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Que faire avec le "socle" et les "compétences" ?

samedi 16 mars 2013, par Jean-Pierre Terrail

La loi Fillon de 2005 porte l’objectif du « socle commun », la formation de « compétences », l’usage d’un « livret de compétences » au fronton de la nouvelle politique scolaire. C’est une étape marquante dans la transformation de la vision qu’ont les pouvoirs publics de ce que doivent être les missions et les fonctionnements de notre système éducatif.

Cette évolution est profonde, et elle fait l’objet d’un large consensus, de la droite à une partie de la gauche : deux raisons de la prendre au sérieux, et d’interroger sa pertinence au regard de l’ambition démocratique pour l’école qu’avec d’autres forces le GRDS s’efforce de promouvoir.

Il y a, dans l’objectif de transmission d’un « socle commun de connaissances et de compétences », deux idées bien distinctes : celle selon laquelle l’école doit assurer à tous un bagage minimum désigné comme « socle » ; et celle selon laquelle la formation de « compétences » doit désormais devenir un objectif majeur de l’action scolaire [1].

Ces deux idées sont en règle générale évoquées simultanément. La question de la formation de compétences, ou si l’on préfère de « savoir agir », perd en effet de son acuité au fur et à mesure que s’approfondit l’appropriation des secteurs de connaissances correspondants, pour les élèves qui poursuivent leurs études : soit parce que les connaissances disciplinaires développées incluent nécessairement des formes variées de savoir agir ; soit parce que leur détenteur peut les convertir par lui-même en savoir agir sans trop de difficultés ; soit enfin parce que la formation spécifique de savoir agir s’inscrit de façon naturelle dans la continuité de la formation disciplinaire antérieure (s’agissant par exemple aujourd’hui d’un master professionnel).

La formation des compétences paraît ainsi problématique dans le cas surtout des élèves qui interrompent précocement leurs études et risquent de se retrouver « dans la vie » dotés d’un bagage savant insuffisant pour être aisément négocié en compétences existentielles. Comme Philippe Perrenoud, éminent promoteur de la formation des compétences à l’école, le souligne avec force, ce sont les « élèves en réelle difficulté » qui ont tout « à gagner dans une redéfinition des programmes en termes de compétences » [2]. C’est le bagage minimum avec lequel ils sortiront de l’école, le « socle commun », qui doit être pensé en termes de compétences.

La politique scolaire actuellement à l’œuvre, et le relatif consensus qui l’entoure, associent donc étroitement les deux questions de la formation scolaire des compétences et de la définition d’un bagage minimum au sortir de l’école. C’est à cette association qu’on s’intéressera ici ; sans oublier cependant, s’agissant de réfléchir aux perspectives d’une école démocratique, que l’indépendance logique de ces deux thèmes permet de les dissocier, et notamment de poser la question de la formation des « compétences » s’agissant de la transmission d’une culture commune qui n’aurait plus rien à voir avec l’actuelle visée d’un « socle commun ».

Nous traiterons successivement, dans cette étude, de la genèse historique de la politique du socle commun ; de ses impasses théoriques et pratiques ; et enfin des perspectives alternatives. [3]

La genèse d’un consensus

On ne saurait aborder la question de la formation scolaire des compétences sans situer au préalable son émergence dans le double processus de transformation des politiques scolaires depuis les années 1960 et de formation d’un consensus large, englobant la droite et toute une partie de la gauche, autour des perspectives actuelles. Sans interroger si l’on préfère, fût-ce succinctement, la convergence qui s’est jouée dans les dernières décennies entre les politiques patronales à l’égard du marché du travail, la définition publique de la politique scolaire, l’engagement des intellectuels experts de la question scolaire.

Le contexte du dernier demi-siècle

L’essor scientifique et technique, les transformations dans les modes techniques de production des biens et services et dans les formes de l’organisation du travail, le développement de l’appareil d’État, de l’encadrement public de la reproduction de la force de travail, des bureaucraties d’entreprise, etc. ont très sensiblement modifié la qualification simple des salariés « non qualifiés » et suscité une demande régulièrement croissante de qualifications plus complexes. Or, de la plus simple à la plus complexe, ces nouvelles qualifications incorporent une part de connaissances générales et théoriques logiquement dévolue à la transmission scolaire. On constate empiriquement d’ailleurs (voir les enquêtes FQP et les enquêtes emploi) qu’à partir des années 1960 le lien diplôme/emploi se resserre de décennie en décennie sous deux aspects. D’une part la sortie de l’école sans diplôme offre de moins en moins de chances de carrière professionnelle qualifiante ultérieure ; et d’autre part l’accès à un niveau donné de qualification requiert de plus en plus souvent la détention du niveau de diplôme correspondant.

L’éducation scolaire des jeunes générations, dans ce contexte, va logiquement incorporer la préoccupation de la qualification du futur salarié. De fait, même si les flux et les contenus scolaires ont été de très longue date pensés en termes de catégories de débouchés professionnels, on observe qu’ils sont désormais conçus de moins en moins en termes de transmission d’une culture (à partir de laquelle une fois au travail on développe une qualification déterminée) ; et de plus en plus en termes de préparation à l’occupation d’une catégorie d’emploi.

Du côté du patronat

Le patronat se soucie très tôt de disposer d’une main d’œuvre de mieux en mieux formée. Mais sans pour autant se départir du malthusianisme qui a toujours permis au capitalisme de garder la plus grande maîtrise possible du développement et de la mise en œuvre des connaissances savantes ; d’éviter tout gonflement incontrôlé du niveau des qualifications initiales ; de donner libre cours à sa propension à limiter si possible à réduire l’autonomie et la polyvalence requises dans les postes de travail ; et de faire pression sur le marché du travail et le niveau des salaires en maintenant une armée de réserve peu qualifiée dans sa masse. Bien sûr cette lutte patronale contre le développement des forces productives humaines s’avèrera de plus en plus contradictoire avec les potentialités inhérentes aux développements contemporains et source d’une souffrance au travail qui se généralise rapidement. C’est cette logique contradictoire qui inspire la politique scolaire gaulliste via son ministre de l’éducation nationale Berthoin, ex-expert du CNPF. L’« école unique » dont le décret de 1959 engage la mise en place est conçue à la fois pour promouvoir l’essor des scolarités, via l’allongement à 16 ans de l’obligation scolaire et la généralisation de l’accès au collège ; et pour la limiter, en maintenant, grâce à la mise en concurrence des élèves et à la création de nouvelles filières, la différenciation de parcours scolaires hiérarchisés et les inégalités sociales devant l’école.

L’instauration de l’école unique représente en même temps un moment décisif du basculement vers une dominance des objectifs de formation professionnelle, dans le contexte d’une planification indicative qui semble rendre possible la visée d’une adéquation de la formation à l’emploi [4]. Si cette visée s’exerce de façon privilégiée en un premier temps dans le domaine des formations les plus courtes, elle va progressivement envahir la totalité de l’espace des parcours scolaires, au fur et à mesure notamment de la création de filières professionnelles et technologiques à travers lesquelles s’accomplit une bonne part de la massification du secondaire [5]. Le patronat manifeste ainsi un souci croissant, particulièrement pesant à partir des années 1970/80, de voir l’institution scolaire prendre à sa charge dans toute la mesure du possible l’adaptation au poste de travail, des BEP aux masters professionnels, en intervenant sur les contenus enseignés et en ouvrant les entreprises aux stages en alternance [6].

Dans l’entreprise, parallèlement, le patronat s’efforce dès les années 1980 de faire exploser le système de reconnaissance des qualifications et de leur validation objective par le diplôme et l’ancienneté d’expérience, et par là même le dispositif des conventions collectives de branche, pour leur substituer des procédures d’évaluation des « compétences » individuelles et des accords d’entreprise. Cette démarche s’autorise d’une part de la crise industrielle et de l’essor du chômage de masse : le salarié doit élargir ses compétences pour rester employable ; et d’autre part des exigences de captation de l’initiative individuelle dans les conditions du néo-taylorisme, qui requiert des travailleurs polyvalence, autonomie, réactivité.

Du côté des organismes internationaux

Les dernières décennies sont aussi une période de mondialisation des politiques scolaires, qui s’opère sous l’égide de la même mutation d’une problématique en termes d’éducation à une problématique en termes de formation. Au plan international aussi la socialisation scolaire devient une dimension des politiques économiques. C’est d’ailleurs parce que « l’école, c’est une question d’économie », avant que de réaliser le droit de chacun à la culture et au savoir, que l’UNESCO s’est vue dessaisir de ses prérogatives à cet égard au profit de l’OCDE, laquelle va se doter dès les années 1980 d’une Direction de l’éducation. Cette dernière n’aura de cesse dès lors que de prôner des politiques scolaires inspirées par « le rôle stratégique du savoir » dans la croissance économique, qui appelle « une politique vigoureuse de formation mettant à contribution le système public d’éducation » (1996). [7] Et elle va s’attacher à promouvoir les notions d’éducation tout au long de la vie, d’école apprenante, d’évaluation comparative (en mettant en place l’enquête internationale PISA), et… de formation des compétences, en soutenant par exemple dans un rapport de 2001 que « les programmes d’enseignement et les pédagogies doivent privilégier les compétences relationnelles et autres aptitudes non cognitives autant que les facultés cognitives ». Pour les experts de l’OCDE la socialisation scolaire doit ainsi assurer à ses bénéficiaires une employabilité qui conjugue diplôme et dispositions personnelles, savoirs et savoir agir.

Ce souci du savoir agir vise particulièrement les contraintes auxquelles sera soumis le futur salarié dans l’entreprise et sur le marché du travail, où il sera soumis à des situations d’incertitude, à des exigences récurrentes d’adaptation au changement voire de reconversion. Les systèmes éducatifs doivent donc former des salariés « adaptables », ayant « appris à apprendre » et à se confronter à des situations-problèmes variées. Cet objectif implique une refonte significative des objectifs (qui doivent faire largement place à la formation des compétences) ainsi que des méthodes d’enseignement (la formation des compétences impliquant des pédagogies non directives).

