Accueil > Controverses pédagogiques > Principes d’action pour le premier degré

Principes d’action pour le premier degré

Vers la réussite de tous les enfants à l’école

mardi 8 octobre 2013, par Claude Seibel

« La réussite de tous les enfants à l’école » constitue l’objectif prioritaire de la
« Refondation de l’École ». Je voudrais prendre un peu de recul, pour proposer quelques
principes d’action qui, je le pense, vont solliciter tous les personnels du 1er degré, s’ils se
mobilisent dans les prochaines années dans l‘atteinte de cet objectif [1]

Je ne m’appesantirai pas sur le diagnostic, maintenant partagé, d’une école qui ne
parvient pas, malgré d’énormes avancées depuis une cinquantaine d’années, à prendre en
charge, vers leur réussite, les élèves en grande difficulté. Ces difficultés scolaires sont
précoces ; elles sont intensifiées par le redoublement ; elles sont difficilement réversibles
puisqu’elles s’accentuent (au lieu de se résorber) au cours de la scolarité obligatoire, en
particulier au collège. Elles affectent les enfants des milieux populaires, notamment les
garçons ; ceux dont les familles sont les plus « éloignés » de l’école (ou plutôt ceux dont les
langages en famille sont éloignés de l’école), en particulier les enfants d’immigrés récents.

Or nous avons bien, nous les adultes, les parents, les éducateurs, collectivement, la
responsabilité que tous les jeunes de notre pays maitrisent, au terme de la scolarité
obligatoire, les bases de compétences et de connaissances qui leur seront ensuite
indispensables pour réussir, après leurs études lycéennes puis supérieures, leur propre vie
professionnelle, sociale et citoyenne. C’est ce sens précis qu’il faut donner à la priorité
accordée au primaire dans la loi d’orientation sur l’Éducation, priorité réaffirmée par le
Président de la République lors de son discours du 9 octobre 2012 à la Sorbonne.

Avec cinq collègues chercheurs [2] nous nous sommes efforcés de décrire et
d’opérationnaliser les principaux domaines qui vont contribuer à cette « réussite de tous les
enfants à l’école » Ces textes ont fait l’objet d’une « Contribution » aux débats de la
Concertation « Refondons l’école » pendant l’été 2012 [3]. Nous nous sommes centrés sur les
actions à mettre en oeuvre à l’étape des apprentissages fondamentaux (GS de maternelle-CPCE1),
période jugée particulièrement cruciale pour la réussite ultérieure…

Les actions à mettre en oeuvre doivent, nous semble-t-il, respecter deux grands
principes :

* restaurer le rôle de chacun des acteurs (enseignants, intervenants, inspecteurs,
formateurs, parents d’élèves…) dans leur dignité et dans le respect de leurs compétences ;

* réaffirmer le rôle de l’enseignant comme médiateur principal des apprentissages
scolaires : il doit rester impliqué, positivement, dans toutes les situations éducatives au sein
de l’école.

Ce sont ces thèmes que je vais développer en essayant chaque fois d’en tirer des
conséquences plus opérationnelles que je mentionnerai ici sans les développer.

Le premier grand principe est basé sur la confiance partagée, sur le respect mutuel,
mais également sur la compétence de chacun pour exercer les responsabilités qui lui sont
confiés auprès des enfants. C’est ce principe qui exige cette formation des professionnels qui
a été sacrifiée et qu’il faut impérativement restaurer. Parmi les compétences exigées outre les
capacités techniques et professionnelles, la capacité de travailler en équipe, de dialoguer avec
les familles, quelques soient les difficultés rencontrées, devient incontournable dans la
perspective de la réussite de tous les enfants… J’y reviendrai plus loin.

Je développerai davantage le second principe, car il s’efforce de mieux fonder l’action
pédagogique de l’enseignant vers tous et vers chacun des enfants qui lui sont confiés. Au
cours de la concertation de l’été 2012, de nombreux intervenants ont insisté sur la nécessité
de « réinternaliser » l’aide apportée à certains enfants en butte à des fragilités
d’apprentissage ou à des blocages, pour des notions difficiles. Il faut évidemment distinguer
l’ampleur des difficultés liées à certains apprentissages et à certains élèves : tout est question
de degré et il serait absurde de se priver de l’apport de professionnels formés pour pallier des
difficultés graves que rencontrent certains enfants.

