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Trop de diplômés ?

mardi 17 février 2009, par Tristan Poullaouec

Débat entre François Dubet, Marie Duru-Bellat et Tristan Poullaouec.
Ces textes sont parus en 2006 dans la presse nationale, lors de la mobilisation contre le CPE.

Déclassement : quand l’ascenseur social descend (LE MONDE | 23.01.06) par François Dubet et Marie Duru-Bellat

Alors que nous avons longtemps vécu sur la confiance dans l’avenir, dans l’idée que demain serait meilleur qu’aujourd’hui, la tendance se renverse et nombre de Français pensent que demain sera pire qu’aujourd’hui et que nos enfants vivront plus mal que nous. En 2004, 60 % des Français se déclarent optimistes pour leur propre avenir alors qu’ils ne sont que 34 % à l’être pour ce qui est de l’avenir de leurs enfants (note 395 de la DRESS, avril 2004). Ce sentiment ne procède pas d’un appauvrissement général (le niveau de vie moyen a sensiblement augmenté durant les vingt dernières années), mais de la crainte que le long processus de promotion et de mobilité sociale se retourne en menaces de chute et de déclassement, menaces d’autant plus mal vécues qu’elles prennent place dans une « société de classement » marquée par le souci de la sélection et de la hiérarchisation. Cette crainte est fondée : l’écart de revenus entre les trentenaires et les quinquagénaires n’a cessé de se creuser en faveur des plus âgés, passant de 15 % dans les années 1970 à 40 % aujourd’hui. Il fonde la conviction selon laquelle les nouveaux venus seront plus mal traités que les anciens. Le risque de la chute sociale remplace la confiance dans un « ascenseur » permettant à chaque génération de monter, ne serait-ce que d’un étage.

Les diplômes et l’emploi

Ce sentiment de déclassement prend racine à l’école qui s’est longtemps appuyée sur la certitude que les études « payaient », certitude forgée à l’âge de l’élitisme républicain quand, les diplômes scolaires étant relativement rares, les enfants du peuple qui les obtenaient étaient sûrs de monter dans l’échelle sociale. Elle s’est renforcée après les années 1950, tant que la multiplication du nombre des diplômés était parallèle à celle des emplois qualifiés. Durant près de vingt-cinq ans, l’ascenseur social a donc fonctionné sans faiblir pour ceux qui obtenaient des diplômes. Aujourd’hui encore, les jeunes diplômés s’insèrent mieux dans l’emploi que ceux qui n’ont pas de qualification scolaire. Mais cette loi générale présente de nombreuses failles : les emplois qualifiés ayant crû beaucoup moins rapidement que les diplômes, de plus en plus de jeunes scolairement qualifiés n’accèdent pas aux emplois auxquels ils pensaient pouvoir prétendre. Parmi les jeunes quittant l’école avec le baccalauréat à la fin des années 1960, soit environ 18 % d’une classe d’âge, 70 % devenaient cadres ou accédaient aux professions intermédiaires. Aujourd’hui, cette probabilité est tombée à 25 % alors que près de 70 % d’une classe d’âge est titulaire de ce même diplôme. Plus encore, une enquête récente de l’Agence pour l’emploi des cadres (APEC) indique que, parmi les jeunes titulaires d’un bac + 4 et occupant un emploi, un tiers deviennent employés. Environ 35 % des jeunes titulaires d’un baccalauréat et d’un niveau supérieur entrés sur le marché du travail en 1998 sont déclassés par rapport aux positions qu’ils auraient occupées en 1990. Le déclassement est particulièrement net dans la fonction publique, où 64 % des jeunes recrutés possèdent des diplômes très supérieurs à ceux que le concours requiert normalement. Tous les jeunes sont donc touchés, tous doivent en rabattre sur leurs espérances et leurs ambitions. C’est d’ailleurs un phénomène d’envergure européenne. Cependant, celui-ci est plus ou moins marqué selon les pays : ceux dont les systèmes de formation sont plus fortement associés au marché du travail connaissant à la fois moins de déclassement et moins de chômage. L’ampleur de ce déclassement a plusieurs conséquences. D’abord, dans le même univers de travail, l’adéquation entre le diplôme et l’emploi est de moins en moins assurée, et la qualité des emplois que l’on propose à ces jeunes plus instruits a souvent de quoi les rendre amers. Pensons aux « intellos précaires » qui se multiplient. Ensuite, les rapports entre les générations s’en trouvent profondément déséquilibrés. Les enfants du baby-boom ont bénéficié, à la fois, de la massification scolaire et de la forte croissance des emplois qualifiés, alors que leurs propres enfants, et bientôt leurs petits-enfants, doivent posséder beaucoup plus de diplômes pour espérer retrouver la position de leurs aînés, comme l’a montré Louis Chauvel (Le Destin des générations, PUF, 1998). Cela vaut pour les plus qualifiés comme pour les moins qualifiés : là où le père était ouvrier sans diplôme, le fils devra avoir obtenu, au moins, un baccalauréat professionnel pour égaler son père. Enfin, si le déclassement touche toutes les catégories sociales, il le fait de manière très inégalitaire. D’une part, les petites différences entre les diplômes deviennent de grandes différences lors de l’entrée dans l’emploi. D’autre part, quand le lien entre le diplôme et l’emploi se distend, le capital social, les relations et l’entregent jouent un rôle grandissant dans l’accès aux contrats d’apprentissage, aux stages, aux entretiens d’embauches... Et au bas de l’échelle, il arrive que certains jeunes découvrent que les diplômes ne préservent pas du plafond de verre de la ségrégation et de la mauvaise réputation des quartiers difficiles.

