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Marie Duru-Bellat, L’inflation scolaire, Seuil, 2006

Les désillusions de la méritocratie

mercredi 18 février 2009, par Tristan Poullaouec

En s’attaquant dans ce petit livre à la conviction selon laquelle « des études plus longues, des qualifications scolaires plus élevées [et] une population diplômée plus nombreuse » constitueraient « un gage de progrès et de justice sociale » (p. 7), Marie Duru-Bellat adopte un point de vue normatif pour dresser un réquisitoire contre « les dérives et les effets pervers possibles d’une expansion de l’éducation […] focalisée sur des objectifs quantitatifs […] et des visées économiques » (p. 12).

Dans un premier chapitre, elle rappelle des résultats de sociologie de l’éducation pour refroidir les espérances de ceux qui attendent de l’école qu’elle fonctionne comme un ascenseur social : si la démocratisation scolaire ne s’est pas traduite par une nette augmentation de la mobilité sociale, c’est d’abord parce qu’elle s’est faite dans le strict respect des inégalités d’accès à des filières toujours ségrégées ; c’est ensuite parce que les titres scolaires ne garantissent plus aussi bien l’accès aux positions sociales les plus hautes ; et c’est enfin parce qu’au-delà des diplômes, l’insertion des jeunes reste tributaire de leur sexe, de leur origine sociale, etc.

Les fonctionnements supposément méritocratiques de l’école et du marché du travail font l’objet du second chapitre qui permet à M. Duru-Bellat de prolonger cette critique de la mission d’égalité des chances assignée à l’institution scolaire, tout en convenant avec François Dubet qu’il s’agit là d’une « fiction nécessaire ». Elle n’hésite cependant pas à mettre en doute l’idée que tous les élèves sont également capables de réussir (p. 39), ni à invoquer l’argument des inégalités d’ambitions scolaires et professionnelles (p. 40) pour dénoncer la politique d’allongement des scolarités comme l’idéologie des plus diplômés pour justifier leurs positions sociales (p. 43). Quant au rôle des diplômes sur le marché du travail, il est rapidement relativisé au moyen d’études sur le déclassement laissant entendre qu’une large partie des jeunes actifs sont surdiplômés, que leurs compétences sont sous-utilisées.

À cette étape, M. Duru-Bellat fait le distinguo entre, d’une part, des savoirs certifiés par l’école qui seraient de moins en moins valorisés par le marché et, de l’autre, des compétences comportementales acquises hors de la sphère scolaire qui serviraient de plus en plus aux employeurs à sélectionner les candidats à l’emploi. Mais aucune référence à des investigations sociologiques concrètes dans différents secteurs d’activité ne vient étayer cet argument. Comment peut-on opter pour l’hypothèse de la suréducation dès lors que l’évolution des réquisits des postes de travail n’est pas prise en compte ? On confond ainsi la classification des emplois et les qualités que les diplômes confèrent à la force de travail [1].

Dans un troisième chapitre, M. Duru-Bellat propose enfin un bilan critique des effets économiques et sociaux de l’éducation à l’échelle internationale, d’où il ressort que la course aux diplômes tend « à pervertir le sens des études sans rendre plus facile l’insertion » (p. 80). Notons qu’elle glisse ici subrepticement du niveau individuel (où le surcroît d’éducation est d’abord présenté comme incontestablement rentable) au niveau collectif (où sont mis en doute, « au-delà d’un certain seuil », ses effets positifs sur la croissance économique, sur la satisfaction des besoins de qualifications prévus dans les années à venir, sur les pratiques culturelles, sur l’intégration sociale et même sur les apprentissages scolaires).

Au final, ce diagnostic de « piège de l’inflation scolaire » débouche sur quelques pistes de réorientation de la politique éducative. Il s’agit tout d’abord de suspendre l’orientation scolaire pendant une phase de formation commune, dont il faut contrôler la qualité avant de fixer un objectif quantitatif de réussite. La sélection scolaire doit ensuite se baser sur d’autres critères que le seul niveau scolaire, en « intégrant la diversité des qualités et des préférences individuelles » (p. 85). Pour les révéler, il faudra bien que les formations cessent de tourner le dos au monde du travail. Et en critiquant l’emprise excessive de l’école sur les destins individuels, M. Duru-Bellat rappelle enfin que l’école ne saurait garantir l’égalité des chances dès lors que la société est inégale…

Comme toutes les analyses basées sur la métaphore de l’inflation des diplômes, le travail de M. Duru-Bellat s’expose à plusieurs types d’objections. Son argumentation surestime tout d’abord le rôle de la politique éducative dans la prolongation massive des parcours scolaires, et minore ainsi les aspirations populaires aux études longues. Or, si les enfants des classes populaires souhaitent poursuivre leurs études aussi longtemps que possible, c’est aussi parce que l’accès aux plus hauts niveaux de formation permet d’atténuer les inégalités qu’ils subissent sur le marché du travail : plus leurs diplômes sont élevés, plus les destinées professionnelles des enfants d’ouvriers se rapprochent de celles des enfants de cadres (Poullaouec, Ould-Ferhat, 2005).

La thèse de l’inflation scolaire se focalise ensuite trop étroitement sur l’insertion et sur les jeunes. Si beaucoup d’entre eux commencent leurs trajectoires professionnelles par des emplois peu qualifiés, la plupart des diplômés du supérieur font ensuite carrière dans des emplois stables et qualifiés, tandis que les moins diplômés restent cantonnés aux emplois précaires et d’exécution. On sait aussi que les déclassements peuvent survenir à bien d’autres moments de la vie active : lors d’une reprise d’emploi, d’un changement d’employeur, ou encore après une migration, une maternité… L’étude de l’évolution de la valeur des diplômes gagnerait enfin beaucoup à intégrer dans son cadre explicatif la dégradation du rapport salarial que subissent en premier lieu les jeunes, souvent placés au banc d’essai des nouvelles normes d’emploi.

Référence :

Poullaouec, T., Ould-Ferhat, L., « Le diplôme, arme des faibles ? », pp. 141-155, in Terrail, J.-P. (dir.), L’école en France. Crises, pratiques, perspectives, La Dispute, Paris, 2005.


[1Cette lacune tient moins à la faiblesse des matériaux empiriques disponibles qu’à l’absence de distinction entre la valeur d’échange des diplômes sur le marché du travail et leur valeur d’usage dans l’activité productive, puisque selon M. Duru-Bellat, « c’est le marché qui définit le ‘mérite professionnel’ et la valeur effective des diplômes » (p. 55)