Mais, quelque soit le parcours parfois difficile de certains enfants, tout doit être fait
pour préserver le lien pédagogique et affectif de l’enseignant avec chacun de ses élèves
 :
ceci est particulièrement crucial dans la phase des apprentissages fondamentaux où, comme
l’avait bien montré Henri Wallon, l’enseignant est le modèle du « désir mimétique » de
l’enfant, dans ces phases progressives de la construction de sa personnalité et de ses
connaissances. Toute rupture, tout relâchement, de ces liens (en partie conscients, en partie
inconscients) peut se retourner contre l’enfant : aux difficultés scolaires qu’il rencontre,
s’ajoute le désarroi d’une situation affective qu’il vit comme un rejet. « La rupture
inconsciente du désir mimétique de l’enfant entraine un « retournement » progressif dans
son attitude vis-à-vis de l’école et dans les attentes de l’école vis-à-vis de lui. Les premiers
obstacles mal surmontés ou sanctionnés entrainent chez un enfant jugé en difficulté scolaire,
des traces négatives qui ne sont pas seulement affectives ou psychologiques mais aussi
pédagogiques. » [4]

Ce principe d’action ne se décrète pas : il se construit au niveau de chaque enseignant
et de chaque équipe éducative : il sollicite les capacités (techniques professionnelles ) des
enseignants pour prendre en charge au sein de la classe ces difficultés, mais également pour dialoguer au sein de l’équipe éducative, pour partager avec les parents de l‘enfant ces
difficultés d‘apprentissage, pour assurer la bonne insertion de chaque enfant dans le groupe classe,
par exemple en valorisant ses progrès aux yeux de ses camarades…

Tout en mettant l’accent sur une école « bienveillante » basée sur la confiance et le
respect de l’autre, l’école de la « réussite pour tous » est aussi une école exigeante puisque
tous les enfants et chacun des enfants doit s’inscrire dans un parcours de maîtrise de ses
apprentissages : il est exclu de baisser le niveau d’exigence pour ce qui est considéré comme
essentiel. Or les enfants les plus fragiles sont souvent considérés comme des « enfants à
problèmes » au sein de l’école et à l’extérieur de l’école. Parfois, inconsciemment, le niveau
d’exigence est pour eux revu à la baisse. Le moment n’est il pas venu de repenser
individuellement et collectivement le statut de la « difficulté scolaire » ?

Dans sa préface à l’ouvrage d’Yves Labbé sur « La difficulté scolaire : une maladie de
l’écolier ?
 », Jean-Pierre Terrail clarifie cette notion :

« La difficulté d’apprentissage peut faire l’objet de deux lectures bien différentes.
On peut d’abord mettre l’accent sur la difficulté objective inhérente, pour tous les
élèves, à l’entrée dans la culture écrite et au passage de l’oralité à un rapport lettré au
langage. Cette difficulté peut être plus ou moins accentuée, selon le milieu social et
l’histoire intellectuelle de chacun, mais personne n’y échappe. De ce premier point de
vue, le problème posé au système éducatif est, d’une part, d’aménager les
cheminements intellectuels les plus propices au dépassement des obstacles ; et,
d’autre part, par l’échange avec les élèves et les formes les plus adéquates de
conduite de classe, de permettre à chacun d’emprunter effectivement ces
cheminements.

Il existe une autre façon de concevoir la difficulté d’apprentissage qui ne la
considère plus comme propre à la nature même des apprentissages, mais comme le
fait de quelques-uns. Pour peu qu’elle perdure (et cela ne saurait manquer d’advenir,
de par le caractère cumulatif de l’incompréhension scolaire…), les intéressés seront
vite identifiés comme des « élèves en difficulté », et la source du problème, la cause de
la difficulté, sera alors imputée à leur personne même. Dans cette deuxième
perspective, la prévention de l’échec des apprentissages ne passe plus d’abord par
l’identification et l’aménagement des cheminements intellectuels les plus adéquats.
Elle passe par l’identification des « élèves en difficulté » et de ce qui, dans leur
personne, fait problème, de ce qui leur manque pour apprendre normalement, qu’il
s’agisse d’un handicap psychologique ou médico-psychologique, socioculturel,
linguistique… Le regard étant ainsi tourné vers l’élève comme personne à traiter, il se
détourne inévitablement de tout questionnement à l’égard de ce qui , dans la logique
intellectuelle de la démarche d’enseignement, n’a pas permis que l’obstacle soit
surmonté. » [5]

Cette longue citation me semble essentielle pour formuler un deuxième principe
d’action : l’objectif principal d’une équipe éducative et d’un enseignant n’est pas seulement
de détecter les élèves « à risques » ou « à problèmes » (comme vous voulez) : il est de
surmonter avec chaque élève les difficultés d’apprentissage auxquelles il se heurte
 [6].