Perte de confiance

Bien que les jeunes fassent contre mauvaise fortune bon coeur, comme le montrent les taux, toujours inférieurs, de déclassement subjectif (c’est-à-dire de sentiment de déclassement), cette expérience reste douloureuse. Pourquoi avoir fait tant d’études, pourquoi avoir imposé tant de sacrifices à sa famille, si c’est pour occuper des emplois très inférieurs aux ambitions et aux espérances forgées durant les années de formation ? Bien souvent, les jeunes ont le sentiment d’avoir été trompés par le système scolaire et cette déception n’est pas sans effets sur l’école elle-même. On sait que dans les quartiers les plus sensibles, l’amertume peut laisser place à la violence. De manière moins spectaculaire, beaucoup d’élèves décrochent de l’école, choisissent de multiplier les petits boulots afin d’entrer, malgré tout, dans le monde du travail. Quel travail peut-on exiger d’un élève qui est dans une formation sans perspectives d’emploi ? Ces élèves et ces étudiants courent le risque de n’être socialisés ni à la culture scolaire ni à celle du monde du travail. L’affirmation un peu rituelle et vaguement hypocrite selon laquelle les études paient toujours ne doit pas masquer le fait que le doute s’installe quant à l’utilité de ces études. Comment maintenir la foi dans la justice du mérite scolaire quand les méritants eux-mêmes finissent par perdre ? L’affirmation réitérée selon laquelle l’allongement des études et l’élévation du niveau de qualification scolaire sont un bien en soi repose à la fois sur des évidences et sur des illusions. S’il est évident que chacun a intérêt à élever son niveau de diplôme, ne serait-ce que pour résister au déclassement, ce choix rationnel au niveau individuel entretient lui-même le déclassement général des diplômés au niveau collectif. Et, dans ce mécanisme, ce sont les plus faibles qui perdent le plus. Notre société a du mal à se défaire de l’illusion selon laquelle les diplômes pourraient se multiplier sans que leur relation à l’emploi n’évolue profondément.

La peur de la chute

Le déclassement n’est pas qu’une affaire de diplômes et de mobilité sociale limitée. Il est dominé par la crainte de la chute, et cela à tous les niveaux de la société. A la concurrence de ceux qui voulaient monter se substitue l’hostilité de ceux qui craignent de chuter. Les enquêtes sur le vote d’extrême droite montrent que le racisme « pur » et le nationalisme exalté pèsent moins que la peur de la prolétarisation et de la sous-prolétarisation, que la crainte de rejoindre le monde des parias et des étrangers, perçu comme une menace. Dans les classes moyennes, la peur de la chute se manifeste par des phénomènes de fermeture et d’évitement tout aussi marquants. Fermeture sur les avantages acquis et les statuts souvent identifiés à l’intérêt de la nation et de la cohésion sociale quand les agents des services publics et des secteurs économiques protégés par l’État se défendent de toutes les mutations perçues comme des attaques contre leur position sociale. De manière moins politique, les catégories sociales qui en ont les moyens se regroupent et évitent celles qui pourraient les entraîner dans leur chute. Les plus riches colonisent les centres-villes pendant que les classes moyennes fuient les banlieues difficiles, quitte à payer cette protection par de longues heures de transport. L’observation des stratégies de choix des établissements scolaires est à cet égard sans ambiguïtés : chacun cherche à fuir la catégorie sociale inférieure dont la fréquentation pourrait, pense-t-on, provoquer le déclassement de ses propres enfants. Aussi assistons-nous à un paradoxe étonnant : alors que la culture de masse et les convictions démocratiques nous rapprochent, chacun cherche à se protéger de ceux qui pourraient le faire descendre.

