Accueil > Métier enseignant > Accompagner les enseignants dans leurs pratiques

Accompagner les enseignants dans leurs pratiques

samedi 27 avril 2013, par Laurent Frajerman

Une nouvelle fois, le processus de réforme de l’éducation imaginé par un nouveau ministre est centré sur l’écriture d’une loi destinée essentiellement à modifier les structures. Comme si l’essentiel ne se jouait pas dans la classe ! Certes, si la réforme va dans le bon sens, elle créera les conditions d’un travail serein durant le cours. Sans minimiser ce facteur, nous voulons attirer l’attention sur un levier moins visible, mais aussi efficace : améliorer les pratiques enseignantes. Une impulsion du sommet peut encourager les trésors d’inventivité, d’adaptation, de dévouement qui existent à la base du système, mais qui s’essoufflent souvent faute de soutien.

Pour transformer les méthodes et les comportements des enseignants, l’accent est généralement mis sur la formation, dans l’espoir un peu naïf qu’il suffit de transmettre le « bon message » et les « bonnes pratiques » pour que les enseignants les appliquent. Le rejet des IUFM par la grande majorité des jeunes enseignants du premier et du second degré a pourtant montré qu’une formation d’adulte doit être active et pratique. En investissant la question du travail concret, de l’exercice du métier, la FSU, ses syndicats et son institut de recherches promeuvent d’ores et déjà une réappropriation par les enseignants des enjeux des politiques éducatives. En effet, le corps enseignant a tout intérêt à sortir de sa position défensive pour construire de nouvelles alliances en faveur de la démocratisation scolaire. Mais il ne peut revendiquer des dispositions pour faciliter la mise en circulation des idées (par exemple l’inclusion des temps de concertation dans les services) sans démontrer qu’elles seront réellement utilisées à cet effet.

Justement, un deuxième outil existe, l’accompagnement. L’idée d’accompagner les individus est motivée par l’évolution de notre société, qui met l’accent sur leur épanouissement, la prise en compte de leur spécificité. Or, l’individu est fragilisé dans son action par la multiplicité des normes, les conflits d’interprétation, et la difficulté d’articuler les différentes subjectivités dans un cadre collectif. La modernité crée donc de nouveaux problèmes aux individus, qui ne peuvent être résolus par des règles descendantes uniformes. Cette problématique est bien connue des professionnels du soutien à la parentalité, qui ont créé des procédures adaptées dès la première moitié du XXe siècle : groupes de parole, soutien personnalisé, posture qui valorise le non-jugement. Le développement de l’éducation populaire et la naissance de la psychologie de masse sont concomitants.

Aujourd’hui, tous les acteurs du système éducatif peuvent avoir besoin d’accompagnement, auquel l’institution répond de manière inappropriée. Pour les parents, le précédent ministère avait inventé la mallette des parents, confondant imposition de normes et accompagnement. Pour les élèves, c’est encore pire : l’ « accompagnement personnalisé » au lycée cache un pseudo-cours, sans aucun cadre, l’« accompagnement éducatif » n’est autre que le bon vieux soutien scolaire relooké… Le foisonnement de ce vocable permet de glisser de la transmission des savoirs vers le soutien à la personne, qui n’est ni le métier, ni le rôle des enseignants. On ne s’improvise pas psychologue. On ne peut pas être simultanément enseignant et accompagnant.

Le vrai accompagnement dérange parce qu’il est participatif, qu’il implique l’intervention active des personnes concernées, à mille lieux des réformes autoritaires. Le message véhiculé par les accompagnants (il en existe toujours un !) subit l’empreinte des accompagnés, est élaboré avec eux. Les enseignants eux-mêmes n’en voient guère l’intérêt pour le moment. Ils tiennent à juste titre à leur liberté pédagogique et se méfient de l’injonction au travail collectif, qui dissimule souvent un management digne des entreprises privées. Cependant, l’individualisation, c’est être soi, pas être seul (de Singly). Cette formule résonne particulièrement à propos du métier enseignant. Son exercice solitaire s’enrichirait de l’utilisation des méthodes d’analyse de pratiques, dans lesquelles un groupe réfléchit sur l’exposé d’une situation professionnelle vécue. Chacun y apprend de l’expérience des autres et du travail d’analyse réalisé. Dans ce travail coopératif, la pratique vécue devient un objet de pensée.

