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Petit précis de politique scolaire progressiste

samedi 17 septembre 2016, par Alain Beitone

Constats de la situation

• La France a connu une massification de l’enseignement depuis les années 1960. Le niveau de formation moyen de la population s’est donc élevé depuis cette époque. Mais cette massification ne correspond pas vraiment à une démocratisation au sens où les inégalités d’apprentissage et les inégalités de parcours scolaires ne se sont pas réduites.

• L’accroissement du taux d’accès au bac et à l’enseignement supérieur des générations récentes ne doit pas occulter le niveau moyen de la population française. 25% de la population française (hors personnes en cours d’études) ne dispose d’aucun diplôme ou au mieux du CEP. 16% seulement de la population française dispose d’un diplôme supérieur à bac+2. La thèse de l’inflation des diplômes est donc sans fondement.

• Les travaux du CEREQ démontrent une très grande inégalité entre les jeunes selon leur niveau de formation en matière d’accès à l’emploi, de niveau de salaire et de qualité de l’emploi. Il y a donc là un phénomène de reproduction : l’origine sociale influence fortement l’accès au diplôme et le diplôme influence fortement l’accès à l’emploi.

• Les analyses tirées de l’enquête PISA montrent que la France est dans les pays de l’OCDE l’un de ceux où l’origine sociale influence le plus fortement le parcours scolaire des élèves. L’accroissement des taux d’accès au baccalauréat s’explique principalement par l’augmentation des titulaires du bac pro. Le taux d’accès au bac général à tendance à stagner entre 1997 et 2004. Entre 2004 et 2014 ce taux d’accès a augmenté de 6 points pour atteindre environ 40% d’une classe d’âge. Le taux d’accès au bac technologique diminue légèrement et le taux d’accès au bac professionnel augmente très fortement (de 5% d’une génération en1990 à 27,9% en 2014 [1]).

• La création du bac pro a été un fait très positif. Mais un nombre croissant d’élèves titulaires de ce bac souhaitent poursuivre des études supérieures, or les contenus de formation les prépare mal à un cursus dans l’enseignement supérieur où leur taux d’échec est très élevé. On assiste à la fois à un recul des acquis scolaires et à un accroissement des inégalités d’apprentissage. Ainsi une étude du ministère note une baisse « significative » des compétences générales des élèves en fin de collège entre 2003 et 2009 [2]. C’est pourquoi des auteurs peu suspects d’élitisme ou de pensées réactionnaires considèrent désormais que le niveau baisse (c’est le cas d’Antoine Prost [3]).

Analyses

• A partir du milieu des années 1960 s’est progressivement imposé un paradigme pédagogique nouveau en rupture avec l’approche traditionnelle. Ce nouveau paradigme a emprunté des éléments aux mouvements de l’éducation nouvelle mais en édulcorant ou en éliminant les composantes socialement contestataires de ces mouvements. Cette « modernisation » de l’école a aussi emprunté des éléments au discours managérial qui se transforme lui aussi progressivement. Mise en avant des compétences au détriment des savoirs, développement de formes diverses de relativisme cognitif (contestation de la légitimité savante des savoirs enseignés), promotion de la non-directivité, de l’enseignant accompagnateur, volonté de mettre en œuvre une approche ludique de l’activité scolaire, etc. Ce nouveau paradigme pédagogique est devenu dominant au sein de la hiérarchie de l’éducation nationale notamment en raison de sa promotion par l’OCDE, l’UNESCO, le Conseil de l’Europe, la Commission européenne, etc. Ce nouveau paradigme est très largement présent dans la formation des enseignants et dans la conception des supports pédagogiques (manuels scolaires notamment). Ce qui se met en place, c’est ce que le sociologue anglais Basil Bernstein a appelé, dès les années 1960, une "pédagogie invisible". Cette pédagogie est moins explicite quant à ce qui est exigé pour maîtriser les savoirs scolaires, elle identifie moins clairement les savoirs scolaires des savoirs communs [4], elle encadre moins strictement les tâches cognitives qui sont mises en œuvre par les élèves.