Des changements politiques

L’emprise du déclassement et de la peur de tomber entraîne insensiblement une transformation des cadres de la représentation politique. Au clivage traditionnel opposant la droite et la gauche sur la foi dans le progrès et le partage des bénéfices se substitue une autre fracture, plus sourde, et peut-être plus réelle, mettant en jeu la concurrence des risques et des protections dans une société qui semble menacée par la globalisation des économies et des cultures. Cet enjeu oppose ceux qui pensent pouvoir gagner dans le nouveau jeu qui se dessine, à ceux qui sont sûrs de perdre, non seulement leur position, mais encore leur identité et leur honneur social. Le référendum sur le traité de Maastricht et celui de mai 2005 sur le projet de Constitution européenne ont tous les deux montré que les clivages politiques n’opposaient pas traditionnellement la droite et la gauche, mais ceux qui espéraient encore monter ou tenir leur position à ceux qui craignaient d’être emportés dans un déclassement fatal. Ainsi, la question de la nation, de sa nature et de sa cohésion recouvre-t-elle progressivement la question sociale puisque, les places étant plus rares, il importe de savoir qui peut participer de la société en train de s’élaborer et qui ne peut y prétendre. Au-delà de la seule question technique de savoir combien d’individus montent et combien descendent les échelles de la structure sociale, l’accroissement du risque de déclassement transforme profondément nos représentations de la vie sociale. Quelle croyance partagée peut remplacer la confiance dans le progrès quand les schémas hérités des Trente Glorieuses relèvent de l’illusion nostalgique ? Quelles sont les politiques sociales les plus justes possibles quand le déclin de la croissance conduit à partager des sacrifices et des pertes bien plus que des bénéfices ? Enfin, et la question irrigue désormais la totalité de nos débats, que sont la nation et la citoyenneté quand l’État et les classes dirigeantes nationales ne paraissent plus maîtriser l’avenir ?

*François Dubet et Marie Duru-Bellat*
*Biographies*
*François Dubet *est sociologue, professeur à l’université Bordeaux-II et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Son livre, /Injustices. L’expérience des inégalités au
travail,/ paraîtra en mars au Seuil.
*Marie Duru-Bellat *est sociologue de l’éducation, professeur à l’université de Bourgogne et chercheur à l’Institut de recherche sur l’éducation (IREDU/CNRS). Elle est l’auteur de /L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie/, qui vient de paraître au Seuil, "*La République des idées* <http://www.repid.com> ".
Article paru dans l’édition du 24.01.06

Le diplôme, l’arme des plus faibles (LIBERATION | 06.03.06) Par Tristan Poullaouec

L’essor du sentiment de déclassement permettrait non seulement de comprendre le décrochage des élèves et les violences dans les établissements scolaires mais aussi la progression du vote d’extrême droite, la fermeture des fonctionnaires sur leurs avantages acquis ou encore le rejet du traité constitutionnel européen lors du référendum de mai dernier.
Reconnaissant que la prolongation des études est un choix rationnel pour chacun, les tenants des théories de l’inflation des diplômes estiment en revanche que la généralisation de ce comportement entraîne le déclassement de tous dès lors que « les places de cadres sont rares ». A quoi bon décrocher le bac si c’est pour se retrouver ensuite au chômage, intérimaire, caissière ou vendeur ?

