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Les familles populaires, l’école et la lecture

A propos d’un ouvrage de Séverine Kakpo

mardi 4 décembre 2012, par Jean-Pierre Terrail

L’étude de Séverine Kakpo sur « Les devoirs à la maison » dans les familles populaires mérite de retenir l’attention, tant pour son apport informatif original que pour le champ de réflexion qu’ouvrent ses observations et ses analyses [1]. Cette recherche se situe au confluent de deux préoccupations anciennes de la sociologie de l’éducation : la première concerne l’évolution du rapport des familles populaires à l’école, la seconde ce qu’il en est réellement du travail scolaire à la maison [2].

La prise en main des apprentissages

S’agissant du premier de ces deux registres, on sait aujourd’hui que c’est dès les années 1960 que s’amorce la grande mutation du statut de l’école pour les milieux populaires. Entre 1963 et 1972 le souhait que les enfants obtiennent au moins un bac passe, dans les familles ouvrières, de 15 à plus de 60%. Les parents déclaraient jusque-là que leurs enfants accompliraient le parcours qu’ils seraient capables de réaliser, ils soulignent de plus en plus volontiers maintenant qu’il importe qu’ils choisissent leurs études et leur destin professionnel, ce qui passe par l’obtention de bons résultats. Et bien évidemment après les années 1975 et l’essor du chômage de masse, cette évolution est allée en s’accentuant, l’impératif de la réussite scolaire s’imposant à la fois dans les représentations et dans les pratiques, au point qu’il n’y a plus guère aujourd’hui de différence statistique entre les cadres et les ouvriers dans les ambitions d’accès à l’enseignement supérieur comme dans le temps consacré à l’aide au travail à la maison .

C’est avec un retard inévitable que la sociologie s’est emparée de ces transformations. Les premiers travaux signalant la mutation des rapports populaires à l’école datent du début des années 1980 : pour autant la thèse d’un désistement scolaire caractérisant les classes populaires, illustrée dans les années 1970 par Pierre Bourdieu comme par Raymond Boudon (alors même qu’elle était déjà sérieusement désuète), a continué longtemps encore d’imprégner les représentations savantes. Et elle est reste aujourd’hui au cœur de la conviction de bien des enseignants, qui associent les difficultés de leurs élèves à une insuffisante implication des parents dans l’entreprise scolaire.

L’enquête menée par S. Kakpo « apporte sa part au travail de déconstruction du mythe de la « démission » éducative des famille populaires » [3]. Elle a été conduite dans la proche banlieue parisienne, et a permis d’interroger les pratiques de vingt familles dont les enfants sont scolarisés dans des collèges essentiellement classés en ZEP, voire en « Ambition réussite ». Pour autant ces familles n’appartiennent pas aux fractions les plus précarisées et les plus vulnérables des classes populaires : elles sont dotées d’une relative stabilité conjugale, résidentielle et économique, qui favorise leurs investissements scolaires (S. Kakpo les a d’ailleurs contactées au sein des établissements, le jour où elles participaient à la remise des bulletins trimestriels). Elles ne représentent pas davantage une sorte d’élite ou d’aristocratie ouvrière, elles sont à l’image d’un très grand nombre de familles populaires, des familles d’ouvriers ou d’employés plus ou moins qualifiés, souvent issus de l’immigration et alors en situation régulière, vivant en cité et scolarisant leurs enfants dans des établissements « difficiles ». Ces familles sont donc très largement représentatives de la majorité des classes populaires, et elles sont de bons témoins du rapport à l’école que développent ces dernières dès lors que leurs membres parviennent à échapper à la plus grande insécurité économique et sociale.

L’accès au collège, qui se généralise au long des années 1960, a été très vite compris dans les milieux populaires comme un moyen inédit de s’affranchir des contraintes de la condition ouvrière, comme une possibilité historiquement inédite de maîtrise des destins individuels. Le chômage de masse, dès le milieu de la décennie suivante, a eu tôt fait de transformer le possible en nécessaire ; et dans les décennies suivantes le nécessaire a lui-même été perçu comme de plus en plus indispensable, neuf familles ouvrières sur dix souhaitant désormais que leurs enfants sortent du système scolaire avec un diplôme de l’enseignement supérieur. En s’adaptant si rapidement aux transformations de l’école, les familles ouvrières escomptaient y trouver un moyen décisif d’affronter les transformations du marché du travail et de la société, tout en s’émancipant des vieilles fatalités de classe.