Certes les objections, les obstacles vont être immenses, d’autant que le système
éducatif est engagé depuis très longtemps dans cette entreprise de désignation, puis de
traitement, hors de la classe, de personnes en difficulté. Dans les années 1960 on parlait
d’handicapés sociaux, puis de handicaps sociaux culturels (notion « déconstruite » par le
CRESAS), puis d’élèves en échec scolaire, enfin d’élèves en difficultés scolaires. Comment pour
un enfant échapper à ces « marqueurs », tant que l’école ne se mobilise pas pour prendre en
charge, sans retard ni relégation, tous les enfants qui lui sont confiés, mais aussi (et c’est
l’enjeu collectif et individuel) sans baisser le niveau d’exigence pour chacun.

Dans une contribution à la concertation « Refondons l’école », Marie Toullec-Théry et
Corinne Marlot résument des nombreuses recherches menées sur les « aides à l’école
primaire » en montrant les obstacles rencontrés et les risques que, pour certains enfants,
l’étape de la « délégation » se transforme peu à peu en « relégation ». Pour elles le temps
collectif et l’espace collectif permettent « d’harmoniser nécessairement des pratiques (et
donc de moins déstabiliser les élèves fragiles, en usant d’un langage commun) sans
stigmatiser ni marginaliser : si ces élèves en difficultés sont souvent « hors jeu » de
l’apprentissage, il ne faudrait pas non plus penser leur place « hors classe ». [7]

Si les risques sont ainsi bien cernés, la situation peut évoluer favorablement assez
rapidement, pourvu que l’équipe éducative et chacun de ses membres parviennent à inscrire
tous les enfants qui leur sont confiés dans ce parcours de réussite dont ils ont
collectivement la responsabilité
. Ils devront sans doute repérer, puis surmonter ce que
Grégory Bateson désigne par le vocable de « double bind » (traduisible par « impératifs
contradictoires »).

En effet, comme l’explique G. Bateson, à partir de la théorie de types logiques de
Russell et Whitehead, « l’enfant apprend à apprendre (apprentissage secondaire) en
maîtrisant non seulement la tâche indiquée mais aussi indirectement le contexte de cet
apprentissage, c’est-à-dire les différents niveaux de communication engagés dans l’échange
avec l’éducateur. Les attitudes explicites ou implicites de l’adulte dans la communication
échappent pour partie à sa volonté consciente ; elles n’en joueraient pas moins un rôle
facilitateur ou inhibiteur, lorsque l’enfant doit maîtriser peu à peu une hiérarchie de degrés,
de plus en plus complexes, d’apprentissage. La présence de plusieurs adultes avec des
attentes divergentes accroit ce risque de désarroi, voire d’inhibition. » [8]

Ce concept « d’impératifs contradictoires » s’applique lorsque, dans une situation de
communication, ici l’apprentissage d’un élève fragile, plusieurs messages non cohérents
concernent la même personne ; devant le flou et le caractère imprécis, voire contradictoires,
des buts poursuivis, l’apprentissage dérape et l’enfant ne parvient pas à maitriser cette
complexité croissante inhérente au parcours scolaire. D’où l’importance de clarifier au
maximum, autour de l’enseignant principal responsable, les attentes des adultes mais aussi
les objectifs recherchés par chacun, les méthodes mis en oeuvre, les résultats obtenus, la
poursuite de l’action éducative…

Je voudrais, en conclusion, proposer un dernier principe d’action celui de : découvrir
individuellement et collectivement les apports de la « pédagogie de la réussite »
.

Il y a en effet des opportunités encore peu explorées par la majorité des enseignants,
mais que connaissent bien les enseignants les plus expérimentés et surtout les plus attentifs
au vécu et à la progression de chaque élève et de tous les élèves dans leur classe. Peut-on
recourir à la « pédagogie de la réussite » tout au long de la scolarité dans notre pays ?

Au stade actuel de notre école (mais sans doute plus largement de la société
française), ce concept est saugrenu, parfaitement utopique, puisque, pour la plupart d’entre
nous, nous avons été élevés dans le registre de l’erreur, de la lacune, de la déficience, voire de
la « faute ».

Viser la réussite de chaque élève, c’est aussi connaître et reconnaître ses potentialités,
ses points forts même modestes, au même titre que des difficultés, ses déficiences, ses
lacunes…. C’est savoir lui dire ce qu’il réussit ; lui dire là où il est en train de progresser, sans
masquer les domaines ou les points qui sont encore défaillants. C’est savoir, peu à peu, élargir
ce qu’il réussit ou ce qu’il est en train de réussir à d’autres domaines dans une maïeutique
toujours positive.

Il faudrait multiplier les exemples pour montrer, par l’expérience, ce que peut
recouvrir ce concept. En réalité, seules la formation continue et l’animation pédagogique
peuvent permettre aux enseignants de découvrir par eux-mêmes, puis de vivre ensuite, ce
que la réussite apporte aux relations enseignants-élèves, relations basées sur la confiance, le
respect et la coopération au sein de la classe…

Le premier exemple, « en négatif », vient d’un enseignant-chercheur de Montpellier,
Daniel Favre. Grâce à une enquête auprès d’enseignants du 1er et du 2d degré [9], il a pu
démontrer que pour 90% des enseignants, l’erreur est seulement le reflet de difficultés déjà
connues de l’élève ; pour la plupart d’entre eux, elle s’apparente à une faute. Seuls 10%
d’entre eux considèrent que l’erreur de l’élève est une information qui permet de rebondir
vers une meilleure maîtrise de l’objet étudié.

