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Donner toute sa chance à l’école… ou à l’élève ?

lundi 21 novembre 2011, par Geneviève Krick

Le collectif « École : changer de cap » vient de publier (juillet 2011) une Lettre ouverte intitulée "Donner tout sa chance à l’école. Treize transformations nécessaires et possibles", avec la participation d’Edgar Morin. Geneviève Krick, psychanalyste, nous a adressé cette réaction.

Il m’avait semblé jusque-là que la finalité d’une réflexion sur l’échec scolaire était de donner toutes leurs chances à tous les enfants scolarisés. Mais j’apprends, à la lecture de cet ouvrage, que la question se pose autrement : il s’agit de donner sa chance à l’école.

Cette mise en évidence de deux points de vue différents n’est pas de l’ordre d’un superficiel jeu de mots ou d’une ironie naïve. Elle me semble plutôt fondamentale. Sauver l’école, c’est transformer les enfants pour les adapter à l’institution. Les enfants et les enseignants d’ailleurs. Sauver les enfants de l’échec scolaire, c’est entre autres s’interroger sur les transformations pédagogiques nécessaires aux apprentissages de la culture écrite.

D’un côté il s’agit de transformer le psychisme de l’enfant, de l’autre de lui offrir des trajectoires lui permettant de comprendre les savoirs proposés par l’école. D’un côté nous nous situons sur le versant de la psychologie, de l’autre sur celui de la pédagogie. Deux points de vue radicalement hétérogènes.

Le maître mot des propositions de cette « Lettre ouverte » est celui d’« éducation psycho-sociale ». Nous sommes là dans un projet « psychologisant », qui se donne pour objectifs « la connaissance de soi », « l’auto-responsabilité », « les capacités d’empathie », « l’affirmation de soi sans domination ni soumission » (p. 8). Le projet de formation des enseignants est également du côté de la psychologie : « étude des motivations psychologiques du maître et de l’élève, gestion du groupe-classe, médiation des conflits » (p. 10). Psychologie teintée d’une sorte de moralisme d’un côté, psychologie version théories managériales de l’autre (gestion du groupe, médiation des conflits).

La tâche de l’école est d’ordre psychologique elle aussi, il ne s’agit plus d’enseigner mais d’apporter « de vraies réponses de fond aux problèmes de la violence, de l’autorité, plus largement au mal-être scolaire ». L’école devient ce lieu qui soigne les effets dévastateurs de la société, en un mot, et je ne vois pas pourquoi l’éluder, elle adapte l’enfant au social. Il s’agit même de former les enseignants à cette tâche d’adaptateurs : « enseignants formés à la psychologie des élèves et des enseignants ; mais aussi aux fondements neuronaux, cognitifs et émotionnels des apprentissages » (p. 21). Chaque point des treize transformations proposées est de l’ordre du psychologique ou se teinte et s’appuie sur des « psychologies ».

« Donner toute sa chance à l’école », en effet, ne peut se penser qu’en termes psychologiques, sinon l’on est confronté à l’idée de transformer l’école et cela radicalement, c’est-à-dire de repenser en l’affirmant la finalité essentielle de l’école : l’apprentissage des savoirs fondamentaux. Pour sauver l’école il s’agit de transformer les enfants psychologiquement et moralement. On passe de l’enseignement à l’éducation, ce qui suppose qu’en dehors de l’école il n’est pas de lieux éducatifs. Éducation morale, éducation de savoir vivre et de savoir faire. La famille est en échec, la société également : il reste l’école.

Pervertir ainsi la finalité de l’école, vouloir lui faire jouer un rôle d’apprentissage social essentiellement, c’est laisser les savoirs s’acquérir ailleurs : cours particuliers, aides parentales, inscription dans des lieux culturels, etc. Tout cela s’achète et le marché est large et riche. Marché réservé à quelques groupes sociaux qui peuvent pallier cette perversion de la finalité de l’école. Pour les autres, contentons-nous de leur apprendre à s’adapter et à ne pas bousculer la belle ordonnance de l’institution scolaire : donnons sa chance à l’école !

Cette psychologisation a déjà conduit à des aberrations : le savoir lire-écrire ne s’acquièrerait pas car beaucoup d’enfants seraient dyslexiques ou dysorthographiques de nature. Affirmation nécessaire pour éviter l’interrogation sur les méthodes d’apprentissage du lire-écrire. L’enfant ne comprend rien aux mathématiques : il est dyscalculique. Pour se sauver l’école désigne une pathologie et adresse à des centres de soins. On pourrait multiplier encore les « dys » : pourquoi ne pas proposer une « dysmoralité » qui serait elle aussi de nature, des « dys » du côté du social, et des équipes thérapeutiques d’« éducation psycho-sociale » ? La mise en place de tests aiderait (ou aide déjà) à repérer ces « dys-sociaux » et « dys-moraux ».