Les parcours des enfants n’ont pas été à la hauteur, dans la grande majorité des cas, des attentes et des investissements pratiques. Pendant longtemps la bonne volonté scolaire, puis l’inquiétude des parents se sont accommodées d’un rapport confiant dans l’institution et d’un respect de la division du travail éducatif qui déléguait à l’enseignant la maîtrise complète des apprentissages scolaires. L’expérience réitérée du manque d’efficacité d’un soutien familial qui restait trop extérieur à la conduite de ces derniers a fini par convaincre les parents qu’il fallait franchir un pas supplémentaire.

C’est là que l’enquête de Séverine Kakpo trouve son premier grand intérêt, en montrant de façon très convaincante qu’une large partie des familles populaires est désormais sortie de l’attitude délégataire qui a longtemps marqué leur relation à l’école. L’attitude d’adaptation conquérante aux nouveaux possibles ouverts par la mise en place de l’école unique s’est développée, à l’épreuve des désillusions majoritairement subies pendant plusieurs décennies, en un comportement d’appropriation active des contenus d’apprentissage. À l’image des pratiques des classes moyennes, les familles concernées intensifient l’accompagnement du travail à la maison, transformant « leur foyer en une véritable institution de sous-traitance pédagogique » (p. 184). Le travail à la maison leur apparaît désormais si déterminant que les parents n’hésitent pas à intervenir auprès de l’enseignant s’ils jugent que ses prescriptions en la matière sont insuffisantes.

Mais c’est sans doute le degré de liberté conquis par rapport aux réquisits formels de l’école qui apparaît comme le symptôme le plus frappant de la mutation du comportement des familles populaires. Tout se passe comme si ces dernières avaient compris que, pour répondre aux réquisits réels de la réussite scolaire, il valait mieux ne pas s’en tenir aux demandes explicites de l’enseignant, ou même passer outre. Ainsi non seulement les parents insistent auprès de lui pour obtenir davantage de prescriptions, mais ils se font souvent eux-mêmes prescripteurs de travail « en plus », la maison se muant dès lors en « institution pédagogique autonome ». Qui plus est leur activité pédagogique témoigne d’une prise de distance critique historiquement inédite à l’égard de l’institution scolaire et de ses propres conceptions pédagogiques. Pour nombre de ces familles l’école ne fait pas son travail, ses exigences sont insuffisantes et responsables des difficultés intellectuelles des élèves, certains parents allant jusqu’à voir dans cette démission scolaire une volonté délibérée « de maintenir les enfants des quartiers populaires à l’écart des diplômes les plus valorisés » (p. 122). Face à cette situation les uns se tournent vers l’enseignement privé aux méthodes jugées plus efficaces, d’autres prennent les choses en main, sans hésiter à aller à l’encontre des préconisations de l’enseignant. L’un des constats les plus spectaculaires de la recherche, à cet égard, concerne l’entrée dans la lecture : sur les vingt familles enquêtées, sept ont entrepris de conduire elles-mêmes l’apprentissage en se procurant une méthode syllabique (Boscher, ou Mamadou et Bineta) [4].

Les modalités du travail à la maison

Les familles d’ouvriers ou d’employés consacrent aujourd’hui à l’aide scolaire, selon les enquêtes de l’INSEE, le même temps moyen que les familles de cadres (soit environ 5 heures par semaine). Et, comme on vient de le voir, elles se démarquent elles-mêmes de plus en plus d’une attitude traditionnelle d’adhésion inconditionnelle aux conceptions et prescriptions pédagogiques de l’école. Tout indique pourtant que ces investissements et leurs nouvelles modalités n’obtiennent pas tous les résultats espérés. Il n’est donc pas sans intérêt de regarder de près les pratiques pédagogiques des familles populaires, et c’est sur ce terrain que se situe le second grand apport de la recherche de Séverine Kakpo.

