon une cohérence globale. C’est particulièrement vrai en Europe qui n’est à cet égard qu’un sous-ensemble. Bien sûr, les points de départ sont différents, les histoires, les structures institutionnelles, les sociétés sont différentes. Mais faut-il s’aveugler sur le pouvoir uniformisant de la mondialisation capitaliste sur tous les systèmes sociaux et culturels ? La mise en concurrence mondiale des sociétés et des États encourage une homogénéisation relative et progressive des systèmes éducatifs sommés de se plier partout aux mêmes impératifs économiques et à des modes de régulation similaires.

EE : Comparer les systèmes éducatifs, repérer des similitudes, n’est-ce pas suivre la même démarche que les évaluations internationales (PISA) que nous contestons ?

Le livre de Ken Jones, c’est l’anti-Pisa. Il faut arracher à l’OCDE le monopole des comparaisons internationales. PISA, contrairement à ce que certains voudraient faire croire, n’est pas une mesure neutre. C’est un instrument politique, c’est un levier de l’acculturation utilitariste. On peut certes en utiliser tactiquement certains résultats, mais le faire sans aucun recul critique comme le font par exemple Baudelot et Establet est un contresens scientifique et un mauvais coup politique. Comparer des systèmes éducatifs ne peut se faire sans comprendre que les contextes historiques, sociaux, économiques, culturels, démographiques, ethniques, sont des variables que les « mesures de compétences applicables dans la vie de tous les jours » ne font pas immédiatement apparaître.

EE : Tu expliques que les réformes ont installé « l’école sous le signe du capital » ; comment les forces progressistes, les syndicats ont-ils pu accompagner cette mise en place sans en comprendre les enjeux ?

Autre raisons de lire ce livre, de se l’approprier : la contestation et l’analyse ailleurs ont souvent un temps d’avance sur nous. C’est vrai de l’Angleterre où le néolibéralisme a été plus clairement assumé par les responsables gouvernementaux. Nous avons un retard de compréhension, c’est évident. Cela ne concerne pas seulement les syndicats, mais une grande partie de la recherche en éducation, les associations de parents ou les mouvements pédagogiques. Les syndicats, du fait du poids de l’histoire nationale de l’école et des structures institutionnelles, n’échappent pas à ce travers. A cet égard, la situation est variable. La FSU dans sa globalité a une conscience beaucoup plus claire du sens des changements que le SGEN ou l’UNSA, lesquels n’ont pas brillé par leur lucidité, c’est le moins que l’on puisse dire. La FSU, qui s’est liée très tôt au mouvement altermondialiste, n’a cessé « d’élargir son champ de vision ». L’institut de la FSU y a contribué de son côté en produisant de nombreuses analyses et travaux sur les évolutions mondiales et européennes et sur l’école néolibérale.

Il y a deux éléments qui expliquent ce retard de compréhension : l’enfermement hexagonal et l’incompréhension du néolibéralisme. Le premier problème est l’ignorance en France de la dimension européenne et mondiale des réformes éducatives. C’est d’ailleurs pour cette raison à la fois scientifique et politique que l’institut de la FSU a aidé à la traduction et à la publication du livre de Ken Jones.

Le deuxième problème, c’est une véritable impossibilité de penser le néolibéralisme dans sa nouveauté, de prendre conscience du déplacement qu’il opère dans la signification même des réformes. C’est le réflexe de l’autruche : « Rien de nouveau chez nous ».

Beaucoup de spécialistes et d’acteurs ne veulent pas sortir du cadre ancien de perception des enjeux scolaires. Ils croient toujours que nous sommes dans la période où « réforme » était synonyme de « progrès » ou de « démocratisation ». Or, nous sommes passés, souvent de façon masquée, de la réforme démocratique à la réforme néolibérale. Les Anglais l’ont évidemment compris avant nous, à leurs dépens. Nombreux sont ceux qui continuent à croire que les luttes dans le champ scolaire restent structurées comme dans les années 50, 70 ou 80 : « modernes » contre « réactionnaires », « démocrates contre élitistes ». D’où l’importance de faire comprendre non pas que tout a absolument changé, ce qui serait idiot, mais que les termes du problème ont été modifiés avec le nouvel âge de l’école dans lequel les réformes d’aujourd’hui veulent nous faire entrer.

EE : Le constat des politiques néolibérales étendues à l’Europe est sans appel ; pourtant, le livre se termine par « les obstacles » à leur mise en œuvre, et incite donc à la résistance. Ce message d’espoir n’est-il pas un peu artificiel ?

Je ne crois pas. Les luttes des étudiants anglais ou italiens montrent que partout la contestation est profonde et massive. Le terrain scolaire et universitaire sera de plus en plus conflictuel avec les avancées de la mutation néolibérale. Ce qui manque, c’est une réelle coordination européenne effective des luttes des usagers et des professionnels à l’échelle européenne. Seul ce manque est vraiment désespérant. Il appartient aux militants et aux organisations de le combler le plus rapidement possible.