Si l’OCDE plaide ainsi pour des efforts d’investissement accrus dans les systèmes éducatifs nationaux, ses directives n’échappent pas pour autant à l’influence du malthusianisme patronal. Celle-ci se manifeste d’une part dans la visée utilitariste « d’une réduction des connaissances jugées inutiles et ennuyeuses quand elles n’ont pas de lien évident avec une pratique ou un ‘intérêt’ » [8]. Et d’autre part dans l’insistance mise à rappeler que la hausse des niveaux de formation ne saurait concerner tout le monde, et que donc bien des jeunes pourront continuer à se contenter de l’école fondamentale. De fait, note l’organisation, « l’expansion du groupe des qualifiés s’accompagne souvent d’un accroissement proportionnel des non-qualifiés » : l’évolution du marché du travail est caractérisée non par une hausse homogène mais bien plutôt par une polarisation de la qualification des emplois, laissant subsister une masse de travailleurs faiblement qualifiés, mal payés et peu protégés. « Tout le monde ne fera pas partie de la nouvelle économie », relève encore l’OCDE, qui souligne que les « petits boulots » ont de l’avenir. [9]

Entendant pour sa part se doter de « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique », l’Union européenne ne pouvait rester à l’écart de cette intervention dans la socialisation des jeunes générations et de l’action pour une homogénéisation des politiques scolaires des pays membres. Réclamant de chacun d’eux un fonctionnement optimal des systèmes d’éducation et de formation, elle se dote dans le prolongement du sommet de Lisbonne (2000) d’un nouvel instrument politique, la MOC (méthode ouverte de coordination), dont les recommandations vont dans la décennie qui suit inspirer, voire formater de plus en plus, les politiques scolaires des nations européennes. Les lignes directrices de ces recommandations sont très homogènes à celles de l’OCDE. Dans le prolongement du Sommet de Lisbonne, le travail des experts européens s’est logiquement porté sur l’identification des « objectifs futurs des systèmes d’éducation nationaux dans l’économie de la connaissance », et tout particulièrement sur celle des « nouvelles compétences de base » dont il paraissait indispensable de doter tous les jeunes. Leurs indications ont servi de base à la reconstruction des programmes scolaires français lors de l’introduction, en 2005 et 2006, du « socle commun de connaissances et de compétences » [10].

Du côté des politiques

Remonter le fil de la genèse du socle commun nous ramène en fait… à la mise en place de « l’école unique », qui s’opère pour l’essentiel entre 1959 (ouverture de l’accès au secondaire pour tous par le décret Berthoin) et 1975 (instauration du collège unique par le décret Haby). Une grande caractéristique de cette unification du système éducatif est qu’elle procède en réformant les structures et les parcours, sans se prononcer (à la différence des lois des années 1880) sur les contenus de formation. Il ne faudra pas très longtemps pour que la question de la transformation de ces derniers se pose à son tour. C’est le cas pour le primaire dès 1963, avec la mise en place de la Commission Rouchette. Pour le secondaire le problème concerne surtout le collège, dont le public se modifie beaucoup plus rapidement que celui du lycée d’enseignement général.

Le collège unique résulte de la fusion progressive des degrés supérieurs de l’enseignement primaire et des premières classes du secondaire. Et il conserve, malgré cette fusion, une double fonction, de fin d’études (au moins générales) pour les uns, et pour les autres d’antichambre du lycée, pour reprendre l’expression consacrée. Les programmes du lycée avaient été conçus pour les seconds, et peuvent continuer à convenir pour la minorité des nouveaux publics qui se révèlera en capacité d’études prolongées. Mais ne faut-il pas les adapter pour ceux qui ne continuent pas dans l’enseignement général, et constituent désormais la majorité des collégiens, en leur proposant un curriculum qui les prépare à la vie qui les attend, plutôt qu’à une poursuite d’études qu’ils n’entreprendront pas ?

C’est en 1974, l’accès au collège s’étant généralisé, que Giscard d’Estaing s’interroge en ce sens sur « le savoir minimal » qui devrait correspondre à l’obligation scolaire portée à 16 ans. Après René Haby en 1975, il y revient en 1976 en demandant la définition d’un « savoir commun » propre au collège « pour tous ». En 1980 le « rapport Binon » constate que le « soutien » prévu pour les élèves en difficulté n’a pas suffi pour assurer à tous les collégiens l’acquisition d’une « culture commune minimale » [11].

La question va rebondir à gauche, très peu de temps après le recentrement du PS en 1983. Dans le contexte des deux décennies suivantes, marqué par l’essor du néolibéralisme, l’effondrement des régimes est-européens, l’affaissement de tout espoir de changement social à court terme, les politiques en responsabilité vont peser dans le même sens, qu’ils soient socialistes, centristes, de droite : celui de la définition effective d’objectifs de fin d’études pour les élèves les plus faibles. C’est Mitterrand qui commandite en 1984 un rapport au Collège de France sur « l’enseignement de l’avenir », Jospin qui relance la réflexion sur les contenus pour la préparation de la loi de 1989, Bayrou qui demande à l’Inspection Générale ce qui sera le « Livre blanc des collèges », dans lequel apparaît pour la première fois en 1994 la notion de « socle commun » ; et c’est l’UMP qui, sous la pression des organismes internationaux, et estimant que le rapport des forces le lui permet, conclura l’affaire en inscrivant le principe du socle commun dans la loi Fillon de 2005 et en précisant son contenu l’année suivante. On ne voit pas qu’il y ait jamais eu en ce domaine de conflit de fond entre la droite et la gauche socialiste, et la loi Peillon de 2013, qui valide de fait le principe du socle commun, se garde bien de rompre ce consensus.

Le milieu des années 1980 marque sans doute un tournant dans cette histoire. De Giscard d’Estaing à Fillon, le souci de définir les acquisitions de base au terme de « l’école fondamentale » est une constante à droite. De Gaulle, déjà, voulait établir entre collège et lycée une barrière que les nouveaux arrivants dans le secondaire pourraient difficilement franchir : il était dès lors tout à fait logique de s’inquiéter du bagage avec lequel ils sortiraient du collège. Pour ceux par contre qui, à gauche, accordaient quelque crédit à « l’école de l’égalité des chances », a fortiori s’ils estimaient que l’école unique portait une bonne part des ambitions du Plan Langevin-Wallon, la définition d’un minimum culturel ne pouvait pas ne pas paraître amputer les potentialités démocratiques d’une école unifiée. Ce n’est pas un hasard si c’est en 1984/85, avec l’affaire du rapport du Collège de France, que la gauche socialiste commence à reprendre à son compte la thématique du SMIC culturel. Elle a renoncé, avec « le tournant de la rigueur » de 1983, à transformer la société : pourquoi s’acharnerait-elle dès lors à démocratiser le système éducatif ?

Du côté des experts de l’école : un ralliement progressif

Le milieu des années 1980 marque aussi le début de l’implication, dans la promotion de cette thématique du minimum culturel, de quelques chercheurs dont l’intervention aura un retentissement non négligeable. Ils seront rejoints dans la décennie suivante par des représentants connus de la « noosphère pédagogique », dont la contribution est indispensable à toute réforme scolaire. La mobilisation des uns et des autres favorise l’introduction puis la montée en puissance du thème de la formation des compétences, désormais accolé à celui du bagage minimum.

Les prises de position de ces intellectuels experts laissent apparaître à l’examen, on va le voir, la conviction implicite qu’un taux d’échec important dans l’appropriation des connaissances de la culture écrite est inéluctable. Marqués à gauche, nombre d’entre eux ont pourtant pris parti dans les décennies précédentes pour une véritable démocratisation de l’école, tels Bourdieu opposant l’exigence d’une pédagogie « rationnelle » et « explicite » à la complicité de l’institution scolaire avec la domination de classe, ou Baudelot et Establet s’en prenant aux fondements mêmes de l’école capitaliste en France [12]. Peut-être faut-il voir dans leur évolution le double effet d’une conjoncture historique où refluent les idées de la transformation sociale, et du constat que l’instauration de l’école unique, et la rénovation pédagogique qui s’ensuivit, n’ont pas réussi à résorber l’échec scolaire dans les milieux populaires [13].

Pour ce qui est en tout cas du ralliement en masse des experts en pédagogie au principe d’un socle de compétences pour les élèves en difficulté, à partir de la fin des années 1990, l’hypothèse de la planche de salut est très suggestive. Ce sont leurs idées qui ont présidé à la modernisation des dispositifs et des pratiques d’enseignement des années 1970/80, et qui continuent d’être transmises dans les IUFM. La persistance d’une proportion significative d’élèves en échec ne devrait-elle pas conduire à réexaminer leurs idées et interroger leur expertise ? La seule manière d’éviter d’avoir à poser la question est de considérer que les élèves en difficulté le sont en quelque sorte inévitablement, et de centrer désormais l’attention sur la meilleure façon de les préparer à la vie qui les attend [14].

Les propositions du Collège de France

L’épisode de la commande par Mitterrand au Collège de France, en 1984, du rapport qui paraîtra l’année suivante sous le titre « Propositions pour l’enseignement de l’avenir », a certainement joué un rôle crucial, au moins à terme, dans le processus qui nous intéresse. A suivre l’historiographie précise dressée par P. Clément, cette commande aurait été suggérée par Pierre Bourdieu lui-même [15]. Celui-ci va organiser les débats au sein du CdF à partir d’un texte initial qui incrimine le caractère arbitraire et l’obsolescence des contenus d’enseignement, et avance en regard six principes devant assurer l’actualisation permanente des programmes et réduire l’arbitraire des contenus en invitant les élèves à en mesurer la relativité culturelle. Ce sont les discussions (le texte connaîtra quatre versions successives), et la pression d’enseignants visiblement proches des thématiques habituelles de la droite, qui amèneront Bourdieu, soucieux d’obtenir un consensus qu’il considère comme la condition du succès de l’entreprise, à introduire dans le texte deux points absents au départ : l’autonomie des établissements (donnée pour favorable à l’indispensable « pluralisme culturel ») [16] ; et le « minimum culturel commun ».

Ce second point n’est pas d’abord évoqué pour lui-même, il émerge par le biais de la discussion sur les contenus. Pour lutter contre l’obsolescence rapide de ces derniers, plutôt que de les actualiser en permanence, ne vaut-il pas mieux apprendre à apprendre ? Mais se pose alors la question du minimum à acquérir, à partir de quoi on peut apprendre par soi-même : comment le définir ? Le débat sur le pluralisme culturel ramène lui aussi à cette même question. Vouloir le pluralisme, c’est revendiquer une égale dignité des différentes orientations scolaires et donc lutter contre la stigmatisation des élèves faibles. Le risque encouru, cependant, est d’aboutir à l’éclatement du système éducatif, sauf à définir… « un noyau d’enseignements fondamentaux et obligatoires ».

Si la première rédaction de Bourdieu manifestait une forte préoccupation de défense du caractère scientifique des contenus scolaires, la version finale du rapport plaide pour le dynamitage du cadre des disciplines, au profit de la transmission d’un « minimum culturel commun » censé « apprendre à apprendre » (sans qu’on en sache guère plus sur sa consistance). Cette transmutation des espèces n’empêchera pas Bourdieu d’assumer, apparemment sans problème particulier, le résultat final. Si bien que quatre ans après (en 1989), le rapport « Bourdieu-Gros » rédigé à la demande de L. Jospin est placé sous le signe de l’« apprendre moins pour apprendre mieux » et de la critique de l’organisation disciplinaire des programmes, Bourdieu se déclarant convaincu, dans une lettre à Cl. Allègre, « qu’un des principes majeurs du renouveau du contenu et des méthodes d’enseignement consiste dans la mise en cause des disciplines » [17].