A force de comparer l’usage des diplômes dans le monde du travail à l’utilisation de la monnaie dans les échanges marchands, on finit par oublier qu’on ne poursuit pas des études comme on constitue un portefeuille d’actions, et que l’intérêt d’une scolarité ne se réduit pas à ses débouchés professionnels immédiats.
Mais même en se limitant à la rentabilité professionnelle des diplômes qu’ils visent, les enfants des classes populaires n’ont-ils pas de bonnes raisons de prolonger leurs études ?
Si la progression des situations de déclassement est bien sûr en elle-même assez préoccupante, il faut toutefois rappeler que, trois ans après la fin de leurs études, les deux tiers des jeunes sortis de l’enseignement supérieur en 2001 avec un diplôme de premier cycle, tout comme les quatre cinquièmes des diplômés d’un second cycle, occupent des positions de cadres ou de professions intermédiaires, tandis que la quasi-totalité des diplômés d’un troisième cycle sont cadres, d’après les données du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Cereq).
A l’inverse, les possibilités d’accéder à ce salariat intermédiaire se raréfient pour les jeunes n’ayant pas continué leurs études au-delà du bac : les CAP et les BEP, mais aussi les bacs professionnels et technologiques, destinent de plus en plus massivement aux emplois d’exécution en début de carrière. Les diplômes les plus élevés constituent ainsi la meilleure protection contre le déclassement. De moins en moins suffisants pour obtenir un emploi, ils restent toutefois de plus en plus nécessaires.

Ils permettent en outre d’atténuer certaines inégalités et discriminations subies par les jeunes en arrivant sur le marché du travail. Plus elles sont diplômées, plus les trajectoires professionnelles des filles se rapprochent de celles des garçons. On sait également le rôle que joue le milieu d’origine dans l’accès aux différents emplois.
Quels que soient leurs diplômes, les enfants d’ouvriers deviennent ainsi toujours plus souvent ouvriers ou employés que les enfants de cadres, notamment parce qu’ils ne trouvent pas dans leurs familles les ressources et les relations qui permettent de décrocher les emplois les plus prisés. Quels autres atouts peuvent-ils dès lors faire valoir sur le marché du travail, si ce n’est leur formation scolaire ?
Précisément, cet effet de rappel de l’origine sociale sur les destins professionnels se révèle d’autant plus faible que les diplômes sont élevés : enfants de cadres ou enfants d’ouvriers, 90 % des titulaires d’un diplôme de niveau au moins égal à bac + 3 deviennent cadres ou professions intermédiaires dans les cinq ans qui suivent la fin de leurs études.

Tout laisse penser par ailleurs qu’une bonne partie des déclassements connus par les diplômés de l’enseignement supérieur sont temporaires : entrés sur le marché du travail entre 1973 et 1982, au plus fort de la crise de l’emploi, 30 % d’entre eux ont commencé leur vie professionnelle comme employés ou ouvriers ; mais après onze à vingt ans de carrière, seuls 15 % sont encore employés ou ouvriers en 1993, et 80 % d’entre eux ont atteint un statut de cadre, moyen ou supérieur (d’après l’enquête « FQP 1993 » de l’Insee).
Reste que les diplômes d’aujourd’hui ne permettent plus aussi facilement d’obtenir les mêmes emplois qu’hier. Est-ce à dire que tous les jeunes subissant un déclassement à l’embauche sont surqualifiés pour les postes qu’ils occupent ?
Rien n’est moins sûr, à écouter par exemple les stagiaires qui se mobilisent aujourd’hui pour la reconnaissance de leur travail et de leur qualification, ou encore les « intellos précaires » qui viennent combler à bas prix la pénurie de recrutements dans l’enseignement supérieur et la recherche, l’édition, la presse, la culture, etc.
Sans analyser le contenu des activités de travail et des qualifications qu’elles requièrent, la thèse de l’inflation scolaire réduit implicitement la valeur des diplômes au prix que l’état actuel du marché du travail leur impose à l’embauche. La classification des emplois est une chose, l’usage que les employeurs font dans ces emplois des capacités attestées par les diplômes en est une autre.
A moins de croire que la qualité des emplois offerts aux jeunes reflète systématiquement le niveau des compétences qu’ils tirent de leurs formations, on ne peut assimiler l’ensemble des déclassés à des surdiplômés. Si les déclassements étaient la conséquence inévitable de la diffusion des diplômes, ils auraient dû se multiplier dès les années 60, lorsque les générations des années 40 sont arrivées bien plus diplômées que leurs aînées sur le marché du travail.
En réalité, aujourd’hui comme hier, l’expansion des scolarités n’est pas excessive au regard des besoins en qualifications plus élevées suscités par les bouleversements technologiques et organisationnels qui transforment l’appareil productif.