Les informations ont été recueillies par entretiens menés au domicile des enquêtés et grâce aux observations menées à cette occasion. Pour dégager la logique de l’action pédagogique des parents, l’auteur a utilisé la méthode des scénarios, qui consiste à exposer des comportements d’apprentissage mis en œuvre dans des situations données et à demander aux enquêtés d’en commenter la pertinence.

L’intervention des interviewés dans les apprentissages de leurs enfants s’inspire au premier chef, selon Séverine Kakpo, des modalités de ce qu’a été leur propre scolarisation. Or ils ont « évolué au sein d’un système pédagogique très différent de celui au sein duquel évoluent leurs enfants », et font en conséquence le plus souvent, « sur le plan des savoirs, l’expérience d’une profonde désorientation », et cela « en dépit de tous les gages sociaux de conformité aux attendus scolaires qu’ils affichent » (p. 101). L’auteur appuie cette interprétation sur l’opposition entre une école ancienne « où les savoirs étaient livrés « déjà constitués » aux élèves », desquels on attendait surtout « qu’ils soient capables de mémoriser-restituer ces textes légitimes donnés en modèle et de reproduire des exercices au genre bien normé » ; et les pédagogies imprégnées de constructivisme d’aujourd’hui, pour lesquelles « l’acquisition de savoirs déjà constitués importe moins que l’appropriation par les élèves, dans un contexte d’apprentissage autonome, des moyens qui servent à créer des connaissances et à établir des principes ». Elle observe combien ses enquêtés peinent à se retrouver dans le nouvel univers pédagogique, où l’exposé formel des connaissances n’occupe plus qu’une part très réduite, où l’ordonnancement traditionnel des domaines de savoirs tend à s’effacer pour laisser place à des formes transversales d’acquisition des connaissances, où s’atténuent enfin les frontières entre le scolaire et le non scolaire, du fait enfin de l’importation dans les apprentissages d’objets ou d’activités empruntés à la vie hors école.

Pour étayer son propos, Séverine Kakpo fait jouer l’opposition pédagogies visibles (de l’école des parents) vs pédagogies invisibles (de l’école des enfants) dans le domaine des pratiques de lecture. La résistance des parents aux nouvelles procédures pédagogiques se manifeste dès les premiers apprentissages de la lecture, puisqu’on l’a vu plus d’une famille sur trois se procure à cette occasion une méthode syllabique (90% des enseignants de CP dans l’éducation nationale – où les méthodes Boscher et Mamadou et Bineta ne pénètrent pas – adoptent une démarche semi-globale). Par la suite, s’agissant du travail fait au collège, Séverine Kakpo donne à mesurer, en mettant en œuvre la méthode des scénarios, l’écart entre les conceptions des parents et les véritables réquisits des apprentissages. Ainsi de la tendance des enquêtés à penser que l’oralisation à voix haute est la meilleure façon de s’approprier la signification d’un texte ; à imaginer que les problèmes posés par sa compréhension ne sont qu’une question de connaissance du sens des mots qui le composent ; à penser que la meilleure façon de comprendre un texte est de le lire d’une traite, en méconnaissant ainsi les ressources que représente pour le travail de l’intelligence la disposition d’un texte écrit et que n’offre pas le discours verbal, qui lui précisément ne peut s’entendre que d’une traite ; à donner la priorité, dans le travail sur un texte dont on devra ensuite restituer le contenu, à la mémorisation des mots plutôt qu’à la concentration sur les idées. Ainsi encore de leur tendance à imposer un « travail en plus » plutôt contre-productif, par exemple en demandant à l’enfant une lecture où l’attention se focalise sur l’orthographe des mots au détriment de la compréhension du texte ; à constituer toute lecture en objet d’étude scolaire plutôt qu’en objet de plaisir extrascolaire, en méconnaissant ainsi, paradoxalement, la logique même des consignes scolaires ; ou encore à abolir toute distance entre les logiques narratives à l’œuvre dans un texte et les logiques pratiques de la vie réelle…

Toute recherche de qualité apporte des connaissances nouvelles et soulève de nouvelles questions. Celle de Séverine Kakpo contribue de façon très significative à déconstruire le mythe de l’insuffisante implication scolaire des familles populaires. Elle donne à comprendre ce faisant la faible efficacité souvent constatée des projets d’établissements qui se donnent pour objet de susciter ou de renforcer cette implication : ou bien celle-ci existe déjà, ou bien si ce n’est pas le cas elle dépend d’une stabilisation socioéconomique de la famille dont les ressorts échappent à l’intervention de l’école.