Pour réussir cette révolution silencieuse, plusieurs conditions doivent être réunies. D’abord, il faut créer un nouveau métier, avec des professionnels de qualité, qui ne seraient pas assujettis à la hiérarchie administrative, et travailleraient aussi bien en face-à-face qu’avec des groupes. L’Education nationale aurait tout intérêt à bénéficier de l’expérience des associations d’éducation populaire, du moment que celles-ci ne véhiculent pas des représentations caricaturales des enseignants.

Ensuite, il ne faut pas uniformiser l’accompagnement, mais proposer une large palette aux enseignants. Par exemple, on peut distinguer schématiquement deux types de groupes de parole. Les « groupes Balint » ont une approche clinique d’inspiration psychanalytique, qui vise à desserrer les nœuds conflictuels entre raisons conscientes et motifs psychiques. L’approche réflexive renvoie elle au courant pragmatique du pédagogue américain Dewey et aux démarches de recherche-action. Dans un cas se développe un travail de subjectivation, à partir des affects qui ont émergé, alors que dans l’autre cas se construit un travail d’objectivation, qui recherche d’abord une prise de conscience des représentations sous-jacentes.

Enfin, valoriser les groupes de parole d’enseignants se heurte aux instructions officielles qui valorisent l’établissement et son chef. Justement, leur réussite implique de ne pas se situer à ce niveau, pour éviter les effets de concurrence entre enseignants. Décidemment, il est difficile de dissocier enjeux pédagogiques et managériaux… Mais si on veut améliorer les pratiques d’enseignement, ne vaut-il pas mieux s’appuyer sur les initiatives des enseignants, les accompagner, que de leur faire la leçon ?

Messages

  • Beaucoup d’enseignants, la plupart sans doute, s’interrogent (avec plus ou moins de vigueur) sur la façon dont ils exercent leur métier, parce qu’ils ont des relations difficiles avec leurs élèves, parce que les résultats ne leur paraissent pas satisfaisants, parce qu’ils souhaiteraient trouver des moyens de les améliorer, etc. Laurent Frajerman s’empare ici de cette question : il a raison, elle est parfaitement légitime, et cruciale qui plus est pour l’avenir démocratique de notre système éducatif. Il invite les enseignants à chercher des réponses à leurs inquiétudes, en s’engageant à leur propre initiative dans la recherche collective de solutions pratiques : cette perspective est aussi celle du GRDS, qui a ouvert sur son site une rubrique « Expérimentations » laquelle accueille d’ores et déjà le récit d’expériences très diverses allant dans ce sens.

    La question est d’intérêt suffisant pour qu’on puisse espérer que la contribution de Laurent Frajerman en suscite d’autres. Dans son prolongement, voici de premières observations.

    1/ Les pratiques enseignantes et les structures du système éducatif

    Laurent commence par spécifier « l’essentiel » qui se joue « dans la classe », en le différenciant des « structures » qui sont l’objet des réformes ministérielles. Voilà qui est écrit un peu rapidement. Les « structures » exercent en réalité un effet profond sur ce qui se passe dans les classes, même si les intéressés, enseignants et élèves, n’en sont souvent effectivement guère conscients. L’instauration de l’école unique à partir de 1959 internalise la sélection sociale, met les élèves en concurrence, et dote les établissements et les enseignants des moyens de constituer et gérer des flux d’élèves différenciés, à travers la mise en place d’un dispositif d’évaluation et de classement des élèves, et de gestion des parcours via le redoublement et l’affectation à des classes, des sections, des filières spécialisées et hiérarchisées. La professionnalité des enseignants s’en trouve profondément modifiée, puisqu’on ne leur demande plus seulement de former les élèves, mais inséparablement de les former et de gérer leur destin scolaire. Pourrait-on imaginer que cela n’ait pas d’impact sur leur comportement « dans la classe », leurs pratiques de notation, la façon dont ils réagissent face aux difficultés rencontrées par leurs élèves ? Un ensemble de recherches montre de fait que cet impact existe bel et bien, et qu’il est tout sauf négligeable. Même chose d’ailleurs pour les élèves, que la concurrence et le poids des enjeux invitent à développer un rapport aux apprentissages fortement teinté d’utilitarisme.

    Concernant la politique actuelle, on ne voit pas bien ce que la loi Peillon va changer à cet égard. La concurrence de tous contre tous persiste ; la réussite scolaire reste une « chance » ouverte à ceux que leurs ressources (familiales pour l’essentiel) autorisent à tirer leur épingle du jeu ; et les enseignants sont toujours invités à traiter les difficultés d’apprentissage de leurs élèves, présumées inéluctables et insurmontables pour toute une partie d’entre eux, par les moyens institutionnels ad hoc : la mauvaise note, le redoublement, l’affectation aux classes et sections destinées à leur accueil, l’obtention du socle commun restant le modeste Graal de ceux qui, décidément, « ne comprennent pas grand chose ».

