Accueil > Notes de lecture > Sur le « Pacte éducatif présidentiel » proposé par Béatrice Mabilon-Bonfils et (...)

Sur le « Pacte éducatif présidentiel » proposé par Béatrice Mabilon-Bonfils et François Durpaire

mardi 3 avril 2012, par Jean-Pierre Terrail

Compte tenu du rang qu’elle tient dans les préoccupations des Français, il était logique que la question scolaire prenne en 2012 une place qu’elle n’avait eue dans aucune élection présidentielle antérieure. Après l’« Appel de Bobigny » patronné par la Ligue de l’enseignement, l’ « Appel des 50 chercheurs aux partis de gauche » initié par le GRDS, le plus récent appel de l’AFEV « Pour un pacte national de lutte contre l’échec scolaire », différentes publications programmatiques dont le "Donner toute sa chance à l’école" du collectif « Changer de cap », et bien sûr les propositions du GRDS pour "L’école commune" (La Dispute, 2012), le « Pacte éducatif présidentiel » de Béatrice Mabilon-Bonfils et François Durpaire (ici désignés BMB et FD) vient s’insérer à son tour dans ce concert ("Indignons-nous pour notre école !", Caraïbéditions, 2012). Ce manifeste partageant avec le projet du GRDS une forte ambition de démocratisation de l’école, ce qui est très loin d’être le cas de tous ceux qui affirment vouloir « lutter contre l’échec scolaire », nous sommes heureux de le signaler et de réagir ici à des propositions auxquelles nous adhérons pour partie.

Une forte ambition démocratique

Soulignons d’abord nos convergences avec les propositions de BMB et FD. Elles ne sont pas minces, puisque ces propositions sont clairement référées au principe de l’éducabilité universelle, auquel on ne saurait opposer ni le biologisme des dons, ni le sociologisme du handicap socioculturel. Les auteurs en tirent pour conséquence la possibilité d’un allongement massif des scolarités, dont l’obligation serait portée à 18 ans. Cet allongement devrait s’opérer par la mise en place d’un tronc commun, impliquant la suppression des filières au profit d’un « lycée unique ». La substitution de la coopération à l’actuelle mise en concurrence des élèves, la suppression de la notation au bénéfice de formes nouvelles d’évaluation non sommatives, le renoncement au redoublement, constitueraient des ressorts essentiels de la nouvelle dynamique de scolarisation des jeunes générations.

Des points de débat qui subsistent

Dans le cadre de cet accord sur des aspects essentiels de ce qu’au GRDS nous nommons l’« école commune », des points importants continuent à notre sens à faire débat.

La conduite des apprentissages

Le premier d’entre eux concerne la conduite des apprentissages, ou plus précisément l’absence de cette question dans les propositions de BMB et FD. La suppression de la concurrence, du redoublement, des notes, est certainement de nature à permettre aux intéressés une scolarité plus heureuse. Mais elle ne suffira pas à assurer une appropriation efficace des savoirs, susceptible de conduire chacun jusqu’à un bac de culture générale et technologique. Faire l’économie du redoublement c’est faire l’économie d’une mesure inutile et d’une disqualification symbolique, sans pour autant faire disparaître les difficultés cognitives qui auraient pu conduire à l’envisager. Ces difficultés resteront entières. Et les mesures préconisées par BMB et FD pour y faire face nous laissent dubitatifs. Le renforcement des RASED, s’il s’agit d’une simple mesure institutionnelle, ne fera pas l’affaire : une étude menée à l’IREDU à partir des suivis de cohorte ministériels montre que leur efficacité moyenne n’est pas supérieure à celle des GAPP des années 1980. L’individualisation des parcours et le recours au « coaching pédagogique » appellent le même type d’observation : tels qu’ils sont d’ores et déjà pratiqués (en réduisant les exigences à l’égard des élèves « faibles » pour le premier, en s’abandonnant au psychologisme du « redonner confiance » pour le second), ils ne résolvent réellement aucune difficulté d’ordre cognitif.