Tout cet épisode, au bout du compte, ne s’éclaire vraiment qu’en regard d’un postulat de base, qui ne sera semble-t-il jamais explicité ni a fortiori mis en débat : celui de la naturalisation de flux scolaires admettant une large proportion d’élèves en échec. Ce sont eux que vise, pour une grande part, les propositions du CdF. Ainsi l’obsolescence de certains savoirs ne remet pas en cause par elle-même la structuration disciplinaire des programmes : y faire face par la formation de compétences transversales, par la transmission d’un minimum supposé conférer une capacité à apprendre par soi-même, ne s’impose qu’au regard de formations courtes, assurées pour le moins… de ne pas déboucher sur le Collège de France, dont les membres tiennent à leur discipline (et qui n’ignorent pas non plus que les savoirs disciplinaires restent indispensables dans les emplois qualifiés). La chose est encore plus claire dans le débat sur le pluralisme culturel, qui inaugure sous ce noble euphémisme un discours destiné à une grande fortune : les pédagogies douces et l’ouverture sur la vie pour les uns, les excellences culturelles anciennes pour les autres, et une égale dignité pour tous, sanctionnée par l’accès au « minimum culturel commun ».

Chercheurs et pédagogues

C’est en 1989, l’année du rapport « Bourdieu-Gros », que paraît le petit livre de Christian Baudelot et Roger Establet, Le Niveau monte, qui devant son succès sera réédité en poche dès l’année suivante [18]. Polémique efficace à l’encontre de l’antienne élitiste déplorant la baisse du « niveau » des élèves, l’ouvrage s’attache à démontrer la hausse réelle de ce dernier, tout en soulignant que les écarts s’accroissent en même temps. Aussi les auteurs se préoccupent-ils logiquement de ceux qui restent à la traîne, et se prononcent en conclusion en faveur d’un « SMIC culturel » : « Quel est le bagage minimum que doit posséder à la sortie de l’école le plus mauvais élève du plus mauvais des collèges ? Telle est la question » (p. 195). La définition d’un « savoir minimum garanti » serait « comme une reconnaissance des droits des plus faibles dans un univers régi par la loi du plus fort » (p. 196).

« Telle est la question »… Des années 1920 aux années 1960, « La » question centrale concernait l’unification du système scolaire, et elle était posée de gauche dans une perspective de justice sociale, puis de droite avec un souci d’efficacité de l’investissement éducatif. À partir de la seconde moitié des années 1980, dans le cadre cette fois-ci de l’école unique, c’est donc la question du minimum culturel commun qui va monter en puissance, et devenir à son tour « La » question, « Le » problème à résoudre du système éducatif. Soulignée d’abord par la droite, l’exigence d’une solution est reprise et validée à gauche de façon retentissante par des chercheurs, Bourdieu, Baudelot, Establet, dont la qualité intellectuelle et l’éthique progressiste sont bien établies.

D’aucuns de leurs collègues viendront contribuer, dans la période suivante, à faire valoir le caractère central et décisif de cette exigence. Et leurs propos à cet égard seront d’autant mieux entendus que les difficultés des collèges et les comportements de rejet de l’école se multiplient dans les quartiers populaires, et viennent rappeler le caractère insupportable de l’échec scolaire. C’est le cas de François Dubet, qui souligne dans un rapport de 1999 que « le collège doit mieux définir les savoirs et les compétences qu’il peut attendre de tous » [19] ; et qui n’a de cesse, depuis lors, de dénoncer une conception du collège qui le définit unilatéralement comme « antichambre du lycée » [20]. C’est aussi le cas de l’historien Claude Lelièvre, qui reprendra cette thématique dans les années 2000 [21].

C’est dans les années 1990 que les pédagogues s’invitent dans le débat en interrogeant plus particulièrement pour leur part, spécialisation professionnelle oblige, ce que pourraient être les contenus du minimum culturel commun. Ils développeront la thèse que ce dont ont besoin les élèves qui n’arrivent pas à suivre le cursus général, autant que de connaissances de base, c’est de former des « compétences » qui risquent, si l’école fondamentale ne les prend pas en charge, de ne pas se former à l’âge adulte. Ce sont eux également qui souligneront que la conversion de l’école à la formation des compétences implique inévitablement une transformation des pratiques d’enseignement par l’adoption du principe constructiviste et des pédagogies actives : les compétences en effet ne s’enseignent pas, elles ne s’inculquent pas, elles ne peuvent se former que dans la confrontation des intéressés à des situations-problèmes, confrontation dans laquelle la position du maître n’a plus rien à voir avec celle de l’enseignement magistral, et tout à voir avec les préconisations qui ont présidé à la modernisation pédagogique de notre système éducatif.

Défendre ce qu’il est convenu d’appeler « l’approche par compétence » comporte ainsi une double conséquence. En proposant une solution au problème, sa promotion permet de faire l’économie de l’examen des raisons pour lesquelles les réformes pédagogiques des années 1970/80 ont rencontré de telles limites d’efficacité, et laissé en plan tant d’« élèves-en-difficulté ». Et non seulement elle détourne ainsi l’attention et évite d’interroger ces réformes, mais elle réactive leurs principes, en adossant désormais ces derniers aux exigences de la formation des compétences.

Les travaux de Philippe Perrenoud, pour ce qui est des productions en langue française, sont tout à fait exemplaires de cette démarche [22].

La cristallisation du consensus dans les années 2000

Une lignée de chercheurs et pédagogues, s’affichant tous partisans d’une école socialement juste, ont ainsi donné, de 1985 aux premières années 2000, une coloration progressiste aux thématiques conjointes du minimum culturel et d’une formation de compétences débarrassée du carcan de l’organisation disciplinaire des savoirs. C’est au long de la première décennie de ce siècle que le consensus entre les deux grandes formations politiques françaises, l’UMP et le PS, va prendre forme à ce sujet. Cette double thématique va être intégrée dans leurs programmes respectifs, considérée effectivement comme « La » réponse à la question scolaire, et placée au cœur de leur action au gouvernement, qu’il s’agisse en 2005/2006 de la loi Fillon et de ses suites immédiates, ou en 2013 de la loi Peillon.

Ce consensus est politique, et il est implicitement validé à cet égard dès l’an 2000, quand le gouvernement Jospin donne son acquiescement à « l’agenda de Lisbonne ». Cet acquiescement s’inscrit dans le contexte historique de ralliement idéologique de la direction du PS au libéralisme économique, pour lequel il va de soi que l’éducation des jeunes générations est d’abord une affaire de constitution de capital humain et doit essentiellement viser l’employabilité, à la sortie de l’enseignement supérieur comme pour les élèves-en-difficulté. Et ne s’agit-il pas, avec la conception européenne de l’« économie de la connaissance », de promouvoir, dans l’école comme dans l’entreprise, l’individualisation des compétences de l’élève et du salarié, opposée à l’appropriation commune respective du savoir et de la qualification ? D’autant qu’en insistant sur le thème de « l’élève au centre », la loi d’orientation dudit Jospin ouvrait la voie dès 1989 à une telle promotion…

Encore restait-t-il à rendre ce consensus hégémonique. C’est la tâche à laquelle va s’atteler la Ligue de l’enseignement, proche du PS, qui lance en 2000 une réflexion nationale sur le thème « L’école que nous voulons » : notre système éducatif va mal, « il est urgent de lui redonner sens, par sa transformation et sa refondation » [23]. Cette réflexion débouche en 2005 sur l’adoption d’un projet intitulé : « Refonder l’école, pour qu’elle soit celle de tous ». Deux des thèmes mis en avant manifestent une forte proximité avec les orientations de la loi Fillon adoptée la même année : l’autonomie et la contractualisation des établissements, et surtout la mise en œuvre d’un socle commun, ou « noyau fondamental de savoirs, de compétences et connaissances, véritable boîte à outils, définie comme culture commune de référence et assise indispensable à tout perfectionnement ».

C’est à partir de ce projet de 2005 que va se développer tout un travail visant à donner de la chair aux grandes orientations de la refondation de l’école, et associant une nébuleuse d’associations pédagogiques et politico-pédagogiques, tels le club Alain Savary, l’association « Éducation et devenir », l’APFEE, le « Réseau des villes éducatrices », etc. Ce travail débouchera à son tour, en 2010, sur l’Appel de Bobigny, dont l’audience sera très large à gauche en élargissant le cercle des mouvements pédagogiques signataires et en obtenant, au prix d’une euphémisation faisant disparaître la notion de « socle commun », l’adhésion de la FSU et de maires écologistes et communistes aux côtés des maires socialistes.

Ce même travail nourrira également l’élaboration du programme scolaire du PS en 2011. Celui-ci prend acte des éléments de la « crise » du système éducatif que le débat public a mis en relief dans les années précédentes, s’agissant tout particulièrement de l’insuffisante efficacité des « apprentissages fondamentaux », soulignant ainsi la nécessité de restaurer les ressources de l’enseignement élémentaire. Les solutions proposées restent pour l’essentiel toutefois dans la lignée de la politique mise en œuvre par la droite : le socle commun, l’autonomie des établissements, l’organisation générale du système en deux grandes parties : l’école du socle commun ( continuité école-collège) d’une part, la poursuite d’études en voies différenciées, (courtes ou longues sur le modèle actuel inchangé) en améliorant la continuité Lycée –Universités d’autre part… [24].

La visée du socle et ses impasses

Des savoirs aux compétences ?

À l’enseigne de « l’école de l’égalité des chances », les politiques scolaires successivement mises en œuvre sous la Vème République ont toujours eu pour horizon une inégalité réelle d’accès aux savoirs enseignés. Inspirée de l’Agenda de Lisbonne, la loi Fillon ne déroge pas à la règle inaugurée par la réforme Berthoin. Ce qui a changé en un demi-siècle (1959/2005-2006), c’est l’intention générale désormais de penser les contenus d’enseignement en termes de formation autant que d’éducation ; et dans ce cadre, la double volonté : de fixer un bagage minimum évaluable pour les scolarités les plus courtes ; et d’en définir le contenu en termes de « compétences » permettant notamment aux intéressés d’agir le plus efficacement possible dans les emplois les moins qualifiés.

Assigner à l’école la mission de former des compétences revient à affirmer la légitimité de son pilotage par l’aval, par les besoins de la vie professionnelle, familiale ou citoyenne. C’est la logique qui gouverne de longue date l’enseignement professionnel dont il paraît naturel, sachant sa vocation affichée, qu’il définisse des référentiels d’activité et, en regard, une liste de « compétences » à acquérir – une « compétence » désignant un savoir agir dans une famille de situations, pour suivre Philippe Perrenoud [25]. Il ne va pas de soi que l’enseignement général soit soumis à cette même logique, puisque celui-ci a vocation à transmettre un patrimoine de savoirs élaborés qui ont une cohérence propre, et qui sont donc dotées de leur propre logique d’exposition et d’appréhension. L’ordre de la connaissance n’est pas celui de l’utilité pratique.