Plutôt qu’à l’abondance des diplômes, c’est bien davantage à la persistance du chômage de masse, à la dégradation du rapport de force des salariés face aux employeurs et aux conditions d’emploi faites aux jeunes qu’il faut attribuer l’augmentation des déclassements.
Ceux-ci sont d’ailleurs plus fréquents quand les contrats de travail sont précaires, dans les secteurs des services aux particuliers, du commerce ou des transports, dans les petites entreprises, où la présence syndicale et les conventions collectives sont plus faibles.
Et ce ne sont pas le CNE (contrat nouvelles embauches) et le CPE (contrat première embauche) qui arrangeront les choses : comment réclamer un poste à la hauteur de ses diplômes quand on risque d’être licencié sans motif durant deux ans ? Déclassés ou pas, jeunes ou moins jeunes, c’est l’ensemble des salariés qui sont dès lors concernés.
Alors que les départs en retraite des enfants du baby-boom devraient faire baisser considérablement le chômage et nécessiter l’embauche de jeunes mieux formés que leurs aînés, le gouvernement choisit de précariser radicalement les salariés, en plaçant à nouveau les jeunes au banc d’essai des nouvelles normes d’emploi.
C’est bien sur ce terrain de l’emploi qu’il faut lutter pour la reconnaissance des qualifications, et non par des politiques éducatives restrictives visant à contenir l’aspiration du plus grand nombre à la prolongation des études.

Tristan POULLAOUEC, Libération du 06 mars 2006
Tristan Poullaouec est sociologue, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’université de Bourgogne et chercheur au laboratoire Printemps (université de Versailles ¬ Saint-Quentin-en-Yvelines, CNRS). Il est coauteur de L’école en France. Crise, pratiques, perspectives (sous la direction de J.-P. Terrail, La Dispute, 2005).

Diplômes : l’illusoire inflation par François DUBET et Marie DURU-BELLAT (LIBERATION | 10.03.2006)

L’adéquation entre études toujours plus longues et besoins du marché mérite d’être repensée.

Le « Rebond » de Tristan Poullaouec intitulé « Le diplôme l’arme des plus faibles (Libération du 6 mars) illustre la manière idéologique dont on traite, en France, la question de l’inflation des diplômes et du déclassement des diplômés, que l’actualité remet régulièrement sur le devant de la scène. Car ce ne sont pas là des « théories », comme le dit l’auteur, mais des faits avérés, même si, comme toujours, les constats doivent être nuancés.

Décrire le déclassement des diplômes, ce n’est pas nier que les jeunes en ont besoin pour se placer, et que les moins favorisés d’entre eux en ont plus besoin que les autres. Ce n’est pas non plus prôner une régression générale des niveaux éducatifs, car s’instruire ne sert pas seulement à s’insérer, et l’on peut penser que la culture et l’éducation ont une valeur en elles-mêmes. Il conviendrait néanmoins de se demander si les jeunes sortent toujours grandis d’études toujours plus longues, qui sont souvent plus une contrainte qu’un choix. Décrire le déclassement, c’est prendre au sérieux l’amertume des jeunes dont plus du tiers se disent « sous-utilisés » dans leur emploi, même si les adultes qui doivent tout à leur diplôme leur disent que ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Parler de déclassement, c’est encore dénoncer les propos lénifiants de l’administration de l’Education nationale elle-même qui, face aux énormes difficultés d’insertion de certains jeunes diplômés, affirme qu’un jour tout finira par s’arranger puisque les plus diplômés s’en sortent mieux que les autres. Mais peut-on prendre au sérieux le raisonnement qui, partant du constat que les bac + 5 chôment moins que les non-bacheliers, laisse entendre que le jour où chacun aura atteint ce niveau, il n’y aura plus de jeunes chômeurs ? Cependant, c’est qu’on ne saurait, comme on le fait volontiers en France sur ces débats, en rester aux seuls constats établis au niveau des personnes, sauf à privilégier une approche individualiste fort « libérale ». Car la question du déclassement est aussi une question de choix politiques, à un niveau plus général. Elle interroge à la fois les politiques scolaires et l’organisation du travail.