Puisque les familles populaires interviennent désormais dans la conduite même des apprentissages, puisqu’elles y consacrent en moyenne, selon l’INSEE, le même temps de vie domestique que dans les autres milieux sociaux, on ne peut bien sûr manquer de se demander pourquoi leur intervention reste moins efficace. Répondre à cette question n’était pas l’objet de Séverine Kakpo, qui s’en tient à l’analyse du décalage entre les attentes de l’école et les interventions parentales. Sa recherche invite cependant le lecteur à se la poser.

Conceptions pédagogiques des parents et réussite des enfants : le cas de la lecture

Le « faible degré de conformité aux normes scolaires » des prescriptions pédagogiques des parents est-elle une explication suffisante, ou même un facteur pertinent, des faibles performances de leurs enfants ? Séverine Kakpo se défend de « chercher à démontrer l’existence d’un lien direct de cause à effet » (p.157), en laissant cependant entendre ainsi qu’il y aurait bien un lien au moins indirect, d’autant qu’elle ne réfère à aucun moment à quelque autre facteur possible de ces faibles performances. La chose mérite d’être creusée.

Parents des familles populaires et parents des classes moyennes

Le décalage générationnel entre la pédagogie qu’ont connue les parents et celle dont bénéficient les enfants n’a rien de spécifique aux familles populaires : il affecte tout aussi bien les familles de cadres. Faut-il alors penser que ces dernières sont mieux capables de le surmonter, en interprétant de façon plus pertinente les démarches et les attentes actuelles de l’école, dont l’esprit (valorisation du ludique éducatif, de l’autonomie de l’enfant, etc.) entre plus facilement en résonance avec leurs propres convictions éducatives qu’avec celles des classes populaires ? Reprenons l’exemple de la lecture, longuement développé par Séverine Kakpo, pour discuter cette hypothèse.

Pour aider les enfants à entrer dans la lecture, les familles populaires les font travailler « avec les lettres », comme les parents ont eux-mêmes appris à lire, et quand ils s’appuient sur un manuel c’est un manuel de syllabique qui date dans les deux cas cités de la première moitié du 20ème siècle. Or la syllabique ne serait pas en phase avec les attentes actuelles de l’école en matière de « lecture compréhensive ». Elle proscrirait en effet « tout travail précoce sur la compréhension des textes », en organisant de façon séquentielle l’apprentissage du déchiffrage pour ne passer qu’ensuite à l’intelligence des textes : « Les élèves devaient avoir appris à déchiffrer les mots écrits avant d’être confrontés à des problèmes de compréhension, devaient maîtriser les grands mécanismes de base avant d’accéder à la culture écrite, devaient savoir lire avant d’apprendre à rédiger, etc. » (Kakpo, p.107). Dans le meilleur des cas donc les parents contribuent à l’apprentissage du code graphophonologique, mais détournent leurs enfants des « autres composantes de l’apprentissage de la lecture (familiarisation avec la culture écrite, travail sur le sens, la morphologie, etc. » (p. 109). Tient-on ainsi les raisons des difficultés d’apprentissage massives qui conduisent les enfants des familles populaires à constituer le gros des 20% de jeunes Français identifiés à 15 ans « en grande difficulté de compréhension de l’écrit » ?

Cela paraît peu vraisemblable. Les parents des classes moyennes sont eux-mêmes très nombreux à intervenir, souvent à prendre complètement en main, l’entrée dans la lecture de leur progéniture. Or ils utilisent essentiellement eux aussi à cette fin la méthode syllabique, le fameux « Boscher » (1906) ayant recueilli leurs suffrages bien avant de séduire à leur tour les familles populaires. [5] Et ce choix ne semble en rien handicaper le développement des capacités de leurs enfants en matière de compréhension de l’écrit. Ce constat (massif) interroge : s’agissant d’accéder à la lecture compréhensive, l’efficacité de la syllabique tiendrait-elle davantage à la façon d’utiliser la méthode qu’à son principe même ?

