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Enseigner la lecture : une question de méthode ou à chacun sa pratique ?

lundi 3 février 2014, par Janine Reichstadt

Le Monde du 20/12/2013 a publié une tribune offensive et percutante de Stanislas Dehaene qui dénonce l’inertie de l’éducation nationale devant l’inégalité profonde des acquis des élèves en lecture. Et pour développer son argumentation il s’appuie sur l’enquête de Jérôme Deauvieau dont on peut lire le rapport sur ce site du GRDS, ainsi que sur les résultats des recherches qu’il mène sur l’imagerie cérébrale. Ces recherches lui permettent d’affirmer que « tous les enfants apprennent à lire avec le même réseau d’aires cérébrales, qui met en liaison l’analyse visuelle de la chaîne de lettres avec le code phonologique » et donc « qu’entraîner le décodage graphème-phonème est la manière la plus rapide de développer ce réseau ».

En réponse à la tribune de Stanislas Dehaene, et pour fustiger l’enquête de Jérôme Deauvieau qui montre que la méthode syllabique a une efficacité nettement supérieure à la méthode mixte, Roland Goigoux considère qu’ « opposer méthode syllabique et méthode globale est archaïque ». Faut-il relever le fait qu’il n’est pas question dans l’étude de méthode globale mais de méthode mixte ? Quoi qu’il en soit, l’essentiel porte sur le refus de considérer que la notion de méthode puisse avoir quelque valeur heuristique en la matière. La critique de ce refus nécessite quelques éclaircissements car les enjeux sont d’une importance toute particulière (voirici les échanges Dehaene/Goigoux/Lelièvre/Deauvieau).

Rejet ou convocation de la notion de méthode ?

Les termes du rejet

Refuser d’envisager l’apprentissage de la lecture sous l’angle des méthodes n’est pas nouveau.

Dans le glossaire de leur ouvrage La lecture (Le Cavalier Bleu, 2010), à « Méthodes de lecture », Jacques et Eliane Fijalkov écrivent : « il n’existe plus aujourd’hui à proprement parler de méthodes de lecture, mais des matériels différents pour enseigner la lecture. En effet, les références classiques en la matière (méthode analytique, synthétique…), de l’avis de tous les observateurs de la scène pédagogique, sont aujourd’hui dépassées. L’expression « méthodes de lecture », devenue désuète, gagnerait à être remplacée par celle de « matériel pédagogique ». »

En 2008 François Dubet déclarait : « …la querelle sur les méthodes est une faute majeure. La recherche nous apprend que la qualité d’un maître, c’est le maître, quand il se sent à l’aise dans sa méthode » [1]. Il aurait donc quand même une méthode !

Dans l’ouvrage collectif coordonné par Roland Goigoux, Enseigner la lecture au cycle 2 (Nathan, 2002), nous pouvons lire ceci : « Ce ne sont pas des « méthodes » qui sont à l’œuvre dans les classes mais des pratiques pédagogiques, influencées par divers modèles didactiques et par de nombreux autres paramètres : la valeur éducative des enseignants, leur capacité à ajuster leur pédagogie aux compétences effectives et aux rythmes d’apprentissage des élèves, leur désir de permettre à chacun d’apprendre, leur croyance que c’est possible, etc. »

Compte tenu de ces considérations, un texte qui leur est postérieur jette le trouble puisque Roland Goigoux avance : « Les méthodes intégratives se distinguent donc à la fois des méthodes syllabique et mixte, qui se consacrent exclusivement au déchiffrage des mots (B+A=BA) et de la méthode globale qui retarde ou rend aléatoire l’étude des relations entre lettres et sons. » [2] Intégratives, syllabique, mixte, globale, les méthodes semblent ici reconnues dans leur existence et leurs effets…

Enfin, dans la critique de l’enquête de Jérôme Deauvieau à laquelle il se livre, s’il reconnait que les pratiques enseignantes peuvent avoir des caractéristiques communes plus ou moins efficaces, Roland Goigoux refuse de les observer en utilisant la variable « méthode » qu’il juge « trop grossière et mal définie ». Il entend substituer la pluralité des indicateurs des pratiques concrètes aux « déclarations de principe ». S’il ne s’agissait que de simples déclarations de principe on ne pourrait que le suivre. Mais s’agit-il de cela ?