La redéfinition des objectifs et des contenus de l’enseignement général en termes de compétences à acquérir n’en est pas moins à l’ordre du jour de l’école française depuis la fin des années 1980 [26]. Les partisans de cette redéfinition, ou en tout cas certains d’entre eux, contestent qu’il y ait là quelque difficulté. Puisque en effet « les savoirs accumulés par l’humanité ont toujours été construits pour répondre à des problèmes », argumente ainsi Bernard Rey, rien n’interdit d’affirmer que « le savoir doit être acquis sous la forme de compétences » : « Le savoir vaut par ce qu’il permet de faire et c’est sous cette forme qu’il peut provoquer, chez les élèves, le désir de l’acquérir, et chez l’enseignant, le plaisir de le faire partager » [27].

Cet argument paraît cependant contourner l’obstacle plutôt que le surmonter réellement. Pour au moins deux raisons. On observera d’abord que les « problèmes » qui ont été historiquement à la source de nouveaux savoirs sont très souvent des problèmes d’ordre proprement spéculatif (on veut connaître pour savoir et comprendre), et très partiellement des enjeux immédiats de la vie pratique. Et cela est vrai déjà dans les sociétés de tradition orale, comme le soulignait Lévi-Strauss : « Cet appétit de connaissances objectives constitue un des aspects les plus négligés de la pensée de ceux que nous nommons ‘primitifs’ ». Pour eux « l’univers est objet de pensée, au moins autant que moyen de satisfaire des besoins » [28]. Et, bien sûr, ce qui est vrai ici l’est a fortiori des cultures écrites où, dans l’élaboration des savoirs à visée savante, « le réel immédiat est un simple prétexte de pensée scientifique et non plus un objet de connaissance » [29]. La solution des problèmes pratiques intervient le plus souvent en aval de la production des connaissances, sous la forme de retombées utiles, plutôt qu’en amont. La conséquence pédagogique de cet état de fait va de soi : l’appropriation des savoirs suivant leur logique propre (laquelle donne à comprendre les problèmes théoriques auxquels ils répondent) est un préalable à la formation des compétences et à une confrontation efficace avec les problèmes pratiques afférents.

Une seconde raison vient encore réduire la portée de la rhétorique de B. Rey. Même quand il est possible de référer la production d’une connaissance au besoin pratique, il n’est pas du tout évident pour autant de pouvoir enseigner cette connaissance en la référant à ce besoin. En effet l’ordre d’investigation, qui a conduit à telle découverte, est une chose, dont il convient toujours de différencier l’ordre d’exposition, qui rend cette découverte intelligible au lecteur en fournissant ses attendus et ses indices de pertinence. S’il est toujours utile, au plan pédagogique, d’éclairer les élèves sur les circonstances historiques d’une découverte, on comprend qu’ils ne pourront s’en approprier la spécificité et en mesurer la portée que si l’enseignement respecte, lui aussi, l’ordre d’exposition. S’il leur rend intelligible, autrement dit, la façon dont l’auteur de la découverte a abordé la question à partir de son bagage de connaissance et du point de vue sous lequel il l’a interrogée. La solution du problème pratique a supposé que celui-ci soit d’abord transformé en objet de connaissance dans un processus mental qui peut rester implicite pour le chercheur lui-même, mais dont l’appréhension est incontournable pour qui veut s’approprier à son tour cette solution [30].

Qu’une connaissance s’origine d’un problème spéculatif ou du besoin pratique, on voit qu’elle ne peut jamais être proposée à l’appropriation des élèves en dehors d’un apprentissage progressif et systématique du domaine de savoir concerné. Affirmer que « le savoir doit être acquis sous la forme de compétences » laisse perplexe à cet égard, et ne semble pas de nature à résoudre le problème posé par l’articulation savoirs/compétences. Et les propositions connexes de B. Rey apparaissent tout aussi discutables. « Le savoir vaut par ce qu’il permet de faire » ? Cet utilitarisme est contredit par toute l’histoire de l’humanité, qui a toujours attribué au savoir une valeur propre, irréductible à l’intérêt de ses retombées pratiques. « C’est sous cette forme qu’il peut provoquer, chez les élèves, le désir de l’acquérir » ? Voilà qui sonne comme un constat d’échec pédagogique : la quête d’une motivation extrinsèque à l’acte d’apprentissage ne prend sens que là où le désir de connaître et le plaisir d’apprendre ont disparu.

La formation des compétences, une ambition démocratique ?

Que l’accent soit mis sur la transmission d’un bagage minimum ou sur la formation des compétences, les tenants du socle commun qui se réclament de la gauche ont souvent le souci d’une justification éthique. La politique du socle commun est ainsi régulièrement identifiée à un objectif de justice sociale, Claude Lelièvre allant ainsi en ce sens jusqu’à reconnaître des vertus progressistes au président Giscard d’Estaing [31]. S’agissant plus spécifiquement de la formation des compétences (FDC), c’est sans doute chez Philippe Perrenoud que l’effort de légitimation est le plus explicitement développé [32].

Chez cet auteur, une « compétence » permet de mobiliser des « connaissances-ressources » pour affronter différentes situations. Elle permet à la fois de dominer très rapidement les situations courantes, et de s’adapter relativement vite à des situations inédites. Plus complexe et ouvert qu’un savoir faire, c’est plutôt un « savoir y faire », qui permet de faire face à une famille de situations.

La formation des compétences à l’école intéresse surtout les élèves en échec dans l’apprentissages des savoirs : « Ceux que l’école devrait mieux préparer à la vie sont ceux qui sortiront du système éducatif sans avoir acquis le niveau de culture suffisant pour apprendre facilement à l’âge adulte ce qu’ils n’auront pas acquis à l’école obligatoire » [33]. La FDC consiste à préparer les enfants des classes populaires, concernés au premier chef, aux réquisits de leur situation professionnelle et aux besoins de leur vie quotidienne. Elle apparaît de ce fait, aux yeux de Perrenoud, au cœur de la lutte contre l’échec et pour la démocratisation scolaire.

Si l’école ne prend pas la FDC en charge, et que les programmes scolaires restent trop exclusivement finalisés par la poursuite d’études dont les plus longues ne concernent en fait qu’une minorité privilégiée, ceux qui passeront à côté des savoirs ne bénéficieront pas non plus de la préparation à la vie à laquelle ils ont droit.

En ce sens la question des contenus d’enseignement opposerait deux conceptions de l’école, celle qui la voue à la formation des élites, et celle qui se soucie des classes populaires et veut faire sa place à la préparation à la vie. Cette opposition a tout d’un « conflit de classe », le rapport des forces que Perrenoud s’efforce de modifier pesant en faveur de la conception élitiste des contenus, au détriment des classes populaires et de la démocratie. On voit ainsi que le « conflit ne porte pas seulement sur l’inégalité sociale devant la réussite scolaire et la sélection, mais qu’il se joue d’abord dans la définition de ce qu’il faut enseigner et exiger, bref de la culture scolaire » [34].

Perrenoud ne prévoit pas de troisième conception possible de l’école, celle d’une réelle démocratisation de l’accès aux savoirs (et donc de la possibilité donnée à tous d’acquérir une culture suffisante pour se doter par eux-mêmes des compétences nécessaires à l’existence adulte). Toute son argumentation repose en effet sur la naturalisation de l’existant, sur la conviction implicite que l’opposition actuelle entre ceux « qui ont de la facilité » et ceux qui ne pourront aller ni plus vite, ni plus loin, et avec lesquels il convient de « ne pas mettre la barre trop haut » [35], est indépassable. Il raisonne comme si l’actuelle école obligatoire à 15 ou 16 ans était intangible, son horizon de pensée rejoignant celui des experts des organisations internationales qui admettent, selon la formule citée de l’OCDE, que « tout le monde ne fera pas partie de la nouvelle économie ».

Que l’on puisse être élitiste pour tous ne lui vient visiblement pas à l’esprit : ou bien on en tient pour la formation des compétences dès l’école obligatoire, et l’on est un ami du peuple ; ou bien on tient à une école qui maintient une forte ambition de transmission des savoirs, et on devrait se compter parmi les partisans de la domination de classe.

On pourrait objecter qu’il est tout à fait honorable de se préoccuper d’adapter « les gens ordinaires » à « la vie qui [les] attend dans la société du 21ème siècle » [36], mais qu’un démocrate ami du peuple pourrait tout aussi bien s’inquiéter de ce que lesdits « gens ordinaires » attendent, eux, de la vie… et notamment de l’école. On pourrait aussi se demander si les problèmes de la société de demain, très complexe et hautement technicisée, pourront être gérés de façon très démocratique si l’on exclut au départ tant de citoyens des moyens intellectuels de les penser…

De fait, les plaidoyers pour la visée d’un socle commun de compétences ne sauraient se targuer de la moindre ambition démocratique. Dès 1985 le « minimum culturel commun » avancé par le rapport du Collège de France est en net décalage avec ce que les familles ouvrières, qui souhaitent majoritairement depuis le début des années 1970 que leurs enfants puissent accéder à l’enseignement supérieur, attendent de l’école. Et ce décalage ne va cesser de s’accroître au fil des décennies, puisque ce sont aujourd’hui neuf familles ouvrières sur dix qui aspirent aux études longues pour leurs enfants, et qui consacrent autant de temps que les parents cadres à tenter de les aider à cet effet [37].

Il serait difficile de contester, conjointement, que ces attentes populaires à l’égard de l’école rejoignent l’intérêt général. Tant pour s’asservir l’immense puissance d’agir inhérente aux développements contemporains des sciences et techniques que pour se préserver des risques afférents, tout aussi considérable, il est certainement vital de prémunir les générations futures contre une fracture culturelle déjà insupportable, et lourde de menaces à terme pour la vie démocratique et la survie même de l’humanité.

Une impasse pédagogique

Si le double principe d’un bagage scolaire minimum et de la formation de compétences rallie aujourd’hui une fraction très significative des politiques et des penseurs de la question scolaire, c’est sans doute qu’il bénéficie d’un côté de toute la force promotionnelle des politiques patronales relayées par les organismes internationaux et les États nationaux, tout en offrant une porte de sortie, et même la possibilité de rebondir, à une galaxie de pédagogues qui doivent bien constater, expérience pluri décennale à l’appui, les limites d’efficacité de la rénovation des années 1970/80.

Ce ralliement vaut, côté socle, acceptation d’une école à deux vitesses ; et, côté compétences, abandon de l’idéal d’une école émancipatrice, qui ambitionne de donner les moyens de penser le monde, au profit d’une formation supposée utile aux élèves les plus faibles. Perrenoud illustre ainsi cet utilitarisme à courte vue, s’agissant de l’enseignement du français. Il s’en prend à ceux qui « continuent à privilégier un savoir sur la langue qui relève de la culture plus que la maîtrise pratique, quand bien même les travaux de recherche permettent de douter que la maîtrise théorique de la syntaxe soit aussi indispensable qu’on l’imaginait pour produire des énoncés intelligibles et communiquer avec autrui », et regrette que l’on ait encore affaire à « un enseignement de la langue comme objet de connaissance abstraite » et pas seulement à « une éducation à la communication langagière et à ses codes » [38]. Savoir communiquer est-il donc le nec plus ultra auquel l’école pourrait viser s’agissant des enfants du peuple (supposés par le fait incapables, hors du bénéfice de l’action scolaire, de produire des « énoncés intelligibles ») ?