Déchiffrage et compréhension

On pourrait toutefois imaginer que les parents des classes moyennes ne se servent de la syllabique que pour l’apprentissage du déchiffrage, assumant par ailleurs un travail sur le sens que leur capacité de mise à distance réflexive des textes rend aisé à conduire. Les familles populaires s’en tiendraient, elles, à un travail sur le déchiffrage, nécessaire sauf à penser qu’on peut lire sans déchiffrer, mais insuffisant.

Cette hypothèse présuppose un cloisonnement du déchiffrage et de la compréhension. De fait, la conviction qu’il s’agit là de deux domaines d’activité et d’apprentissage bien séparés structure profondément la pédagogie de la lecture encore largement dominante aujourd’hui. Celle-ci admet qu’on peut être un bon déchiffreur sans être un bon lecteur, au point que même la « lecture expressive » requise « au temps du certificat d’études » (Kakpo, p. 132) aurait peu à voir avec le type de lecture permettant l’usage compréhensif des textes que requiert l’école actuelle.

Jamais interrogée, cette conviction apparaît cependant à l’examen bien peu fondée. Si l’on convient en effet avec Saussure que « le langage est un système de signes exprimant des idées », on doit admettre que c’est la matérialité sonore du signe (le signifiant) qui porte l’idée (le signifié), signifiant et signifié étant aussi indissociables, dans le mot, que l’endroit et l’envers d’une médaille. L’accès à la signification apparaît ainsi irréductiblement liée à l’appréhension du signifiant. Ce que la langue, elle, a bien compris, en associant l’intelligence et l’ouïe dans l’entendement. Un mot déchiffré, à condition qu’il soit bien déchiffré, prononcé de façon fluide, comme on parle, en sorte de le rendre audible, est un mot compréhensible : s’il n’est pas compris, c’est qu’il ne fait pas encore partie du bagage lexical du lecteur – mais il ne demande qu’à y entrer, et l’école est là pour ça. De la même façon, une phrase déchiffrée est une phrase qui s’offre à l’entendement. À la mesure bien sûr là encore de la qualité du déchiffrage, d’un déchiffrage conscient que le sens se joue à la virgule près, et qui ne prononcera pas de la même façon les deux phrases : « Je suis bien seul » et : « Je suis bien, seul », rendant expressif l’inversion du sens de l’une à l’autre grâce au respect de la ponctuation. Comment une lecture « expressive » pourrait-elle être une lecture non compréhensive ?

Ces observations élémentaires seraient superflues si le sens pédagogique ordinaire ne se complaisait pas à opposer le déchiffrage et la lecture, en fantasmant le danger qu’il y aurait à produire des déchiffreurs qui ne seraient pas de vrais lecteurs. A vrai dire les seuls bons déchiffreurs qu’on connaisse qui ne soient pas de bons lecteurs sont ceux que la nosographie psychiatrique qualifie d’hyperlexiques, et qu’elle identifie comme une variété d’autistes : ils déchiffrent tout mais ne comprennent rien. Faut-il souligner que le cas est rare ?

Concluons : si l’aide apportée à l’apprentissage de la lecture dans les familles populaires reste insuffisamment efficace, ce n’est certainement pas parce qu’elle s’obstine à « travailler avec les lettres » et à insister sur le déchiffrage. L’entraînement au déchiffrage ne saurait être, en soi, que bénéfique. Le problème, c’est que cet entraînement n’est pas mené assez loin et avec assez de précision, jusqu’à obtenir une lecture fluide, qui respecte la césure des mots et la ponctuation, et rend le sens manifeste. Ce que les parents des classes moyennes exigent sans aucun doute beaucoup plus souvent, leur aisance à manier les signes graphiques et à se mouvoir dans la culture écrite les portant spontanément à refuser tout ânonnement et à requérir de leur progéniture une « lecture expressive ».