La méthode convoquée

Du grec methodos, de meta, la recherche, la poursuite et de odos, le chemin, la voie, le mot « méthode » indique l’idée d’un ensemble de façons de procéder, de démarches qui s’inscrivent dans une logique, une cohérence que l’on suit dans un domaine donné afin d’obtenir un résultat déterminé. Ces démarches ne sont donc pas hasardeuses, elles poursuivent une finalité identifiée, elles anticipent un résultat, ce qui suppose une réflexion préalable sur le contenu auquel elles s’appliquent. La méthode n’est donc pas indépendante des objets sur lesquels elle porte et de la finalité qu’elle se donne : l’ordonnancement des différents moments par lesquels elle passe est intrinsèquement lié à la connaissance approfondie de ces objets.

A ce sujet Bernard Rey précise : « Ce qui est trompeur, c’est que le terme de méthode est souvent utilisé dans le sens de « technique » ou « recette ». Nous appellerons « recette » ou « technique empirique » un ensemble de démarches qui conduisent à un but, mais que le sujet applique sans avoir compris pourquoi elles sont adéquates à ce but. (…) Agir méthodiquement, c’est non seulement obéir à une règle, mais être capable d’en rendre raison, c’est-à-dire de comprendre en quoi cette succession d’opérations, dans cet ordre, conduit nécessairement au but poursuivi. » [3]

Comment ne pas s’emparer de ces éléments de définition dans le cadre de l’apprentissage de la lecture et de la formation des maîtres ? Cette formation n’a-t-elle pas pour fonction de permettre aux maîtres d’être en capacité de « rendre raison » le mieux possible des dispositifs sur lesquels ils se fondent, de la construction de leurs pratiques d’enseignement ? Faute de prise en compte de cette dimension essentielle du métier, on ne peut que demeurer prisonnier de « recettes », de « techniques empiriques ».

La méthode appartient à du commun, à ce qui préside à la définition du processus d’une activité dans ce qui la spécifie et la rend transmissible. Elle diffère donc de ce qui s’exprime dans les particularités, les différences, la diversité des pratiques et des personnes, sans pour autant nous inviter à ignorer cette diversité, à ne pas l’observer, ne pas en tenir compte. Mais l’observation de pratiques différentes construites à partir de supports variés, n’invalide en aucune façon la possibilité de mettre au jour des lignes de force, des logiques pouvant être pensées dans la catégorie de méthode.

C’est à ces lignes de force, ces logiques qu’appartient la façon dont on se détermine par rapport au déchiffrage dans l’apprentissage de la lecture.

Le sens et l’enjeu du déchiffrage

Une union décisive

La lecture compréhensive représente la finalité de l’apprentissage de la lecture. Pour parvenir à cette fin, la méthode doit donc s’interroger sur la nature même du savoir-lire, objet de la méthode, afin d’élaborer les démarches susceptibles de garantir la construction de ce savoir.

Aucune lecture ne s’émancipe du déchiffrage parfaitement nécessaire à toute entrée dans le sens. Fait remarquable, c’est ce statut incontournable du déchiffrage qui est au cœur de la dispute et cristallise les oppositions sur l’apprentissage de la lecture. En quoi plus précisément ?

Plus haut, nous avons déjà pu lire que Roland Goigoux considérait que les méthodes syllabique et mixte « se consacrent exclusivement au déchiffrage des mots (B+A=BA) ».