L’autre exemple montre l’importance du travail collectif et individuel qui peut
s’accomplir autour de responsables d’établissement qui, en équipe , en liens très étroits avec
les parents d’élèves, ont su en quelques années mobiliser vers la réussite tous les élèves qui
leur sont confiés. Là, nous sommes à une autre phase du cursus scolaire puisqu’il s’agit d’un
très gros Lycée polyvalent de 2600 élèves en zone prioritaire à Corbeil-Essonnes. Geneviève
Piniau qui était proviseure du Lycée Robert Doisneau a publié, dans la revue des anciens de
l’X, un article passionnant sur « Vivre, grandir et réussir à Corbeil-Essonnes » [10]. Il illustre
parfaitement mon propos. Tout découle du Contrat d’objectifs du Lycée qui prévoit
d’accompagner tous les élèves vers leur réussite, en assurant la sécurité des biens et des
personnes, en favorisant et facilitant le travail personnel des élèves, en valorisant leurs
réussites…

En fait ces exemples pourraient sans doute être renouvelés et approfondis. Il est
difficile de savoir si de nombreux enseignants recourent à ce type de méthodes, car les
recherches didactiques et pédagogiques sont très peu diffusées et capitalisées dans notre
pays. Les observations scientifiques au sein des classes sont rares ; elles sont parfois mal
acceptées soit par l’enseignant, soit par sa hiérarchie…

De ce fait, la description précise des pratiques pédagogiques dans une classe est peu
développée, encore moins celle de l’évaluation des résultats obtenus pour les élèves (en
moyenne et en dispersion), selon les méthodes utilisées par l’enseignant.

Autre enjeu pour l’avenir : les rapports entre la didactique des disciplines et la
sociologie sont encore peu développés dans notre pays. Ceci constitue un gigantesque défi [11]
pour les 20 ans à venir, car parler de « parcours individualisé » restera un voeu pieux pour la
plupart des enseignants, s’ils ne disposent pas des outils didactiques pertinents pour les
élèves qui leur sont confiés avec leur grande diversité (milieu social, genre, langue
maternelle…).

Ces avancées nécessaires de la recherche en éducation, ne doivent pas nous servir de
prétextes, voire d’alibis, pour ne pas développer dans les interactions éducatives
« enseignant-personnel spécialisé-parent- enfant » une pédagogie polarisée vers la réussite de
chaque enfant et de tous les enfants confiés à l’école.

Une première étape, facile à énoncer mais sans doute difficile à mettre en oeuvre,
serait de promouvoir des pédagogies basées autant sur les potentialités de l’enfant que sur
ses difficultés

Le 1er février 2013


[1Ce texte résulte d’une intervention dans le cadre d’une Journée d’études de la FCPE sur le thème
« Apprendre à apprendre » le 12 janvier 2012. Je remercie les responsables de la FCPE d’avoir accepté la
publication de cette intervention.

[2Il s’agit de Michel Dollé, Agnès Florin, Philippe Guimard, Jacqueline Levasseur, Martine Rémond

[4« Genèses et conséquences de l’échec scolaire », Claude Seibel, Revue française de pédagogie, avril-juin 1984.

[5Yves Labbé, « La difficulté scolaire- une maladie de l’écolier ? » l’Harmattan, 2009, Paris, préface page II.

[6On trouvera plusieurs illustrations de ce principe dans l’ouvrage d’Agnès Florin et Carole Crammer (page 158)
Enseigner à l’école maternelle : de la recherche aux gestes professionnels, Hatier Pédagogie, 2009, Paris.

[7« Les aides à l’école primaire » , Marie Toullec-Théry et Corinne Marlot, Contribution à la concertation
Refondons l’école, août 2012.

[8Cf. Grégory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, Seuil, tome 2, 1980, pages 14 et 15.

[9cf. Daniel Favre (2013) « Décontaminer l’erreur de la faute dans les apprentissages », in D. Favre
Transformer la violence des élèves, chap 15, p. 171-190, Ed. Dunod – Paris, 2007

[10cf. Forum social, « La jaune et la rouge », pp. 44-48, octobre 2012.

[11Cf. les pistes ouvertes par Samuel Johsua et Bernard Lahire dans « Pour une didactique
sociologique
 », in Éducation et sociétés, n° 4/1999/2, pages 29-56.