Un projet de démocratisation scolaire massive, tel celui qui vise à conduire tous les élèves jusqu’à un bac de culture commune, ne peut asseoir sa crédibilité en faisant l’impasse sur la logique propre des processus d’intellection, s’agissant au premier chef des apprentissages élémentaires, si décisifs pour toute la suite des parcours. Bien au contraire : la question est au cœur, nous semble-t-il, de toute entreprise de démocratisation. Et il convient d’en tirer les conséquences concernant tant la conception des contenus à transmettre que la formation des enseignants.

Les contenus à transmettre

De façon quelque peu allusive (trop allusive, certainement), BMB et FD mettent en cause le carcan disciplinaire qui serait aujourd’hui imposé aux savoirs et à leur transmission, et se réfèrent aux « sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur » selon Edgar Morin, lesquels se présentent sous une forme non disciplinaire mais transversale : l’erreur-illusion, la compréhension, les principes d’une connaissance pertinente, l’incertitude, etc.

Comme dans le cas des RASED ou de l’individualisation des parcours, il nous semble qu’il faut partir ici de l’expérience et de ses enseignements. Or aucune tentative de contourner les apprentissages disciplinaires pour former directement des compétences cognitives générales et transversales, telles celles s’appuyant sur les principes de l’éducabilité cognitive pour développer des « Ateliers de raisonnement logique », ne s’est avérée véritablement concluante jusqu’à présent. Pour une raison à notre sens très simple et tout à fait rédhibitoire, c’est que c’est le passage par la culture écrite et par les savoirs qui ont été développés en son sein, et qui ont toujours revêtu une forme disciplinaire, qui permet de s’élever des compétences cognitives inhérentes à la pratique de l’oralité, et qui sont un bien commun de l’humanité (réfléchir, abstraire, raisonner), jusqu’aux compétences complexes qu’évoque Morin. Pour reprendre une formule de Jean-Pierre Astolfi, toute perspective supra-disciplinaire qui invite à court-circuiter l’enseignement des disciplines sera entendue comme infra-disciplinaire et vouera ses protagonistes aux confusions du sens commun.

En ce sens, pour le GRDS, le tronc commun de l’école commune doit être organisé par la différenciation des disciplines, leur progression interne, et les contraintes de leurs interactions.

La formation des enseignants

Une école qui entend conduire tous ses élèves à un bac de culture générale et technologique demandera nécessairement beaucoup à ses enseignants, qui devront assurer la réussite d’apprentissages aujourd’hui trop souvent ratés. Ils disposeront pour cela de conditions beaucoup plus favorables qu’aujourd’hui, qu’il s’agisse du confort des élèves ou de leur propre activité ; mais personne à leur place ne pourra faire comprendre ce qui reste aujourd’hui incompris. Ils devront d’évidence bénéficier d’une forte maîtrise des savoirs enseignés et de ressources intellectuelles leur permettant d’interroger leur propre pratique, d’expérimenter, de dialoguer avec les chercheurs. Leur permettant, aussi, de constituer et préserver l’intérêt des élèves pour la matière. Car cet objectif suppose qu’ils sachent leur en faire mesurer les enjeux intellectuels, goûter les énigmes, apprécier les apports comme les incertitudes.

Aussi, en matière de formation des enseignants, nous gardons-nous au GRDS de reprendre ce discours qui voudrait que les enseignants en sauraient bien assez dans leur discipline et que ce serait sur les questions transversales de la pédagogie, de la psychologie des adolescents, etc. qu’il faudrait mettre tout le poids de la formation. Nous partageons certes avec BMB et FD le souci de cet enseignement transversal. Nous nous retrouvons également dans la proposition de renforcer sensiblement la place des stages, de la formation in situ. À la condition toutefois d’articuler très précisément l’expérience des stages et la formation théorique, en sorte que les situations vécues sur le terrain deviennent objet d’analyse collective lors du retour en formation, et que soient notamment réfléchi ce que les difficultés rencontrées doivent aux registres respectifs du pédagogique et du didactique.

Mais nous n’oublions pas que s’« il ne suffit pas de savoir pour savoir enseigner », savoir enseigner, mobiliser les élèves, les passionner, exige un rapport très instruit et très vivant à ce que l’on enseigne. C’est pourquoi les propositions du GRDS mettent l’accent sur le cadre proprement disciplinaire de la formation. Celle-ci doit permettre aux futurs enseignants de s’approprier non seulement les savoirs universitaires de leur discipline, mais aussi les savoirs scolaires (qui ne s’y confondent pas), les connaissances didactiques concernant leur transmission, et l’histoire et l’épistémologie de la discipline.