Dans le même article il repoussait « la méthode syllabique, symbole des "bonnes vieilles valeurs" », en raison de la conception d’un enseignement par étapes qu’elle représente selon lui. Apprendre « à identifier les mots écrits avant d’être mis face à des problèmes de compréhension de textes, maîtriser les mécanismes de bases avant d’accéder à la culture écrite », définirait selon lui la démarche des partisans de la syllabique. Et il poursuit : « Ceux qui réclament aujourd’hui le retour des méthodes syllabiques (…) veulent réduire l’enseignement de la lecture au seul déchiffrage », en ajoutant, non sans perfidie : « car ils savent que les familles de ces élèves [de milieux sociaux favorisés] peuvent transmettre elles-mêmes toutes les autres connaissances. » Autrement dit, par définition, la syllabique abandonnerait ses autres publics à l’indigence intellectuelle !

Cette façon de concevoir la possibilité de réduire l’enseignement de la lecture au seul déchiffrage, d’en faire une étape, un avant, un enseignement exclusif du B+A=BA, relève d’une pure bévue linguistique.

Déchiffrer correctement tous les graphèmes du mot « cheval » donne spontanément, immédiatement la signification du mot, sauf si à l’oral on n’en connait pas le sens. Il n’est donc pas pensable de dire qu’il serait possible de procéder en deux temps et que l’enseignement de la lecture pourrait se réduire au seul déchiffrage. Il n’y a pas un premier temps, un « avant » comme le postule Roland Goigoux, où l’on apprendrait exclusivement à déchiffrer, à articuler les correspondances entre les graphèmes de « cheval » et les phonèmes qu’ils transcrivent, qui ne seraient que de simples bruits sans signification. L’instantanéité de la saisie du rapport entre le son décodé et le sens, qui s’opère ici, est due à l’union absolue, infrangible entre le signifiant et le signifié des mots, analysée par Ferdinand de Saussure il y a un siècle [4].

Lorsque la signification du mot déchiffré est connue, il n’y a pas un deuxième temps sur lequel faire porter l’enseignement de sa signification. Lire, c’est dans un même mouvement accéder au signifié par et dans le déchiffrage du signifiant : l’accès au sens s’inscrit inexorablement dans le déchiffrage, à condition, faut-il le souligner, que celui-ci soit parfaitement maîtrisé. S’il est ânonné, mal maîtrisé, trop lent, le sens s’échappe. La maîtrise du déchiffrage prend alors une place stratégique dans l’élaboration de la méthode d’apprentissage guidée par sa finalité : la lecture compréhensive.

« Lire, c’est comprendre »

Et pourtant, ne voit-on pas des élèves qui déchiffrent sans comprendre ? Ne devrions-nous pas en conclure, comme le font certains, que le travail de la syllabique sur le déchiffrage n’aboutit somme toute qu’à produire chez les élèves des automatismes stériles, des mécanismes qui tournent le dos à la compréhension ? N’auraient-ils pas raison ceux qui répètent à l’envi que « lire, c’est comprendre » pour fustiger la syllabique ?

La simplicité de la réponse a de quoi étonner quant à l’insistance de la question. En soi, déchiffrer parfaitement, de façon courante, habile, rapide et précise ne garantit jamais la compréhension. Tout adulte en fait l’expérience face à des textes étrangers à ses champs de connaissances, de culture. Mais il n’en reste pas moins qu’il ne peut comprendre ce qu’il lit, ou prendre conscience de ses incompréhensions, que s’il déchiffre parfaitement ! C’est la même chose au CP.

Quand les enfants apprennent à lire ils savent bien que c’est de significations qu’il s’agit dans l’entreprise. Ils ont bien sûr besoin de pouvoir déchiffrer des mots dont ils connaissent déjà la signification, mais il est nécessaire aussi qu’ils puissent déchiffrer des mots inconnus. Que grâce à ce déchiffrage ils prennent conscience de leur méconnaissance est de la plus haute importance, car elle leur permet d’interroger leur enseignant ou leur entourage : ce mouvement devient une ouverture fabuleuse à bien des apprentissages. Ce sont pour eux des moments particulièrement forts d’enrichissement de leur lexique et de développement de leurs capacités de compréhension, s’il est bien vrai que c’est dans les mots que nous pensons.