    Certes nombre d’enseignants se sont toujours efforcés de limiter les rigueurs de la sélection, et d’affronter les difficultés cognitives de leurs élèves par des moyens proprement pédagogiques plutôt qu’institutionnels. On admettra peut-être cependant que si l’on souhaite que ce comportement trouve un plein aboutissement et devienne règle générale, ce sont bien les « structures » qu’il faut changer, par la suppression de la concurrence et la mise en place d’un tronc commun, qui transforme la logique de gestion des parcours, en lui donnant une seule finalité : amener l’ensemble des élèves, en éradiquant l’échec scolaire, à s’approprier une culture commune de haut niveau.

    C’est bien « dans la classe » que se joue l’essentiel, parce que c’est là que s’opère l’appropriation des savoirs, objet de l’activité scolaire ; mais ce qui se joue dans la classe n’est jamais indépendant de l’organisation d’ensemble du système éducatif. Vouloir que change l’activité enseignante, c’est vouloir aussi que changent les « structures ». Mais il n’est pas besoin, Laurent a raison, d’attendre qu’elles aient changé pour que s’engage une action enseignante collective sur l’exercice du métier.

    2/ Assistance technique ou bataille politique ?

    Depuis les années 1980, les classes dominantes et ceux qui les servent se sont efforcés de donner à voir leur activité politique en termes de « gouvernance », une façon de gouverner qui s’identifie à du management : on ne change pas le monde, on gère des situations.

    Dans la pratique cette perspective exige l’emploi d’une armée de petites mains de la gestion de terrain, de « travailleurs sociaux » de toutes sortes (des orthophonistes aux psychologues en passant par les assistantes sociales, les employés de Pôle Emploi, etc.) qui, faute souvent de pouvoir colmater réellement les brèches, sont chargés quoiqu’ils en aient de « calmer le jobard », pour reprendre l’expression d’Erving Goffman.

    Pour favoriser le développement de l’action enseignante sur le métier, Laurent Frajerman envisage la création d’un nouveau corps professionnel, spécialisé dans l’« accompagnement » des enseignants. Sa proposition ne vise évidemment pas à « calmer le jobard ». Mais dans ce monde qui est le nôtre, où sous prétexte de promouvoir l’autonomie et l’initiative des salariés, on ne cesse de contrôler et d’évaluer leur activité, de les déresponsabiliser et de bafouer leur intelligence, est-ce la meilleure façon d’encourager les enseignants à reprendre la main sur le métier ?

    Ne vaudrait-il pas mieux tabler sur leur désir de travail bien fait et leurs capacités de mobilisation et d’auto-organisation, surtout s’agissant d’une question foncièrement politique bien plus que psychologique ? Il faut rappeler à cet égard que la fameuse autonomie de l’enseignant dans sa classe, si elle a un degré de réalité incontestable, a toujours masqué une autre réalité tout aussi certaine, celle d’un pilotage de leur activité à distance, de par une définition des programmes, des manuels, des normes pédagogiques, des horaires, des parcours, des évaluations, etc. qui leur échappe largement. Comme pour tous les salariés, reprendre la main sur le métier c’est s’affronter à ce pilotage à distance : c’est en ce sens une entreprise profondément politique. Ce l’est aussi en un autre sens. Le critère de la réussite professionnelle des enseignants, dont le métier se définit par la transmission des savoirs, c’est la réussite des élèves. Reprendre la main sur le métier c’est inéluctablement dès lors remettre en cause dans la pratique les politiques scolaires d’aujourd’hui, qui font consensus entre la droite et le PS, et consistent à entériner l’échec scolaire en gratifiant les intéressés du bénéfice du socle commun. C’est remettre en cause des millénaires d’accès réservé aux savoirs élaborés de la culture écrite, en revendiquant son ouverture à tous les élèves.

    Sous l’un ou l’autre de ces deux angles, l’action collective enseignante sur le métier est une entreprise exigeante, qui appelle un engagement fort des individus et une conscience des enjeux. C’est une bataille idéologique et politique à mener, dont on ne fera pas l’économie en recourant aux services de spécialistes de la dite « conduite de groupes ».