On vient de le souligner, ce ralliement est en déphasage total avec les attentes des familles autant qu’avec les exigences d’un avenir démocratique. À court terme, il est même douteux qu’il apporte quelque amélioration que ce soit à la situation de l’école.

Les effets du socle

On observera d’abord, à cet égard, que le socle vient s’ajouter, une de plus, aux « solutions » offertes de longue date aux élèves en difficulté. Avec, toujours, les meilleures intentions : solutions de remédiation censées remettre à flot (redoublement, soutiens divers, classes de niveau, etc.), ou voies courtes pour sauver les meubles et insérer sur le marché du travail, le socle venant prendre place parmi ces dernières. Il est avéré qu’en réalité les solutions de remédiation pénalisent bien plutôt qu’elles ne sauvent, et annoncent l’emprunt des voies courtes, qui offrent une « deuxième chance » tout en sanctionnant définitivement l’échec. Mais les unes et les autres ne se contentent pas de prendre acte des difficultés des élèves faibles et de baliser leur parcours. Elles jouent un rôle actif dans le processus qui transmue les inégalités sociales en inégalités scolaires.

Les difficultés intellectuelles rencontrées par les élèves dans leurs apprentissages confrontent les maîtres et l’institution scolaire à une alternative. Ou bien les élèves sont estimés capables de les surmonter, et l’on n’a de cesse de trouver les moyens de les y aider. Ou bien l’on admet, au moins implicitement, qu’ils n’ont pas tous les ressources mentales suffisantes, et il reste à valider les mauvais résultats de ceux qui échouent. L’école actuelle choisit d’évidence la deuxième solution, quoi qu’elle en dise par ailleurs, en mettant à disposition des enseignants toute une batterie de moyens de validation de l’échec (de la mauvaise note à l’orientation vers les voies courtes, en passant par la délégation dans les instances de remédiation, la relégation dans les classes faibles, l’orientation vers des sections débarrassées des matières où l’échec est le plus criant, etc.). Le choix de la première solution, qui irait de soi dans toute école visant réellement à la réussite de tous les élèves, supposerait à l’inverse la suppression de toute possibilité de traiter la difficulté intellectuelle autrement qu’en s’attelant à la surmonter. Le socle, qui s’annonce de lui-même comme destiné aux élèves faibles, n’est en ce sens qu’une porte de sortie de plus pour l’institution, une invitation de plus à renoncer, puisqu’une autre issue existe, à tout faire pour la réussite de ces élèves faibles.

Certes les promoteurs du socle maintiennent dans son intitulé la référence à l’acquisition des connaissances. Ils le présentent comme un autre moyen d’acquérir les savoirs, en rendant leur finalité (la formation de compétences) plus visible et en luttant de ce fait (la formation des compétences unifiant plusieurs domaines de savoirs) contre leur fragmentation. On peut toutefois rappeler à cet égard que les programmes de l’école primaire ont été réorganisés depuis bientôt vingt ans (à partir de 1995) autour de compétences listées domaine par domaine sans effet manifeste, bien au contraire, sur la réussite moyenne des apprentissages. [39] Et l’on ne sache pas que la mise en œuvre de la loi Fillon, qui étend l’APC au collège, se soit traduite par quelque amélioration des acquis cognitifs des collégiens. Ces constats ne sont à vrai dire guère surprenants.

Si le principe du socle invite en effet, en paraissant offrir une issue aux élèves concernés, à considérer leurs difficultés comme inéluctables plutôt qu’à entreprendre de les combattre, l’approche par compétences ne risque pas d’améliorer par elle-même la qualité de leurs apprentissages.

Les conséquences de la « formation des compétences »

Assigner au système éducatif la mission de former des compétences et non plus d’acquérir des savoirs ne va pas en effet sans conséquences. La première est sans doute de réduire le temps scolaire dévolu aux savoirs, puisqu’il faut en soustraire celui qui va être consacré à l’activité type où les compétences sont censées pouvoir se constituer : la confrontation des élèves à des situations-problèmes conçues à cette fin. Perrenoud admet ainsi qu’il « faut accepter d’enseigner moins de connaissances si l’on veut réellement développer des compétences » [40]. Mais il n’y a là pour lui rien de dramatique. Comme bien des pédagogues qui étayent leur prise de parti pour la formation des compétences sur une critique de « l’empilement des connaissances », Perrenoud voit volontiers dans l’acquisition des savoirs moins une formation de l’esprit qu’une sorte de mémorisation d’informations savantes : il est évidemment dès lors plus facile de trier ces dernières selon leur degré d’« utilité ». Dans le même esprit Bernard Rey propose de réduire les connaissances exigibles « à l’essentiel » : « En assignant à l’école la mission de faire que les élèves soient capables d’accomplir (…) un nombre fini de tâches, on peut espérer arrêter ou du moins réduire l’inflation des connaissances exigées » et « ramener ce qui doit être obtenu des élèves à l’essentiel » [41].

Moins de temps donc pour l’appropriation des savoirs, au profit d’une activité de résolution de problèmes dont il y a très sérieusement lieu de craindre qu’elle polarise l’attention de l’élève sur les spécificités contextuelles de la tâche, plutôt que sur son lien avec les savoirs à mobiliser. C’est ce qu’on observe très souvent lors de la mise en œuvre du principe constructiviste dans l’apprentissage des savoirs eux-mêmes, on ne voit pas bien, en l’absence de toute réflexion de fond sur cette « dérive » [42], pourquoi il en irait très différemment dans le processus de formation des compétences.

D’autre part, et c’est une seconde conséquence de l’APC, celle-ci subordonne nécessairement l’acquisition des savoirs à la liste des compétences à acquérir ; et cela de façon d’autant plus impérative que l’évaluation des élèves, puissant instrument de guidage de l’activité enseignante, opère elle-même « par compétences », et se contente de mesurer la réalisation des tâches correspondantes, sans se soucier des savoirs qui ont été réellement acquis. On connaissait déjà l’utilitarisme induit par l’évaluation des savoirs eux-mêmes (un savoir valant non par ce qu’il permet de comprendre mais par la note dont il se paye à l’examen) : l’évaluation par compétences ne peut que l’aggraver, puisqu’elle ne mesure que la capacité d’adaptation à des situations extérieures au savoir lui-même. Comment dès lors continuer à enseigner des savoirs dépourvus d’utilité pratique (ou dont l’utilité pratique n’est pas listée dans le référentiel de compétences à acquérir) ? Et comment concevoir, dans ces conditions, une transmission progressive et ordonnée de savoirs relevant, seule façon d’en permettre l’intelligibilité, d’une logique proprement cognitive ? Certains promoteurs de l’APC abandonnent d’ailleurs cet objectif de bon cœur, admettant ainsi que la centration de l’activité de l’élève sur la tâche risque de se payer, en fait de lutte contre leur fragmentation, d’une atomisation des savoirs auquel il est nécessaire d’emprunter pour mener la tâche à bien, et soulignent par exemple que les enseignants doivent « mettre en sourdine leur désir d’ordre et d’organisation des savoirs, faire leur deuil des exposés modèles, des cours sans surprise » [43].

Certes tous les tenants de l’APC ne sont pas prêts à un tel abandon, tel Philippe Perrenoud qui s’attache à souligner que « les compétences mobilisent des connaissances dont une grande partie sont et resteront d’ordre disciplinaire », et qu’il est vain dès lors d’opposer compétences et savoirs, compétences et disciplines [44]. La conséquence est claire : la formation des compétences ne saurait se substituer à l’apprentissage réussi des savoirs. « L’urgence, à l’école primaire, est de faire entrer dans les savoirs mais aussi de donner les habiletés intellectuelles sans lesquelles il n’y a pas d’apprentissage possible. Aussi longtemps que, à la fin du primaire, un élève sur cinq ne saura pas lire couramment, la préparation à la vie restera prématurée (…) on est très loin de pouvoir développer des compétences » [45].

La formation des compétences ne saurait donc avoir de sens si… l’on ne résout pas d’abord le problème de l’échec scolaire (dans lequel le défaut de maîtrise de la langue écrite joue un rôle crucial : 80% des redoublements du CP sont dus à des problèmes de lecture). En 2011 Perrenoud admet ainsi que l’APC ne saurait constituer « la réponse décisive à l’échec scolaire » pour laquelle elle était donnée dans son ouvrage de 1997.

Mais allons plus loin. Si l’on réglait la question des 20% d’élèves en difficulté par rapport à l’écrit qu’évoque Perrenoud, en leur apprenant à lire « couramment » grâce à une élévation sensible de l’efficacité générale des apprentissages du CP, du même coup on assurerait une entrée normale dans la culture écrite à tous les élèves, la grande majorité d’entre eux (au-delà de ces 20%) bénéficiant eux aussi d’une amélioration nette de leur maîtrise de la langue écrite. Que peut-on imaginer qu’il se passerait alors ?

Tout naturellement les nouveaux entrants feraient, pour la quasi totalité d’entre eux, ce que leurs aînés étant eux-mêmes entrés correctement dans la culture écrite ont fait : poursuivre leurs études le plus loin possible. Et cela est tout aussi vrai pour les enfants des classes populaires que pour les autres : rappelons qu’aujourd’hui, parmi les élèves dont les évaluations à l’entrée en 6ème font partie du quartile supérieur, il y a peu d’écarts entre les parcours ultérieurs des enfants de cadres et des enfants d’ouvriers.

On aboutit donc à ce résultat qui donne matière à réflexion : la « préparation à la vie » ne saurait se substituer à la réussite des apprentissages élémentaires ; mais si celle-ci se généralisait, la « préparation à la vie » supposée précieuse pour les enfants des classes populaires perdrait tout intérêt…

Enseignants : mécontentement et mobilisations

Nous n’avons pas évoqué jusqu’ici l’expérience des enseignants : comment ont-ils vécu le consensus majoritaire des décideurs autour du principe du socle commun ? Comment la politique du socle et des compétences a-t-elle transformé leur métier ? Comment, dans le quotidien de leurs pratiques, ont-ils réagi à ces transformations, quelles formes de résistance ont-ils éventuellement mises en œuvre ? Il faudrait à vrai dire, pour traiter sérieusement ces questions, disposer d’enquêtes de terrain qui font défaut. Et leur absence est particulièrement handicapante s’agissant d’appréhender la façon dont les intéressés se sont confrontés aux exigences de leur employeur, sachant que cette confrontation, qui s’opère de façon à chaque fois individuelle, dans la conduite autonome des classes, n’a guère d’expression dans l’espace public. On peut cependant proposer quelques éléments de réflexion, susceptibles notamment d’éclairer un désarroi assez aisément perceptible.