A cet égard il est remarquable que le manuel Syllabique-2 de l’enquête de Jérôme Deauvieau, qui s’attache à proposer un vocabulaire dépassant les connaissances supposées des élèves de cet âge, et des textes ambitieux s’émancipant du quotidien familier et trop souvent plat de nombreux manuels, s’avère être le manuel où les élèves obtiennent les meilleures performances en compréhension.

Que Roland Goigoux qui insiste beaucoup sur la compréhension se rassure sur ce terrain du lexique. Le sens d’une phrase n’est jamais une somme de mots déchiffrés dont il faudrait mettre les significations bout à bout. Il est donc clair qu’un travail sur le sens est à faire avec les élèves, un travail qui ne s’arrête pas au simple déchiffrage de chaque mot mais va bien au-delà. Il n’en reste pas moins que l’accès à ce sens ne peut jamais faire l’économie de ce déchiffrage précis de tous les mots, accompagné, précisons-le, de l’attention tout aussi précise à la ponctuation.

Syllabique versus mixte

Partir du graphème pour tout lire…

À partir du moment où l’on a identifié le sens et l’enjeu du déchiffrage dans l’acte de lire, la manière de l’enseigner définissant une méthode devient vite décisive, et une question centrale se pose : faut-il le faire de façon précoce et systématique ou non ? Roland Goigoux semble répondre positivement à cette question, puisqu’il écrit dans sa réponse à Stanislas Dehaene : « Contrairement aux idées reçues, dans la majorité des classes, les élèves bénéficient d’un enseignement précoce et systématique des correspondances entre les lettres et les sons : la méthode syllabique n’a pas le monopole de la lecture de syllabes. » Or cela n’est pas exact. Dans la majorité des classes cet enseignement n’est ni précoce ni systématique.

Il est tout à fait juste par contre de dire que la syllabique n’a pas le monopole de la lecture de syllabes. Elle a bien toutefois celui de la lecture des syllabes. La nuance est d’importance. Pourquoi ?

La syllabique se trouve fondée sur un principe essentiel : les élèves doivent pouvoir lire tout ce qu’ils ont sous les yeux dans chaque leçon, de façon autonome. Dans un manuel de la syllabique chaque leçon part du ou des graphème(s) du jour pour apprendre les nouvelles combinaisons introduites, en intégrant celles des leçons précédentes. Ainsi chaque leçon ne propose jamais que des mots et des phrases entièrement lisibles, ce qui suppose qu’ils ne contiennent aucun graphème non encore étudié.

L’ordre des graphèmes peut varier d’un manuel à un autre, et tous n’en retiennent pas le même nombre, mais ce qui ne varie pas c’est la nécessité de respecter l’ordre adopté : cela interdit de sauter une leçon, de « naviguer » dans le manuel de façon aléatoire, de « picorer » dans les leçons ou d’introduire des graphèmes d’une autre progression. Le faire conduit forcément les élèves à être confrontés à des mots qu’ils ne peuvent pas lire et à tenter de les deviner, faute d’avoir appris la lecture de toutes les syllabes qui les composent.

Ces caractéristiques fondamentales de la méthode expliquent pourquoi il est difficile de se passer du suivi d’un manuel dans lequel un travail de progression ordonnée des graphèmes a été fait, commandant le choix des mots permis pour chaque leçon, à moins d’en écrire un soi-même. Elles expliquent a fortiori pourquoi l’usage de fiches qui piochent dans les « sons » sans construire une progression rigoureuse, systématiquement suivie, rendent impossible un apprentissage sûr, en mesure de permettre aux élèves d’exercer une authentique activité de lecteurs.

Ou partir des sons pour devoir deviner ?