Autrement dit : le décalage entre l’investissement scolaire des familles populaires et les attentes de l’école est une chose, ce n’est pas au regard de ce décalage qu’on peut évaluer la réalité et les limites de l’aide effectivement apportée aux enfants. On pourrait faire des observations du même ordre concernant d’autres aspects de l’activité lectorale.

L’orthographe et la grammaire

Ainsi de l’assimilation de l’orthographe grammaticale. Le décalage, ici, oppose les formes actuelles de l’enseignement de la grammaire, lequel procède de façon transversale, les élèves étant invités à observer les fonctionnements de la langue et le fait grammatical dans le contexte plus large d’une étude de texte de type littéraire ou autre ; et la pratique des parents enquêtés, qui se réfèrent aux manuels de grammaire qu’ils ont eux-mêmes connus à une époque où la grammaire faisait l’objet d’un enseignement cloisonné, où le fait grammatical était étudié pour lui-même, et où la règle de grammaire n’était pas découverte « en acte » mais énoncée, illustrée, et donnée à mémoriser. Le recours domestique à ce type de manuels, contraire aux préceptes de la pédagogie invisible d’aujourd’hui, est-il de nature à handicaper les enfants concernés ?

On peut douter, à l’évocation du cas de Précila (voir Kakpo, pp. 154 et 155), que la question se pose en ces termes. Afin de la faire progresser en orthographe, sa tante l’oblige à ne pas « manger » les terminaisons en « e » (en prononçant par exemple « coiffeuseux » plutôt que « coiffeuz »). Et Séverine Kakpo remarque que cette exigence contredit le « bon sens grammatical puisqu’elle conduit Précila à essayer de mémoriser des terminaisons adjectivales qui, par nature, varient ». Certes. Mais la confrontation à des règles grammaticales explicites ne saurait détourner de l’acquisition du « bon sens grammatical » qui fait défaut ici. Ce n’est donc pas le décalage avec les formes scolaires d’enseignement de la grammaire qui fait problème, c’est le fait que l’apprentissage entrepris avec les manuels d’antan ne soit pas mené assez loin ; ce que les parents des classes moyennes, tout aussi attachés à l’explicitation systématique des règles de grammaire, réalisent beaucoup plus efficacement, en raison du rapport plus réflexif, mieux maîtrisé, qu’ils entretiennent eux-mêmes avec les principes de la syntaxe.

L’énonciation : la signification des mots et le sens des phrases

Autre illustration proposée par Séverine Kakpo du décalage école/parents : dans l’activité de lecture, faut-il s’attacher à la signification des mots ou au sens de la phrase ? Face aux difficultés lexicales, l’école d’aujourd’hui recommande aux élèves de prendre d’appui sur le contexte de la phrase, du paragraphe, du texte : de centrer donc leur attention sur l’énoncé comme un tout. Dans les familles populaires les parents insistent quant à eux sur l’élucidation première de la signification de chaque mot et l’usage à cette fin du dictionnaire (Kakpo, pp. 142-143).

L’analyse linguistique de l’énonciation récuse pour sa part toute approche de la compréhension qui privilégierait de façon unilatérale la signification des mots ou le sens de la phrase [6]. La signification des mots est un fait de langue, que les dictionnaires ont effectivement en charge de répertorier. Le sens des phrases leur est propre, c’est le fait de l’énonciateur, et il dépend à la fois de la signification des mots utilisés et de leur organisation dans la phrase. En retour, les mots étant pour la plupart polysémiques, c’est la phrase qui permet d’identifier celle des significations possibles qui convient, et qui assigne à cette signification une nuance, une coloration précise.

L’accès à la compréhension d’un énoncé ne saurait donc faire l’impasse sur un moment ou l’autre de ce processus de détermination réciproque. D’un côté la phrase doit être appréhendée comme une totalité dont le sens ne se réduit pas à l’addition de la signification des mots qui la composent. Mais, de l’autre, ce sens dépend lui-même de la signification de chaque mot. A cet égard, l’idée qu’on peut déduire la signification des mots du contexte de la phrase a une pertinence linguistique faible : le « contexte », autrement dit le sens de la phrase, est lui-même indéterminé tant que la signification de chaque mot n’est pas élucidée. Le sens de la phrase se joue à la virgule près, il se joue a fortiori au mot près.