La contradiction fondamentale de l’« école unique » oppose son égalitarisme formel – celui de la dite égalité des chances – à la réalité des inégalités sociales. L’expérience des enseignants est structurée par cette contradiction fondamentale, qui s’exprime dans leur vécu quotidien sous la forme de l’opposition intime entre la conviction de l’éducabilité universelle (enseigner à tous les élèves ne prend sens que si l’on admet qu’ils sont tous enseignables) et la conviction contraire de l’inéluctabilité de l’échec d’une partie d’entre eux (qui se vérifie de façon répétée). Cette opposition est plus ou moins bien tolérée, et le plus souvent source de frustration : les enseignants ne peuvent atteindre l’objectif d’un travail bien fait, qui supposerait que tous leurs élèves réussissent ; ils sont contraints de « bricoler » et de se justifier à leurs propres yeux en invoquant la prégnance du handicap socioculturel. Cette tension est évidemment particulièrement vive au collège, qui rassemble tous les élèves et où l’échec de masse se manifeste de façon ostensible. Les enseignants peuvent imaginer que la suppression du collège unique supprimerait la tension, et l’on ne saurait s’étonner que le principe n’en ait jamais été défendu par une majorité d’entre eux [46].

Dans ces conditions, la politique du socle et des compétences a pu paraître à certains d’entre eux séduisante et démocratique, puisque elle vise à donner un bagage aux élèves en difficulté – avec lesquels donc les enseignants sont en difficulté. On peut imaginer que ceux-là ont partagé idéalement le consensus des décideurs.

Dans la pratique cependant la mise en œuvre du triptyque : socle commun / formation de compétences / livret de compétences, s’accompagne d’une dégradation sensible du métier, et elle a tout pour accentuer sérieusement la tension. Jusque-là l’échec était toléré faute de mieux, mais on continuait à tenter de l’éviter. Or voilà une politique qui l’admet ouvertement et cyniquement, qui invite à tirer les ambitions vers le bas, et qui du coup tire le métier lui-même vers le bas. Et qui de plus, mais ceci explique sans doute cela, a été mise en place sans le moindre souci de la présenter aux acteurs de terrain, et a fortiori sans les associer à la réflexion.

Le « socle » n’a rien de « commun » puisque sa mise en œuvre impose que les contenus de savoir des compétences fassent l’objet d’une adaptation locale aux capacités présumées du public accueilli. Sans action préalable en amont pour améliorer l’efficacité des apprentissages élémentaires, comment faire autrement pour atteindre au collège l’objectif imposé de 100% de validation des compétences de base ? Comment faire sans s’écarter des programmes nationaux pour « s’adapter » aux élèves, sans tricher sur la réalité de leurs performances ?

La visée de compétences minimales contraint les enseignants à renoncer à introduire réellement leurs élèves aux bases des savoirs disciplinaires : or, dans le secondaire, c’est la passion pour ces derniers, bien plus que quelque goût pour l’enseignement en général, qui a présidé au choix du métier. En lieu et place, la politique du socle invite à enseigner moins pour se consacrer davantage à l’accompagnement individualisé des élèves. Et elle invite à consacrer le travail en équipe non pas à viser l’amélioration de l’efficacité de la transmission des savoirs, mais à réviser les ambitions éducatives à la baisse pour les « adapter » au public…

L’obligation incontournable de remplir le livret de compétences est impossible à satisfaire honnêtement. Comment juger par oui ou par non des apprentissages effectivement réalisés par les élèves, comment accepter la fragmentation et la conception utilitariste des savoirs qu’impose ce mode d’évaluation ? Une certification scolaire conçue comme attestation et contrôle d’employabilité, sur le mode des livrets ouvriers de sinistre mémoire, peut-elle satisfaire des enseignants qui accordent un minimum de sens et de dignité à l’exercice de leur métier ?

C’est là que le manque d’enquêtes de terrain est particulièrement sensible, interdisant toute appréciation d’ensemble de la façon dont les enseignants ont réagi aux nouvelles prescriptions de l’institution et de ce qui s’est réellement passé dans les classes.

Les réactions individuelles décrivent certainement un très large éventail de possibles. Nombre d’enseignants ne semblent pas avoir pris encore réellement la mesure du changement. D’autres, qui la pressentent, jouent la force d’inertie, ça fait toujours gagner un peu de temps. Pour le reste, les réactions peuvent aller du bricolage plus ou moins résigné à la résistance ouverte plus ou moins revendiquée. Jusqu’à quel point ces réactions ont-elles pris une dimension collective informelle, impossible à savoir.

Dans certains cas cependant des réactions collectives visant à défendre une véritable transmission des savoirs et donc la qualité du métier ont pu s’organiser suffisamment pour être signalées, décrites et réfléchies. Pour quelques-unes d’entre elles, qui concernent le collège, le GRDS a publié sur son site les analyses des collègues qui les ont animées [47].

Quelles perspectives démocratiques ?

Sauver le socle ?

Le ministre Peillon est manifestement conscient des problèmes posés tant par l’importance de l’échec des apprentissages élémentaires que par la mise en œuvre du socle, qui ne semble guère apporter de solution significative aux maux du collège. Décidé à réexaminer les modalités du socle, il annonce, dans le projet de loi d’orientation rendu public début 2013, une modification de l’intitulé, qui deviendrait « socle commun de connaissances, de compétences et de culture » ; un assouplissement de la définition du contenu, qui serait précisée par voie réglementaire ; et des mesures qui renforcent la centralité du socle comme objectif de fin d’études obligatoires : la suppression de l’apprentissage à 14 ans, ainsi que de la référence, dans le code de l’éducation, d’enseignements de l’école obligatoire qui seraient dispensés « parallèlement à l’acquisition du socle ».

Ces annonces visent à renforcer la légitimité du socle, en le revalorisant par le renfort au moins symbolique de la « culture », et en réaffirmant fortement le principe de son caractère « commun » et égalitaire, puisque tous les élèves doivent être amenés jusqu’à son acquisition au terme de l’école obligatoire, et que les « bons » élèves devront eux aussi se consacrer à son acquisition plutôt qu’à bénéficier d’« enseignements parallèles ».

Il n’y a rien là que de très conforme au programme annoncé du PS. Mais si l’on admet que pour les élèves, les parents, les enseignants, l’avenir démocratique de nos sociétés, le problème de l’école est celui des inégalités et d’un échec des apprentissages qui reste massif, on voit mal que la loi Peillon apporte un changement très spectaculaire à la situation. La « priorité » donnée à l’enseignement élémentaire se garde bien d’ouvrir le dossier des procédures pédagogiques, et la réaffirmation du principe du socle n’est pas de nature à encourager de fortes remises en cause à cet égard. Les élèves continueront d’arriver au collège avec des acquis très dissemblables, et ce n’est pas la suppression formelle des « enseignements parallèles » au socle qui empêchera les écarts de continuer à se creuser au collège, du fait d’un enseignement différencié qui fera progresser plus vite les meilleurs.

Dans le domaine scolaire comme en d’autres, l’expérience montre combien s’est réduit l’espace pour des réformes d’inspiration démocratique qui ne veulent toucher à rien d’essentiel. Abandonner le principe du socle commun, réponse désuète aux problèmes de l’école d’aujourd’hui, supposerait une rupture avec les orientations prônées par les organismes internationaux et le patronat français, la mobilisation des enseignants, le report à 18 ans de l’obligation scolaire. Mais quelle démocratisation de l’école, seule réponse réelle à sa crise, pourrait-elle être envisagée si ce n’est à ce prix ?

Former des compétences ?

Si une véritable démocratisation scolaire est incompatible avec la politique du socle commun, l’est-elle du même coup avec toute prise en charge par l’école de la formation de compétences ?

Perrenoud propose de définir la compétence comme un « savoir y faire » mobilisant des connaissances ressources. On préfèrera peut-être parler de « savoir agir », qui englobe plus facilement aussi bien le savoir penser, le savoir parler, le savoir faire, la pensée – langage et dialogue intérieur – étant une action intériorisée, ou le moment intériorisé de toute action [48]. Sous cette acception large, on conviendra volontiers que l’école ne peut pas se désintéresser du savoir agir. Comme le souligne Astolfi, « qui pourrait se contenter de savoirs scolaires réifiés, ne donnant pas prise sur la réalité ? (…) Une formation authentique suppose bien la capacité à réemployer ailleurs ce qui a été appris » [49].

C’est l’affirmation selon laquelle les savoirs appris à l’école ne se transformeraient pas d’eux-mêmes en « savoir agir » qui légitime, chez Perrenoud comme chez bien d’autres auteurs, la revendication d’une formation scolaire des compétences. L’APC serait « une réaction critique face à la faible mobilisation des connaissances académiques, souvent observée en situation de résolution de problèmes » [50], l’école transmettant des connaissances qui « s’empilent » sans conférer par elles-mêmes les moyens d’agir dans la vie.

L’argument repose sur une dichotomie entre savoirs et savoir agir (on pourrait savoir sans savoir agir), entre la sphère de la connaissance et la sphère de l’action, qui appelle discussion. L’« empilement » des connaissances scolaires pourrait n’avoir aucun effet dans la vie pratique ? Toute l’expérience de la recherche sociologique, en montrant que la durée des scolarités est le prédicateur le plus puissant de toute une série des comportements d’adultes (plus que l’âge, le sexe, la catégorie socioprofessionnelle), s’inscrit en faux contre une telle hypothèse. On se souvient par ailleurs de la polémique menée en France à l’encontre des enquêtes PISA de l’OCDE, qui seraient mal placées pour évaluer l’efficacité du système scolaire français car celui-ci vise à transmettre des savoirs, alors que ces enquêtes mesurent des compétences pratiques. Or les chercheurs d’ESCOL ont mené une enquête propre auprès d’élèves français en reprenant les questions posées par PISA 2000, et en confrontant leurs réponses avec leur niveau scolaire. Les résultats indiquent clairement la force de la relation entre connaissances et compétences. À un pôle les bons élèves font régulièrement preuve de bonnes performances aux items de compétence. Au pôle opposé les enquêtés dépourvus des bases essentielles des savoirs lettrés s’avèrent tout aussi régulièrement peu performants en matière de compétences. Entre les deux les élèves moyens ont des performances très irrégulières aux items de compétence [51]. Ce dernier constat paraît assez logique. Les élèves moyens s’attachent à faire leur métier d’élève et à fournir les bonnes réponses à ces items, mais ils ne disposent que d’une maîtrise très inégale des savoirs de base. La conjonction de ressources intellectuelles lacunaires, de l’intuition et d’une longue expérience des évaluations ne leur permet dès lors de répondre correctement que par intermittence.