Les manuels qu’il est possible de nommer « manuels de la méthode mixte », ne procèdent pas du tout de cette façon. Ils partent des « sons », les phonèmes, pour chercher leur(s) correspondances au(x) graphème(s) dans des mots que les enfants ne peuvent pas déchiffrer complètement. Quand le premier son de l’année est /a/ par exemple, on doit en repérer la graphie dans « cartable », « sac », « garçon »… alors que tous les autres graphèmes de ces mots sont parfaitement inconnus, et cela dure tout au long de trop nombreuses semaines. La mémorisation globale de mots est alors largement utilisée, seule « solution » pour pouvoir se prononcer sur le vrai ou le faux de phrases composées de mots non déchiffrables, comme c’est très souvent le cas dans les exercices. Cette mémorisation globale ne concerne donc pas que les mots-outils, censés être appris par cœur en raison de leur fréquence dans les textes « lus ». Dès les premiers jours de l’année, les élèves sont invités à lire des phrases qu’ils ne peuvent pas déchiffrer. Ils en viennent même à être capables de « lire » une page du manuel, et incapables de le faire dès que l’on en sort.

Dans ce contexte, les dessins jouent un rôle important pour chercher si, quand on regarde ce qu’ils représentent, on entend le son du jour. L’illustration de la leçon devient une aide pour chercher à deviner des mots que l’on ne peut pas lire. L’illustration, l’anticipation sur le sens, les hypothèses sur les mots possibles en fonction du contexte, des dessins, l’expérience de la vie, deviennent autant de « ressources » pour essayer d’identifier des mots que l’on ne peut pas lire.

Par exemple, confronté au mot « route » que l’on ne peut pas déchiffrer, on devra remarquer que l’illustration nous montre que l’on est à la campagne et pas en ville : nous n’avons donc pas affaire au mot « rue » : l’hypothèse du mot « route » est alors possible. Quelles que soient leurs modalités, la mémorisation globale de mots, de phrases, et la devinette sous diverses formes sont des caractéristiques majeures de démarches unificatrices de pratiques auxquelles s’applique la notion de méthode liée à la logique commune qui est à l’œuvre. Et pourtant le décodage n’est pas absent de ces démarches, d’où l’usage du mot « mixte » pour les nommer.

Cela finirait-il par donner raison à Roland Goigoux lorsqu’il écrit que « la méthode syllabique n’a pas le monopole de la lecture de syllabes » ? Je ne le pense toujours pas.

Les manuels construits sur la logique de la mixte proposent effectivement l’apprentissage de la lecture de syllabes. On finira par apprendre la lecture de « la », « li », « lu », « chu », « cha », « cho »… mais ces syllabes vont se retrouver dans des mots qui ne sont pas complètement lisibles. Après l’apprentissage de « ta », « ti », « to », les élèves pourront ainsi être invités à déchiffrer les mots « tapis », « timide », « auto », mais sans connaître les graphèmes « p », « au », « d ». Et, dès les toutes premières leçons de l’année, la consigne « Je lis ce texte » ou « Je m’entraine à lire » précède un écrit truffé de mots indéchiffrables…

Cette façon de procéder s’inscrit dans une méthodologie de l’apprentissage de la lecture que l’on retrouve dans un ensemble de manuels dominants sur le marché et très majoritairement utilisés dans les classes. Nous sommes très loin de la systématicité dans le respect de la progression de l’étude des graphèmes, une systématicité étrangère à tout l’aléatoire des tentatives de devinettes, et qui, seule, permet de dire que la syllabique a le monopole de la lecture des syllabes… de toutes les syllabes qui composent les mots que l’on a sous les yeux, quel que soit le moment de l’année scolaire. Un monopole qui s’attache aussi au fait qu’à la fin de l’année les élèves ont le pouvoir de lire tout ce qui s’écrit en français, et de montrer de plus des capacités d’écriture et d’orthographe incomparables, tant l’exigence d’être soucieux des mots tels qu’ils apparaissent dans les textes, sans mélanges, sans détours, sans devinettes, leur permet d’entrer vraiment dans le monde de l’écrit, de lui être pleinement attentif.