Comprendre exige analyse et interprétation, dans un va et vient entre les mots et la phrase, mais ce n’est pas deviner. Les parents des classes moyennes sont certainement soucieux en ce sens, tout comme on l’est dans les familles populaires, de l’extension et de la précision des connaissances lexicales de leurs enfants. On peut imaginer en même temps qu’ils ne s’en tiennent pas là, une longue pratique de la lecture les ayant convaincus, sans qu’ils aient besoin de s’interroger longuement à cet égard, que l’usage du dictionnaire, aussi indispensable soit-il, ne saurait suffire à l’interprétation d’un écrit. La qualité de leur intervention pédagogique ne peut qu’en bénéficier.

Conclusion

On pourrait puiser dans l’étude de Séverine Kakpo d’autres exemples de décalage entre pédagogie scolaire et pédagogie familiale dans les milieux populaires. On aboutirait encore à ces deux mêmes constats : d’une part, malgré ce décalage, les parents mobilisent des outils pédagogiques dont certains, tels l’entraînement au déchiffrage ou la mémorisation des règles de grammaire, s’ils ne suffisent pas à garantir la réussite scolaire, limitent les risques d’un décrochage complet ; d’autre part l’absence d’un maniement personnel régulier des signes graphiques et d’une fréquentation familière de la culture écrite empêchent ces mêmes parents de donner aux outils qu’ils utilisent toute leur efficacité potentielle, ce à quoi leurs homologues des classes moyennes parviennent bien mieux.

La propre distance des parents à la culture écrite apparaît ainsi comme un facteur très éclairant de la différenciation des parcours scolaires des enfants, en raison de ce qu’elle implique au plan du maniement de procédures pédagogiques qui peuvent être dans leur principe très proches d’un milieu social à l’autre.

Le plaisir de lire et « l’utilitarisme populaire »

On peut en juger encore à propos de la fameuse question du plaisir de lire. Voir les parents éprouver ce plaisir ne peut évidemment qu’inciter les enfants à y goûter. Encore faut-il, même pour les enfants de classe moyenne, que l’expérience soit réussie et donne envie de la réitérer, parce qu’elle a procuré de l’émotion, la joie de la découverte et de l’intelligence des choses. Quand le déchiffrage est trop lent, qu’il reste malhabile, ânonnant, il n’est pas seulement une peine par lui-même mais aussi par les difficultés de compréhension qu’il suscite et qui obèrent complètement la possibilité du plaisir de lire.

La plaisir de lire, autrement dit, peut s’éprouver lorsque le déchiffrage est suffisamment automatisé pour se faire oublier et lorsque le travail d’interprétation n’est plus un casse-tête aux résultats incertains. Quand ce n’est pas le cas, il ne reste qu’un seul ressort à la lecture, la conviction, bien peu convaincante, de son utilité.

Ne renversons pas ici la cause et l’effet. Est-ce un utilitarisme natif, dont ceux qui ont accès aux purs plaisirs du savoir se plaisent parfois à faire un trait culturel populaire particulièrement explicatif, qui conduit les parents des familles enquêtées par Séverine Kakpo à tenter d’imposer à leurs enfants des lectures qu’ils transforment ce faisant en contrainte scolaire ? Ou n’est-ce pas plutôt l’impossibilité de faire autrement, dès lors qu’ils n’ont pu mener le développement des capacités techniques d’appropriation des textes chez leurs enfants aussi loin que l’ont fait les parents des classes moyennes, la lecture restant dès lors chez eux une activité pénible ?

Le travail à la maison, clé du succès ?