De tels constats invitent à se défier de toute rhétorique séparant savoirs et savoir agir. Comme le note J-P Astolfi, « tout savoir authentique suppose un savoir-faire, dans la mesure où toute théorie se travaille moyennant une certaine pratique théorique » : tout savoir, si l’on préfère, implique un savoir penser, et confère ainsi les moyens de se confronter aux situations exigeant la détention de ce savoir. Et, réciproquement, « la plupart des savoir-faire contiennent des savoirs implicites, qu’on nomme souvent savoirs d’action ou savoirs-en-acte » [52]. Perrenoud lui-même souligne que la plupart des compétences doivent mobiliser des connaissances ; et il note que plus les savoirs s’approfondissent, plus ils se transforment facilement en savoir agir.

La difficulté est sans doute dans la polysémie de la notion de savoir. Le lecteur de Perrenoud a souvent le sentiment qu’il réduit le savoir à une information, se donnant ainsi les moyens de considérer connaissances et compétences comme des instances séparées conçues sur le modèle des oppositions information/action ou idée/geste. Ainsi quand il oppose, pour reprendre l’un de ses exemples, connaissances sur la langue et maniement de la langue [53].

« Acquérir une connaissance » peut-il être identifié à « mémoriser une information » ? Ce peut être le cas, par exemple si l’on fait apprendre par cœur la liste des départements de France. Même pour l’école de la Troisième République, c’est cependant un cas limite. L’entrée dans les savoirs disciplinaires de la culture écrite implique une appropriation des connaissances qui va de pair avec l’acquisition progressive d’un « savoir manier » et d’un « savoir produire ». Pour reprendre l’exemple proposé par Perrenoud peut-on aussi facilement que cela séparer et opposer l’existence de « connaissances générales en français » et la capacité à les mobiliser ? Que voudrait dire une connaissance de l’orthographe et de la syntaxe qui ne saurait se manifester à l’écrit ? On peut certes s’entraîner spécifiquement à la production écrite (et devenir un artiste des constructions syntaxiques), comme on peut s’efforcer de devenir un grand grammairien (en ayant accumulé un fort savoir théorique sur la langue). Mais dans un cas comme dans l’autre on devra toujours conjuguer, même si c’est à des degrés divers, les connaissances théoriques et les savoirs pratiques.

Les apprentissages scolaires ne peuvent donc être réduits à la constitution de stocks d’informations dans lesquels des compétences formées parallèlement permettraient de venir puiser de façon efficace. Ces apprentissages modifient la perception des situations, apprennent à les penser, et fournissent des éléments permettant de s’y mouvoir intelligemment. On ne saurait dire cela, certes, de toutes les situations. On souscrira volontiers, à cet égard, à la critique des compétences « générales » qu’Astolfi et Perrenoud développent dans des termes très proches. Souhaiter que les élèves sachent argumenter ou raisonner est louable : « Mais argumente-t-on de la même façon en physique et en histoire ? Raisonne-t-on pareillement en grammaire et en économie ? » [54].

Chaque matière scolaire engage la formation de tel ou tel type de compétences, permettant d’affronter tel ou tel type de situations. Elle y réussit d’autant mieux que les appropriations disciplinaires sont plus poussées ; et aussi, bien sûr, que les apprentissages sont conçus, tout en respectant les contraintes des appropriations disciplinaires, en sorte de développer la formation des compétences souhaitées. L’apprentissage des langues étrangères est souvent donné en illustration du passage d’un enseignement de savoirs (My taylor is rich, j’apprends du vocabulaire et des règles de grammaire mais je ne sais pas parler) à la formation de compétences (j’apprends à parler grâce aux laboratoires de langues, aux jeux interactifs, etc.). L’exemple est effectivement intéressant.

Si l’accumulation de connaissances lexicales et syntaxiques est vraiment significative, la formation de la compétence orale ne prendra qu’un petit temps d’adaptation. Si elle est insuffisante, l’élève ne saura pas parler dans la langue concernée, mais il ne saura pas davantage la lire ni l’écrire. Si à l’inverse l’enseignement devient essentiellement centré sur l’interaction orale, l’école jouera le rôle du séjour prolongé dans le pays étranger : l’élève apprendra à parler, et le temps d’adaptation une fois dans ce pays sera significativement raccourci. Qu’en sera-t-il alors de son rapport à la langue écrite ? Elle sera à la mesure sans aucun doute de celle qu’il aura acquis concernant sa propre langue. Si cette dernière est significative, elle lui donnera la distance réflexive nécessaire pour s’approprier les règles de la langue étrangère, et lui permettre d’enrichir en retour ses compétences orales. On conviendra sans doute que la solution la plus efficace n’est ni dans le tout écrit, ni dans le tout oral, mais dans une conception de l’apprentissage qui ne sacrifie pas l’indispensable apprentissage des codes, des règles de production des énoncés, tout en familiarisant l’élève avec la pratique de l’interlocution vivante.

On ne peut dès lors qu’entendre la proposition d’Astolfi d’envisager les compétences « comme un point d’arrivée et non comme un point de départ. Si on les postule d’emblée de façon trop forte, elles risquent d’écraser les contenus en les réduisant à des occasions, sinon à de simples prétextes pour les développer. Par contre, une mise en regard d’approches disciplinaires respectées peut permettre de les construire d’une façon progressive » [55]. Sauf à renoncer à sa vocation la plus intime, autrement dit, l’école ne peut apprendre à faire sans donner en même temps les moyens de penser ce qu’elle apprend à faire, en s’interdisant de soumettre le développement de la pensée aux strictes exigences du savoir faire.

Au bout du compte, oui, il est légitime que l’école se pose la question de la formation des compétences. Non, certes, à destination des élèves-en-difficulté, dans une visée utilitariste à courte vue, mais comme une question qui concerne tous ses publics. Et pas davantage comme une action pédagogique indépendante, séparée de l’apprentissage des savoirs. Mais dans le cadre global d’une programmation des matières d’enseignement, qui tout à la fois assure une réelle appropriation des bases de la discipline, du point de vue propre qu’elle jette sur son objet, et prend en considération l’usage que le futur adulte devra pouvoir faire des connaissances concernées en tant que personne, que professionnel, que citoyen.

Compétences et culture commune

Autant dire que la programmation de la culture commune transmise à tous dans une école démocratique doit tenir ensemble, dans chaque secteur de connaissance, ces deux objectifs :

- constituer une préparation suffisante pour ceux des élèves qui souhaiteront se spécialiser dans l’approfondissement de la discipline concernée, à l’issue du tronc commun

- permettre à tous les autres de se confronter aux pratiques sociales qui mettent ce savoir disciplinaire en jeu, que ce soit pour gérer leur vie personnelle ou pour intervenir en connaissance de cause suffisante dans les débats et conflits suscités par ces pratiques sociales.

Concernant le second de ces objectifs, les observations de Ph. Perrenoud méritent l’attention. Ainsi s’interroge-t-il concernant les programmes de chimie : « Nos contemporains ont-ils les connaissances nécessaires pour comprendre la composition des aliments qu’ils absorbent, les effets des médicaments ou des drogues qu’ils prennent, les risques inhérents aux produits qu’ils s’appliquent sur la peau, les dangers que certaines substances ou certains jouets font courir à leurs enfants ? On peut en douter. Même quelqu’un qui a son baccalauréat est loin d’avoir toutes les connaissances nécessaires pour comprendre la chimie à l’œuvre dans notre vie quotidienne » [56].

« La recherche biologique et l’industrie, écrit-il encore, transforment la vie humaine à large échelle et cela ne peut que s’accélérer. Il apparaît pertinent que la biologie, la « science de la vie (bio) », permette d’en avoir un minimum de compréhension, ce qui suppose assez souvent des connexions avec d’autres disciplines, chimie et physique sans doute, mais aussi médecine, droit et sciences sociales ».

Et il note, concernant la physique :

« Il faut faire la part des connaissances physiques qui nous aident à comprendre les enjeux de société tels que :
-  l’épuisement des énergies non renouvelables ;
-  les risques du nucléaire civil et de ses déchets radioactifs ;
-  les risques du nucléaire militaire et d’autres armes de destruction massive ;
-  les risques radiologiques dans le domaine de la santé ou de la sécurité :
-  la densification des ondes électromagnétiques dans l’atmosphère ;
-  le réchauffement de la planète, l’effet de serre, les dérèglements climatiques ;
-  l’épuisement des matières premières ;
-  les catastrophes naturelles (éruptions volcaniques, tsunamis, secousses sismiques, inondations) » [57].

La programmation d’une école démocratique devra assurément prendre de telles préoccupations en compte, en ayant garde toutefois qu’il ne s’agit pas seulement d’adapter les futurs citoyens aux exigences d’une société hyper technicisée, en leur donnant des moyens minimaux de décrypter l’univers qui les entoure. Ne devrait-on pas concevoir en ce sens, par exemple, un enseignement de la technologie qui serait à la fois pluridisciplinaire et synthétique. C’est ce que propose Yves-Claude Lequin, au nom du GRDS : « Qu’elle soit geste, outil, machine, pourquoi telle technique a-t-elle été élaborée ? Selon quelles représentations de l’acte ou du travail à opérer ? Qui la diffuse ? A quelles fins ? Quelle est sa place et son sens dans notre vie et notre culture ? L’enseignement de la technologie dans l’école commune considérera la technique en sa globalité, ses potentialités et ses contradictions, sur une longue durée, sans l’isoler des évolutions sociales qui la génèrent » [58].

On conviendra peut-être en effet que la formation de la capacité des citoyens à peser sur les grands choix scientifiques et techniques de la société de demain est un enjeu démocratique primordial, tant peut inquiéter le fossé qui ne cesse de se creuser entre les avancées de la connaissance, les usages qui en sont fait, leur impact sur la planète, et une culture de masse qui s’offre à toutes les manipulations et que l’école ne parvient pas à bousculer. Le bavardage à cet égard d’un Rifkin sur une école à venir vouée à l’adoration béate des nouvelles technologies n’a d’ailleurs vraiment rien pour rassurer [59].

Face à l’utilitarisme envahissant de politiques scolaires qui inclinent à réduire la transmission des savoirs à ce qui est strictement indispensable à la préparation à l’emploi, et vouent la princesse de Clèves aux poubelles de l’histoire, la détermination des contenus scolaires devient un enjeu politique crucial. Face « aux logiques folles qui font que n’est plus désormais sans vraisemblance l’éventualité inouïe d’une déshumanisation finale de l’histoire humaine », et que dénonce Lucien Sève [60], l’école a un rôle essentiel à jouer.

« Il ne saurait suffire, poursuit l’auteur, de créer les conditions économico-sociales et politico-juridiques objectives instituant les producteurs individuels détenteurs associés des moyens de production et d’échange pour que tout s’en trouve aussitôt métamorphosé ; encore faut-il que se soient formées et continuent de se développer chez eux, individuellement et collectivement, les compétences subjectives nécessaires pour bien mettre en œuvre ces pouvoirs nouveaux, les capacités appropriatives permettant de résorber l’aliénation de puissances sociales devenues sans maître » [61].