Une mixité méthodologique

Dans l’ouvrage que Roland Goigoux a publié avec Sylvie Cèbe, Apprendre à lire à l’école. Tout ce qu’il faut savoir pour accompagner l’enfant (Retz, 2007), on peut lire ceci : « Les proportions de mots totalement déchiffrables varient d’un manuel à l’autre (de 20 à 80%) et, dans un même manuel, d’un texte à l’autre. » La référence à cette donnée a-t-elle pour fonction de reconnaitre l’importance du déchiffrage ? Il ne le semble pas.

« Ils [les maîtres] savent aussi qu’en voulant éviter l’inanité des récits « 100% déchiffrables », on arrive parfois à des textes que les élèves sont incapables de déchiffrer seuls. » L’inanité en question est débusquée dans Léo et Léa, un manuel qui propose du 100% déchiffrable et qui ose inventer une histoire de pêche à la loche assimilée par nos auteurs à de la « maltraitance ». A contrario, un très court passage de Ribambelle qui pose de « nombreux problèmes d’identification de mots » pourra bénéficier de quatre démarches différentes pour être « lu », étant entendu qu’il constitue « un excellent support pour une pédagogie de la compréhension » [5].

On est bien loin dans ce texte du 100% déchiffrable, mais qu’à cela ne tienne, on parviendra quand même à « comprendre », et les parents qui se demandent comment faire pour aider leur enfant à le relire, pourront se rassurer en lisant ceci. « Habituellement l’enseignant propose de distinguer les mots dont le déchiffrage est possible car les relations graphèmes-phonèmes ont été enseignées (par exemple passé, tas, chose), ceux qui peuvent être traités par analogie (bazar, bizarre), ceux qui ont déjà été mémorisés orthographiquement (maison, c’est, des), et ceux qu’on doit lire aux enfants car ils ne sont pas encore à leur portée (quel, semaine, extraordinaire…). »

Quatre pistes… qui nous mettent en présence des caractéristiques clairement identifiables de la mixte enseignée dans la majorité des classes au travers de nombreux manuels qui s’attachent à faire varier la forme sans toucher au fond méthodologique. Quatre pistes loin « d’un enseignement précoce et systématique des correspondances entre les lettres et les sons », un enseignement qui signe exclusivement ce qui spécifie la méthode syllabique.

Est-ce à dire pour autant qu’une césure nette entre les deux méthodes soit toujours identifiable dans les pratiques effectives des maîtres ? Le prétendre serait absurde. Nous ne sommes jamais dans « une opposition binaire entre noir et blanc » comme Roland Goigoux pense pouvoir le faire dire à l’enquête de Jérôme Deauvieau.

Des « déviances » instructives

Dans cette enquête, chacun des quatre manuels obtient des scores moyens pour l’ensemble des classes qui le pratiquent, mais à chaque fois une classe s’écarte significativement de cette moyenne. A quoi pouvaient correspondre ces écarts dans ces classes appelées « déviantes » ? En interrogeant les enseignants sur leur pratique du manuel qu’ils avaient adopté, les chercheurs ont constaté que la façon dont ils avaient traité le déchiffrage avait joué un rôle déterminant.

Ainsi, lorsque les maîtres s’écartent de façon significative de la logique du manuel syllabique qui s’appuie sur la systématicité du déchiffrage, cela induit des effets négatifs sur les performances des élèves. Par contre, lorsque l’usage d’un manuel répondant aux critères de la mixte se trouve plus ou moins abandonné au profit d’un enseignement plus systématique du déchiffrage, les performances des élèves s’améliorent.

Cet aspect du rapport de Jérôme Deauvieau, qui n’exclut pas les classes « déviantes » de l’analyse de l’ensemble de l’échantillon de l’enquête, souligne d’une façon particulièrement instructive le rôle de la méthode qui ne souffre pas de voir ses principes structurants abandonnés.

La variable « méthode » n’est donc pas « trop grossière et mal définie ». Elle conserve une valeur heuristique majeure pour analyser les pratiques des enseignants même si ceux-ci introduisent dans leurs dispositifs, des éléments qui diffèrent de ce qui spécifie chaque méthode et par là chaque manuel. Cet effet-méthode ne résume pas l’ensemble de l’activité enseignante dans la classe, mais il ne saurait disparaitre sous tout ce qui appartient à l’effet-maître.