Selon la recherche menée par Christine Félix sur les modalités du travail à la maison des collégiens et des lycéens, les « bons » élèves, qui ont compris en classe la substance du cours, consacrent cette activité à des exercices d’entraînement et de mémorisation ; les autres y consacrent un même temps moyen et s’y adonnent dans les mêmes conditions, mais en s’efforçant de comprendre ce qu’ils n’ont pas compris en cours [7]. On peut penser que les premiers ont bénéficié plus jeunes d’une aide familiale efficace, et ont ainsi acquis les bases qui leur permettent dans le secondaire de tirer le profit maximum de leur participation à la classe. Alors que l’aide parentale s’est avérée insuffisante pour les autres, et que les bases leur manquent, arrivés dans le secondaire, pour leur permettre de suivre et de comprendre en temps réel les enseignements scolaires. Or les efforts de rattrapage qu’ils développent à la maison sont dépensés largement en vain. Pour eux, le travail à la maison n’aura jamais été la clé du succès.

Que l’efficacité insuffisante de l’aide pédagogique des familles populaires ne soit pas d’abord une question de décalage avec les attentes de l’école rend problématique le discours de l’institution scolaire sur la nécessité « d’accompagner les parents d’élèves », et sa traduction en projets d’établissement ou en « mallette des parents » ministérielle « destinée à améliorer le dialogue entre les parents d’élèves et l’école ». L’école n’a pas de prise sur la distance des familles populaires à la culture écrite, déterminant essentiel de leur faible efficacité pédagogique. Cette considération devrait bien plutôt l’inciter à interroger sa propre capacité à assurer, par elle-même et sans compter sur les parents, une scolarité normale à tous ses publics.
Elle ne parviendra à cette fin que si elle nourrit une grande ambition intellectuelle à l’égard des élèves des milieux populaires, en visant à leur apporter ainsi ce dont les autres bénéficient dans leur famille. Le souci de ne pas mettre ces élèves en difficulté est inopérant, et contribue à entretenir les inégalités scolaires. La seule solution démocratique consiste au contraire à les confronter résolument aux difficultés inéluctables de tout véritable apprentissage intellectuel, en leur donnant les moyens de les surmonter.
De ce point de vue, il importe aussi de rompre avec ce lieu commun d’analyses du système éducatif qui imputent l’échec massif des élèves des milieux populaires à l’écart croissant entre des exigences scolaires qui reflètent la complexité grandissante de la « société du savoir », et le bagage culturel de familles très peu préparées à les affronter. Car ces analyses ne posent jamais la question des modalités de l’accueil de ces élèves par l’institution scolaire, et des moyens qu’on leur donne ou qu’on ne leur donne pas d’affronter ces exigences. La question donc de savoir si ce qui rend les apprentissages difficiles, c’est la complexité et l’abstraction des connaissances visées, ou bien plutôt les voies proposées pour leur appropriation.


[1Séverine Kakpo, Les devoirs à la maison. Mobilisation et désorientation des familles populaires, PUF, Paris, 2012.

[2Voir Tristan Poullaouec, Le diplôme, arme des faibles, La Dispute, Paris, 2009.

[3Séverine Kakpo, op. cité p. 183.

[4Cette proportion de 7 familles sur 20, soit un taux de 35%, apparaît considérable pour une pratique qu’on pouvait croire jusque-là assez largement réservée aux parents des classes moyennes, sachant le degré de détachement critique qu’elle implique à l’égard d’enseignants qui sont encore nombreux à nourrir un mépris explicite vis-à-vis de la méthode syllabique et n’hésitent pas à le faire savoir.

[5Des années 1990 à la première moitié des années 2000 il se vend chaque année plus de 50 000 exemplaires de ce manuel, ce qui implique, à raison de deux enfants par famille, que près de 100 000 petits Français apprennent à lire depuis longtemps non pas à l’école, mais dans les familles, voir Geneviève Krick, Janine Reichstadt, Jean-Pierre Terrail, Apprendre à lire. La querelle des méthodes, Gallimard, Paris, 2007.

[6On pourra se reporter, pour l’exposé des fonctionnements de l’énonciation, aux Problèmes de linguistique générale, d’Émile Benveniste, tomes 1 et 2, Gallimard, Paris.

[7Christine Félix, Une analyse comparative des gestes de l’étude personnelle : le cas des mathématiques et de l’histoire, Thèse pour le doctorat de sciences de l’éducation, Université de Provence, 2002.