L’école peut contribuer à la formation de ces « capacités appropriatives », et à l’entreprise de réhumanisation du monde, en donnant à ses publics les moyens intellectuels de s’en rendre maîtres, de comprendre non seulement comment il fonctionne mais pourquoi il est comme il est et comment il pourrait être autrement. La culture commune diffusée par une école démocratique pourrait-elle ne pas viser un tel objectif, ne pas avoir en ligne de mire la formation des « compétences » nécessaires à l’instauration d’une véritable souveraineté populaire ?

Ce second impératif nous invite à prêter la plus grande attention au contenu même de la qualification des personnes, qui passe pour partie non négligeable par la formation scolaire initiale, et continue ensuite de se forger au travers de l’expérience du travail et de la vie sociale.


[1Sachant que la formation des compétences implique des changements tant dans les modalités que dans les contenus de la transmission pédagogique.

[2Philippe Perrenoud, Construire des compétences dès l’école, ESF éditeur, Issy-les-Moulineaux, 1997, p. 93.

[3Les analyses qui suivent s’appuient sur un travail collectif mené au GRDS, auquel ont notamment participé, outre le rédacteur de ces lignes, Yves Baunay, Alain Becker, Janine Reichstadt, José Tovar.

[4L’activité du Plan, relève Lucie Tanguy, conduit à « admettre sur la scène publique la nécessité de lier l’éducation à l’économie », et à promouvoir « la notion de formation en lieu et place de celle d’éducation », en la faisant « apparaître comme une grandeur mesurable au fondement de la qualification », cf. « La mise en équivalence de la formation avec l’emploi dans les IVème et Vème Plans (1962-1970) », Revue française de sociologie, vol.43, n°4, 2002. Voir sur cette mutation historique Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément, Guy Dreux, La Nouvelle école capitaliste, La Découverte, Paris, 2011, notamment le chapitre 7.

[5Cette prise en charge croissante de la formation professionnelle a été marquée par par la scolarisation des formations en alternance au sein du service public d’éducation plutôt que sous le contrôle direct des entreprises, cf. Gilles Moreau, Le monde apprenti, La Dispute, Paris, 2003.

[6Pour éviter toute méprise sur le sens de notre propos, rappelons la part d’illusion contenue dans toute politique visant à asservir la formation à l’emploi. Voir à cet égard Lucie Tanguy (dir.), L’introuvable relation formation-emploi, La Documentation française, Paris, 1986.

[7La stratégie de l’OCDE pour l’emploi, vol. 1, 1996. Voir à ce sujet Le Nouvel ordre éducatif mondial, Institut de recherches de la FSU, Syllepse/Nouveaux Regards, Paris, 2002.

[8Christian Laval, L’école n’est pas une entreprise, La Découverte, Paris, 2004, p. 43.

[9OCDE, « Investing in competencies for all », communiqué de la réunion des ministres de l’Éducation, avril 2001.

[10Voir Ken Jones (dir.), L’école en Europe. Politiques néolibérales et résistances collectives, La Dispute, Paris, 2011, notamment chapitre 2.

[11Voir Claude Lelièvre, « Un socle commun pour un collège unique », Cahiers de la CERF, n° 45, 2003.

[12Voir Pierre Bourdieu, « L’école conservatrice », Revue française de sociologie, vol. VII, 1966 ; Christian Baudelot et Roger Establet, L’école capitaliste en France, Maspero, Paris, 1971.

[13Si la « seconde explosion scolaire » (1985/1994) a réduit le nombre de sorties sans diplôme (de 240 000 à 120 000 environ), elle en laisse subsister une proportion non négligeable.

[14Cette hypothèse est avancée par Angélique del Rey, voir À l’école des compétences, La Découverte, Paris 2010.

[15Voir la belle recherche de Pierre Clément, Réformer les programmes pour changer l’école ? Une sociologie historique du champ du pouvoir scolaire, thèse pour le doctorat de science de l’éducation, Université Jules Verne, Amiens, 2013.

[16Au nom de ce pluralisme, certains enseignants prônaient la privatisation et la mise en concurrence des établissements, le compromis s’étant établi sur le principe de leur autonomie.

[17Voir Pierre Clément, ibid.

[18Christian Baudelot et Roger Establet, Le Niveau monte, Le Seuil, Paris, 1989.

[19François Dubet (dir.), Le collège de l’an 2000, La Documentation française, Paris, 1999.

[20Voir notamment François Dubet, L’école des chances, qu’est-ce qu’une école juste ? Le Seuil, Paris, 2004.

[21Claude Lelièvre, « Un socle commun pour un collège unique », art. cité ; et L’école obligatoire, pour quoi faire ?, Retz, Paris, 2004.

[22Philippe Perrenoud, « Enseigner des savoirs ou développer des compétences : l’école entre deux paradigmes », in Alain Bentolila (dir.), Savoirs et savoir-faire, Nathan, Paris, 1995 ; Construire des compétences dès l’école, ESF Éditeur, Issy-les-Moulineaux, 1997 ; Quand l’école prétend préparer à la vie, ESF Éditeur, Issy-les-Moulineaux, 2011.

[23Voir José Tovar, Genèse du projet du PS pour l’éducation. De l’appel de la Ligue de l’enseignement en 2000 à l’Appel de Bobigny en 2010, www.democratisation-scolaire.fr.

[24Voir José Tovar, ibid.

[25Philippe Perrenoud, Construire des compétences dès l’école, op. cité.

[26Voir notamment à cet égard Françoise Ropé et Lucie Tanguy, Savoirs et compétences. De l’usage de ces notions dans l’école et dans l’entreprise, L’Harmattan, Paris, 1994.

[27Bernard Rey, Faire la classe à l’école élémentaire, ESF, Issy-les-Moulineaux, 2010. Voir également Bernard Rey et alii, Les compétences à l’école, Apprentissage et évaluation, De Boeck, Bruxelles, 2010.

[28Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, p. 5.

[29Gaston Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, PUF, Paris, 1968 (1934), p. 6.

[30C’est bien cette exigence que souligne pour sa part Jean-Pierre Astolfi, lorsqu’il appelle à faire la différence entre les problèmes qui font sens pour les élèves et ceux qui ont une signification pertinente pour la connaissance. Partir d’un problème qui fait sens pour les élèves pourra les sensibiliser et les mobiliser, mais peut en même temps court-circuiter le problème scientifique : le savoir visé ne sera plus alors atteint comme un résultat de l’activité intelligente des élèves, mais devra être délivré comme un savoir achevé. Le constructivisme pédagogique n’a d’intérêt, au bout du compte, que s’il permet aux élèves de s’approprier la position scientifique du problème… Jean-Pierre Astolfi, La Saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, ESF, Issy-les-Moulineaux, 2008.

[31Voir Claude Lelièvre, « Un socle commun pour un collège unique », art. cité.

[32Les ouvrages de Philippe Perrenoud sont cités in note 21 ci-dessus.

[33Quand l’école prétend préparer à la vie, op. cit., p. 19.

[34Ibid., p. 20.

[35Ibid., pp. 173 et 174.

[36Ibid., p. 19.

[37Tristan Poullaouec, Le Diplôme, arme des faibles, La Dispute, Paris, 2010.

[38Quand l’école prétend préparer à la vie, op. cit., p. 115. Il est frappant de retrouver point par point, dans ces propos, la démarche des promoteurs de la rénovation de l’enseignement du français au début des années 1970, voir Jean-Pierre Terrail, Enseignement élémentaire : les leçons de l’expérience, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article133

[39Rappelons que de 1987 à 1997, selon la DEPP-MEN, les performances des élèves à la sortie du primaire restent stables, et qu’elles régressent entre 1997 et 2007.

[40Philippe Perrenoud, Construire des compétences dès l’école, op. cit.

[41Bernard Rey, Les Compétences à l’école, op. cit.

[42Voir à cet égard GRDS, L’École commune, La Dispute, Paris, 2012, chapitre 2.

[43C. Lannoye et alii, L’école vit... au rythme de ses tensions, De Boeck Éducation, Bruxelles, 1999 (cité par Nico Hirtt, « L’approche par compétences : une mystification pédagogique », L’école démocratique, n° 39, 2009. On peut noter qu’en France l’IGEN, dans un rapport de juin 2011 (Les livrets de compétences, nouveaux outils pour l’évaluation des savoirs), soutient que l’APC doit « lutter contre la fragmentation des apprentissages (…) en redonnant à ceux-ci une finalité visible ». Mais c’est là confondre, comme le déplorait Astolfi, problèmes qui font sens pour les élèves (à « finalité visible ») et problèmes dont la signification est pertinente pour la connaissance, qui seuls peuvent en effet assurer la cohérence des savoirs.

[44Philippe Perrenoud, Construire des compétences dès l’école, op. cit., p. 51.

[45Philippe Perrenoud, Quand l’école prétend préparer à la vie, op. cit., pp. 201-202.

[46Leur désaveu a été porté en place publique par le sondage FSU-SOFRES de 2002 (donnant une moyenne de 54% d’enquêtés opposés au collège unique, et sensiblement plus parmi les seuls professeurs de collège). Il a alors frappé les esprits, mais en réalité il a toujours été majoritaire.

[47À consulter ainsi, dans la rubrique Expérimentations, les interventions de Nicolas Kaczmarek, « Ensemble, pour reprendre la main sur le métier », qui décrit la création d’un « atelier pédagogique », « espace d’échanges entre enseignants sans présence hiérarchique » permettant de débattre sur le sens du métier, les pratiques des uns et des autres, etc. ; de Marc-Olivier Sephiha, « Traiter les dysorthographies au collège ? », relatant la mise en place d’ateliers où les élèves de 6ème sont invités à réapprendre à lire et à écrire ; de Sylvain Maranger, évoquant le fonctionnement d’un « atelier pluridisciplinaire de fabrication de leçons » qui réunit régulièrement le tiers des enseignants du collège concerné…

[48On pense ici aux travaux de Georges H. Mead, ou de Mikhail Bakhtine.

[49Jean-Pierre Astolfi, La Saveur des savoirs, op. cit., p. 106.

[50Ibidem, p. 104.

[51Élisabeth Bautier, Jacques Crinon, Patrick Rayou, Jean-Yves Rochex, « Performances en littéracie, modes de faire et univers mobilisés par les élèves : analyses secondaires de l’enquête PISA 2000 », Revue française de pédagogie, n° 157, 2006.

[52Jean-Pierre Astolfi, op. cit. p. 107.

[53In Construire des compétences dès l’école, op. cit.

[54Jean-Pierre Astolfi, op. cit. p. 105.

[55Ibid., p. 107.

[56Philippe Perrenoud, Quand l’école prétend préparer à la vie, op. cit., p. 104.

[57Ibid., pp. 103 et 106.

[58Yves-Claude Lequin, Technique et technologie dans l’école commune, premières propositions, 2012, www.democratisation-scolaire.fr

[59Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, Les liens qui libèrent, Paris, 2012.

[60Lucien Sève, Aliénation et émancipation, La Dispute, Paris, 2012, p. 3.

[61Lucien Sève, Aliénation et émancipation, La Dispute, Paris, 2012, p. 68.