Est-il politiquement scandaleux d’évaluer les politiques scolaires d’élévation forte du niveau d’éducation des jeunes, qui ont fait passer dans les vingt-cinq dernières années le pourcentage d’une classe d’âge diplômée du supérieur de 15 % à plus de 40 % ? Qu’en attendait-on ? Favoriser ainsi une meilleure insertion des jeunes, réduire les inégalités d’accès à l’éducation, avoir une jeunesse plus cultivée, mieux répondre aux demandes du marché du travail... Même si le diplôme est bien, comme le dit Poullaouec, « l’arme des plus faibles », l’expansion des scolarités n’a en rien accru la mobilité sociale dans notre pays. Mais le seul fait d’avoir l’air de poser cette question apparaît comme un sacrilège, puisque l’éducation est toujours un bien en elle-même.
Certes... sauf qu’aucun pays n’est assez riche pour allouer toutes ses richesses à l’éducation : des arbitrages s’imposent donc, qui rendent nécessaire d’expliciter les finalités recherchées. Si c’est davantage d’égalité entre les jeunes qui est visée, les recherches françaises ou européennes montrent qu’il est sans doute bien plus efficace de mettre en oeuvre des politiques de la petite enfance ou d’aide aux familles, du logement (etc.), que de développer un enseignement supérieur où les plus favorisés savent très bien se réserver les filières les plus rentables. Si c’est l’innovation et la compétition économique que l’on privilégie, alors il faut s’interroger sur ce que « produit » notre enseignement supérieur tel qu’il est : et, dans ce cas, ce n’est plus en termes quantitatifs (« plus de la même chose ») qu’il faut raisonner, mais en termes qualitatifs (de quels diplômés a-t-on besoin, dotés de quelles compétences ?). Si c’est l’insertion des jeunes qui importe, alors privilégier une réponse en termes de « plus d’école » fait peser sur le système éducatif une responsabilité écrasante et absout par avance le monde patronal pour son manque d’implication dans les questions de formation. Comment l’école pourrait-elle ne pas décevoir : on attend d’elle qu’elle crée de l’égalité, qu’elle développe la culture et l’autonomie des individus, qu’elle soit un facteur de développement économique aussi... Car l’économie n’a-t-elle pas de plus en plus besoin d’emplois qualifiés ? Rien n’est moins sûr. Dans quelques décennies, plus de 40 % de la population active sera au moins bachelière, alors qu’aucune donnée fiable ne permet d’escompter que les besoins en qualifications seront massivement plus élevés : depuis l’éclatement de la « bulle Internet », le mythe d’une explosion des emplois très qualifiés est sérieusement ébranlé, et on constate par ailleurs que, depuis une dizaine d’années, les emplois dits non qualifiés ont recommencé à croître dans notre pays.

Depuis plusieurs décennies, le monde scolaire a joué la carte du développement des études et de leur allongement afin d’accroître sa propre puissance. De son côté, le monde de l’entreprise ne s’est guère engagé dans la formation, en tout cas bien moins que dans des pays voisins. Et la plupart des jeunes font les frais de ce double égoïsme. D’un côté, les politiques éducatives élèvent le niveau d’instruction des jeunes, d’un autre côté, le monde économique s’efforce de baisser le coût de la main-d’oeuvre juvénile sur le marché du travail. Et l’on peut s’étonner que les jeunes ne soient pas plus en colère, surtout la grande masse d’entre eux qui est engagée dans des formations générales tournant résolument le dos au monde du travail afin de sauvegarder la dignité de la culture scolaire et de ne pas se compromettre avec le capitalisme. Admirable raisonnement s’il ne fallait pas un jour entrer dans le monde du travail, ce qui est d’ailleurs la seule manière efficace d’oeuvrer à sa transformation. D’autant que les meilleurs et les plus privilégiés des élèves, ceux des écoles petites ou grandes, accèdent, eux, à des formations bien plus proches du monde du travail.
On peut considérer que l’éducation est une valeur. C’est d’ailleurs ce que nous croyons. Mais ce n’est pas défendre cette valeur que de laisser les formations scolaires s’enfoncer dans une spirale de déclassement et de faire qu’un jour bien des élèves et des étudiants découvrent que cette formation-là ne leur est guère utile, ni pour trouver un emploi, ni pour accéder à une culture qui les élève et les rende plus libres. La question n’est pas de savoir s’il faut plus ou moins d’éducation mais bien plus celle de savoir ce qu’apprennent effectivement les jeunes dans les études qu’on leur propose, et aussi, question non moins sacrilège, celle de savoir ce dont ils auront besoin dans la vie.

Derniers ouvrages parus : Injustices,de François Dubet, Seuil, 2006.
L’Inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie, de Marie Duru-Bellat, Seuil, coll. « La République des idées », 2006.