Terminons par une question : faudrait-il opposer les méthodes, lieu du commun transmissible et partageable à la liberté pédagogique ? En aucun cas. Cette liberté peut parfaitement laisser toute sa place à l’initiative personnelle et au charisme individuel, mais elle n’implique pas pour autant qu’il faille renoncer à organiser ses pratiques à partir de l’intelligence des didactiques, du métier, que la formation initiale et continue a pour mission de construire avec les enseignants.

***

Le rôle crucial que joue l’apprentissage de la lecture dans l’histoire scolaire des élèves nécessite que le débat sur l’existence et la consistance des méthodes soit mené avec rationalité. On ne peut donc que souhaiter, pour conclure, qu’on en finisse avec les anathèmes identifiant syllabique, droite et extrême droite, procédé qu’a cru encore pouvoir s’autoriser Claude Lelièvre, dans la polémique née autour de l’enquête de Deauvieau, et qui ne peut avoir d’autre visée que d’étouffer toute réflexion sur le fond de la question.


[1SNUIPP, (fenêtres sur.cours), n°319, octobre 2008.

[2"Les méthodes intégratives : une alternative à la syllabiqu", Le nouvel éducateur, avril-mai 2006.

[3Les compétences transversales en question, ESF, 1998.

[4Pour en savoir plus sur le signifiant, le signifié et leur union, on pourra se reporter au livre dans lequel je développe les conséquences que cette donnée linguistique a sur l’apprentissage de la lecture : Apprendre à lire : l’enjeu de la syllabique (L’Harmattan, 2011).

[5Le passage en question : « Cette semaine dans ma maison, il s’est passé des tas de choses étranges, extraordinaires. C’est étrange, c’est bizarre, quel bazar ! ».

Messages

  • Et si en s’obstinant à vouloir faire lire, on plaçait l’élève devant des difficultés considérables. Même en syllabique : si on voit lo, en lit /lo/ mais si on voit loi on lit /loi/ et finalement on a essayé des décodages inutiles pour lire loin...

    Une autre approche est possible. Proposer de partir du sens à l’oral, un mot au sein d’une phrase orale par exemple et coder ce mot, remplacer les phonèmes par les graphèmes orthographiques. ce qui permet de coder puis décoder ce qu’on vient d’écrire.

    En s’appuyant ensuire sur la combinatoire de l’oral, après avoir codé, écrit un mot, on peut le lire et lire les dérivés. Si on a codé "moutarde", on pourra lire directement route, tour, trou, tard, rate, drap, etc.
    Une pédagogie du succès que vous pouvez approcher en allant sur le site "écrilu"

    Voir en ligne : écrilu

    • Merci pour votre réponse. Vous comprendrez sans doute que je puisse avoir du mal à vous suivre sur cette méthode que vous préconisez.
      La confrontation directe à l’écrit est essentielle lorsqu’il s’agit d’apprendre à lire. L’écrit code effectivement la langue parlée, mais la lecture opère systématiquement le mouvement qui part des graphèmes pour retrouver les phonèmes, en passant par la syllabe, unité d’articulation des mots parlés nécessaire pour accéder au sens.

      Cela ne pose aucun problème de commencer par la lecture de lo dans les mots où ces graphèmes se lisent /lo/, puis d’introduire plus tard oi, oin en montrant aux enfants ce qui se joue dans ces nouvelles compositions de lettres déjà connues, formant de nouveaux graphèmes. Même s’ils sont tentés de lire lo-i ou lo-in dans un premier temps, ils comprennent vite que lire ainsi n’a pas de sens. La même démarche s’applique à d’autres graphèmes et aboutit à une lecture sûre et autonome de tout ce qui s’écrit en français en passant par un déchiffrage habile, précis et rapide.
      Janine Reichstadt