L’analyse psychologisante de l’échec scolaire ne peut en aucune cas être constructive. Éludant ce qui reste la finalité essentielle de l’école, elle s’attache pour défendre cette dernière à lire les causes de ses échecs dans les enfants et les adolescents, allant chercher jusqu’aux « fondements neuronaux des apprentissages ». Dans ce projet de transformation psychologique des élèves et des enseignants je ne peux que lire un projet d’adaptation maquillé aux couleurs d’un « nouvel humanisme » (p. 11) dont seule « l’éducation psycho-sociale » ouvrirait la voie – dans la joie – et dont la charge reviendrait à l’école. C’est là un trompe-l’œil qui remplit bien son rôle, il évite d’avoir à regarder la réalité.

C’est là oublier les ravages exercés par ces psychologies dans les lieux de travail et qui ont déjà commencé leur œuvre dans le champ scolaire. Leur analyse critique me paraîtrait un préalable nécessaire à toute demande d’adhésion à une école transformée en centre de soins. Soins sociaux, moraux, mais aussi médicaux. N’impose-t-on pas actuellement aux assistants de vie scolaire un stage en hôpital d’enfants malades pour les familiariser avec les cathéters, appareils respiratoires, et autres techniques médicales ?

Messages

  • Nous souscrivons sans réserve à votre texte de base de 2000.

    C’est pourquoi cette interprétation violente et surprenante de nos propositions nous sidère.
    Elle constitue à nos yeux une contre-lecture de nos propositions. Elles ne sont en rien exhaustives et se situent dans un ensemble de perspectives comme celles que vous énoncez ou comme le propose "L’appel de Bobigny". Elles se définissent comme nécessaires mais non limitatives ou suffisantes.

    Le problème,cela vaut particulièrement pour la France, c’est comment l’école de la république peut-elle faire pour répondre à sa crise manifeste et se donner la chance (entendre la possibilité) de mieux assurer sa tâche fondamentale : transmettre des savoirs ? Peut-elle faire l’économie des dimensions psycho-affectives et sociales qui accompagnent tout acte de transmission ?
    La mission de l’école n’est-elle pas nécessairement triple : instruire, éduquer, former des citoyens lucides et responsables ?

    En réalité notre position est ancrée dans une approche complexe : l’école est fille et mère de la société...

    Que vos internautes nous lisent, visitent notre site, lisent nos textes de base, se document sur les travaux de nos co-auteurs, et nous écrivent : nous sommes preneurs de toute critique clairement informée et constructive.
    Très cordialement
    Armen Tarpinian
    Coordinateur du Collectif Ecole changer de cap
    www.ecolechangerdecap.net

    Voir en ligne : Politique et Ecole : la dimension anthropologique

  • Membre du collectif Ecole changer de cap, j’ai pris connaissance avec un très grand plaisir de votre Site, dont les orientations sont en complet accord avec les nôtres.
    J’ai été d’autant plus étonnée et choquée de la réaction de votre lectrice psychanalyste. A quoi se rapportent ses attaques de nos propositions pour changer l’école ?
    Elle a "tiqué" sur le titre "Donner toute sa chance à l’école", qui pourrait éventuellement prêter à confusion si on ne lisait pas le texte. Pourtant elle l’a lu. Alors comment a-t-elle pu persister à croire que nous cherchons à instrumentaliser les élèves pour sauver l’école, et non à changer l’école pour sauver les élèves (de l’ennui, de la violence, de l’échec, etc) et permettre justement à l’école de les instruire, ce qu’elle ne parvient plus à faire !
    C’est de cette chance-là qu’il s’agit : non de transformer l’école en stage de développement personnel (comme votre lectrice semble le craindre), mais de prendre les moyens de réconcilier les élèves et les enseignants avec l’école et sa "triple tâche" fortement soulignée dans ce petit livre ; instruire, éduquer, former des citoyens responsables.
    Cesser de négliger le rôle de données comme l’estime de soi et les émotions dans l’apprentissage, ne peut que le faciliter.Où serait l’instrumentalisation ?
    Cela n’empêche en rien d’agir en même temps sur l’organisation institutionnelle qui en a grand besoin. Une action efficace "marche sur les deux jambes" du psychique et du social, de l’individuel et du collectif, du pédagogique et de l’environnemental. Notre réseau s’est créé au sein de l’Association Transformation personnelle- Transformation sociale.

    De plus le médical n’a rien à voir ici avec la pédagogie. Les auxilliaires de vie scolaire accompagnent des élèves handicapés et ont donc besoin de connaissances médicales relatives aux risques des handicaps.
    J’espère que ce malentendu ne nous empêchera pas de coopérer dans la direction qui nous est commune, d’une véritable démocratisation de l’école. Vous en trouverez la meilleure défense dans le livre de base du collectif, Ecole changer de cap. Contributions à une éducation humanisante. Editions Chronique sociale (2007).
    Bien à vous
    Maridjo Graner