Former n’est pas employer (L’HUMANITE | 08.04.06) par Tristan Poullaouec

Évoquée quasi systématiquement dès qu’il s’agit d’analyser l’ampleur des déclassements que subissent les jeunes sur le marché du travail, la thèse de l’inflation scolaire obtient à nouveau un succès facile dans le contexte de la crise sociale française. Défendue par François Dubet et Marie Duru-Bellat, cette métaphore de l’inflation des diplômes laisse entendre que l’État devrait mieux contrôler les flux scolaires. Si beaucoup de diplômés sont contraints d’accepter des emplois qui ne sont pas à la hauteur de leur formation, c’est au fond, arguent-ils, parce qu’ils sont trop nombreux à être trop formés, parce que l’école tourne le dos au marché du travail.

L’aspiration aux études longues est pourtant devenue massive, notamment dans les classes populaires, qui en ont longtemps été écartées. Dans les familles ouvrières, l’auto-exclusion de l’enseignement général a aujourd’hui cédé la place au refus des voies professionnelles courtes, et la plupart des parents espèrent que leurs enfants iront au minimum jusqu’au bac. Cette reconversion populaire au modèle des études longues ne saurait être réduite à une simple fuite en avant provoquée par la politique scolaire des deux dernières décennies, ni à un pur calcul utilitariste face à la menace du chômage. L’essor des ambitions scolaires se produit en effet dès les années soixante, lors de la mise en place de l’école unique, et avant même l’entrée dans la crise économique. En poussant leurs enfants à prolonger leurs études, les ouvriers ne cherchent pas seulement à leur éviter les emplois précaires : bien souvent, ils reportent leur regret de ne pas avoir étudié plus longtemps sur leurs enfants, espérant de plus en plus que ceux-ci puissent choisir librement un métier épanouissant.

La multiplication des déclassements et la stabilisation de la part des emplois réputés non qualifiés remettrait-elle sérieusement en cause cette expansion des scolarités ? Rappelons que 38 % des actifs occupés sont des cadres ou des professions intermédiaires, contre à peine plus de 15 % il y a quarante ans. Par ailleurs, le déclassement à l’embauche semble bien souvent constituer une étape imposée par la nouvelle gestion des ressources humaines dans les entreprises. Tandis que la plupart des diplômés du supérieur font ensuite carrière dans des emplois stables et qualifiés, les moins diplômés, quant à eux, risquent fort d’être cantonnés aux emplois d’exécution, au chômage et à la précarité. La définition de la qualification des emplois constitue enfin un enjeu important de la négociation collective, et plus largement, du rapport salarial. D’un côté, les employeurs sont incités, notamment par les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires et par la prolifération des statuts d’emplois précaires, à revoir à la baisse la classification des emplois qu’ils proposent aux jeunes, largement surreprésentés parmi les candidats à l’embauche. De l’autre, ils leur demandent d’intensifier leur travail productif, d’atteindre des objectifs toujours plus élevés, de prendre des initiatives, etc.

S’ils privilégient alors les plus diplômés, c’est bien parce que leur bon niveau de culture générale garantit à leurs yeux une meilleure adaptation à l’univers de plus en plus incertain des activités économiques. Et d’ailleurs, pourquoi ne se contentent-ils pas des moins diplômés, qui leur coûtent encore moins cher ? C’est d’abord là que se situe le problème : pas dans l’essor des études longues, mais dans la persistance de sorties sans diplôme du système scolaire. Certes, on ne peut tout miser sur l’allongement des parcours scolaires pour résoudre les difficultés d’emploi que subissent les jeunes. Car former n’est pas employer. Mais suffirait-il pour autant de limiter le volume des diplômés du supérieur pour réduire ces difficultés ? Tout au contraire, puisque on élèverait ainsi la part des jeunes sortants de l’école avec des diplômes inférieurs, qui protègent bien moins contre le chômage et la précarité. À l’évidence, l’école ne saurait régler les problèmes du marché du travail. Mais à considérer l’utilisation que font les employeurs des diplômés dans les postes de travail sur lesquels ils les embauchent, leur formation scolaire ne paraît pas si inutile : y compris pour se former sur le tas aux nouvelles exigences des métiers, il faut maîtriser bien des connaissances acquises en formation initiale.

Sociologue, Tristan Poullaouec est coauteur de L’école en France. Crise, pratiques, perspectives (sous la direction de J.-P. Terrail, La Dispute, 2005).


Voir en ligne : Textes repris dans La Revue du MAUSS