C’est également pourquoi nous ne souscrivons pas à la proposition de BMB et FD de rétablir des professeurs bivalents en collège. Et plutôt que d’introduire de la polyvalence au collège, nous proposons de la limiter dans l’enseignement élémentaire, en mettant fin à la tradition du maître unique, et en instaurant le principe de classes à deux enseignants permanents, l’un chargé de la langue écrite et des disciplines « littéraires », l’autre des maths et des disciplines scientifiques (les enseignements supposant une compétence très particulière étant assurés par des enseignants spécialisés).

« Piloter » les enseignants ?

Parmi les réformes qui viseraient à « piloter le système différemment », BMB et FD proposent d’« évaluer les professeurs autrement ». Une instance administrative indépendante donnerait des avis consultatifs, et l’évaluation finale serait « de la responsabilité des chefs d’établissement », qui pourraient également tenir compte du jugement porté par les élèves. Le caractère contraignant de cette évaluation bénéficierait d’un renforcement de son impact salarial.

Nous nous démarquons en tous points, au GRDS, de ces propositions. Il nous paraît en effet radicalement contradictoire de supprimer la notation des élèves et de maintenir celle des enseignants, a fortiori d’en renforcer l’impact financier. Comment admettre que les élèves pourraient être assez « motivés » par l’intérêt propre des savoirs qu’ils sont invités à s’approprier pour s’assurer une bonne scolarité jusqu’au bac ; et contester en même temps à leurs enseignants le sens des responsabilités et la passion du métier qui suffisent à s’y investir, dès lors que l’on vous assure des moyens matériels adéquats à son exercice, et qu’il vous assure les moyens financiers de vivre correctement ?

Pendant très longtemps, les universitaires français (tels BMB et FD…) ont fait l’économie de toute soumission à un fonctionnaire disposant de l’autorité hiérarchique, et ont disposé d’une autonomie didactique et pédagogique importante. Cela ne les a pas empêchés de faire leur métier en toute conscience, de façon plutôt efficace, quoiqu’en pense le classement de Shanghai, et d’absorber le choc de la massification des années 1980/90. Seraient-ils d’une essence à ce point différente de celle de leurs collègues du primaire et du secondaire que ces derniers devraient nécessairement se voir assujettis à une gestion de type managérial ?

Une telle perspective nous paraît d’autant plus inadéquate que le réaménagement considérable du système éducatif qu’induit la mise en place d’un tronc commun jusqu’à 18 ans est inconcevable sans une implication consciente, délibérée et inventive de la masse des enseignants. Sans une responsabilisation de leur part, autrement dit, qui soit aux antipodes de toute sujétion à une autorité hétéronome. Depuis Guizot, l’État s’est doté de bien des moyens, l’Inspection n’étant que l’un d’entre eux, permettant de piloter à distance une activité enseignante que l’isolement du maître dans sa classe rendait inquiétante. Il n’y aura pas de démocratisation réelle de l’école sans rompre avec un pilotage par des experts qui ne sont jamais exposés au retour d’expérience, sans en finir avec cette déresponsabilisation des enseignants, dont il s’agit au contraire de libérer pleinement la capacité de réflexion autonome et d’initiative, dans le cadre d’une amélioration forte de leur formation initiale et continue, et d’une mobilisation collective du milieu.

A suivre…

En publiant Indignons-nous pour notre école !, Béatrice Mabilon-Bonfils et François Durpaire entendaient à la fois avancer leurs propositions propres et contribuer à un échange sans tabou : un échange qui ne se limite pas à la seule question des moyens et ouvre des perspectives neuves, et qui soit à la hauteur tant de la crise de notre école que des exigences d’un avenir démocratique. Le GRDS ne pouvait que saluer cette initiative, souligner son accord avec l’ambition affichée par ses auteurs, et engager effectivement le dialogue sur le contenu du projet. Le débat est ouvert, nous nous efforcerons pour notre part à ce qu’il le reste.