• Cette pédagogie invisible fait naître dans les classes des « malentendus d’apprentissage » [5]. Les élèves issus des milieux populaires ont l’impression de faire leur métier d’élève en appliquant des consignes, mais sans en percevoir les enjeux cognitifs qui ne sont pas explicités. Si les élèves réussissent mieux, c’est parce qu’ils héritent de pratiques langagières valorisées par l’école et d’une familiarité avec ce que sont les attentes de l’institution scolaire. Tout se passe comme s’il y avait un « délit d’initié » au bénéfice des élèves issues de familles qui connaissent le monde scolaire et ses attentes. Les inégalités d’apprentissage prennent aussi leur source dans ce que l’on appelle le préjugé déficitariste. Un discours assez répandu repose sur l’idée que les « nouveaux publics scolaires » [6] sont caractérisés par une moindre capacité (ou une moindre appétence) pour les savoirs abstraits, théoriques, conceptuels. Dès lors deux types de discours sont produits :

-  Pour les « réacs-publicains » ces nouveaux publics scolaires n’ont pas leur place dans l’enseignement secondaire. D’où les propositions de rétablissement de l’examen d’entrée en sixième, de remise en cause du principe du collège unique [7], du développement de l’apprentissage qui serait plus adapté à des élèves qui seraient plus « manuels » qu’ « intellectuels ». Ce discours de restauration vise à revenir à un enseignement secondaire réservé à une minorité d’héritiers de la culture légitime.

-  Pour les partisans du paradigme pédagogique actuellement dominant, il faut adapter l’école et les contenus enseignés aux caractéristiques supposés des nouveaux publics scolaires. Au nom de l’égalité, on révise donc en baisse les objectifs cognitifs, on met l’accent sur la socialisation et le vivre ensemble plutôt que sur les apprentissages conceptuels, etc. Mais bien évidemment cette révision des objectifs d’apprentissage ne se produit pas de la même façon dans tous les établissements ni devant toutes les classes [8]. Cela contribue donc à créer et à maintenir les inégalités d’apprentissage.

Il importe de souligner que cette analyse n’est pas une critique de l’activité professionnelle des enseignants, et cela pour deux raisons. D’une part, les travaux de didactique ou de sociologie qui observent l’activité enseignante en situation mettent en évidence le fait que les enseignants mobilisent successivement ou simultanément divers modèles pédagogiques. On voit notamment que la doxa portée par la hiérarchie de l’éducation nationale se heurte à de fortes résistances (ce qu’a montré récemment la résistance à la réforme du collège ou la dénonciation du « lycée light » à l’époque de Claude Allègre). D’autre part, le paradigme pédagogique aujourd’hui dominant a été imposé aux enseignants par un travail intensif de la hiérarchie de proximité (inspecteurs, chefs d’établissements), par les institutions de formation, par les supports pédagogiques [9] mais aussi par les médias généralistes qui diffusent le discours dominant sans aucun recul critique. Combien d’articles de presse ou de reportages télévisés qui dénoncent l’abstraction de l’école, son caractère ennuyeux, ses savoirs « dépassés » en comparaison des nouveaux médias, l’attachement excessif des enseignants à leur discipline, etc.

Propositions

• De façon générale, ce qui est décisif c’est de changer de paradigme pédagogique et de mettre en place une école de l’exigence intellectuelle [10]. Il faut se fonder sur le mot d’ordre « tous capables » du Groupe français d’éducation nouvelle, il faut rompre avec le préjugé déficitariste, il faut prendre conscience du fait que l’accès aux formes conceptuelles et théoriques des savoirs est un facteur d’émancipation et de critique sociale. Il faut donc mettre en place une « pédagogie visible » et concevoir l’enseignement à destination des élèves qui n’ont rien d’autres que l’école pour apprendre. Cela suppose une pédagogie explicite (ce qui n’est pas contradictoire avec l’activité intellectuelle autonome des élèves). Cela suppose aussi la mise en place de dispositifs de remédiation centrés sur les apprentissages [11]. L’objectif doit être de permettre à tous les élèves de réussir les apprentissages exigés pour poursuivre avec succès leur cursus scolaire.

• Généraliser la scolarisation à deux ans des enfants qui relèvent des zones d’éducation prioritaires (et à terme l’ensemble des élèves). Des travaux anciens montrent que plus la préscolarisation est précoce, plus les inégalités sociales d’apprentissage se réduisent. Actuellement, en ZEP, un enfant sur cinq seulement est scolarisé dès deux ans.

• Au niveau de l’école primaire, il faut se fixer l’objectif d’assurer à tous les élèves la maîtrise de la lecture et plus généralement dans la maîtrise de la langue. Des travaux récents confirment de très fortes inégalités sociales à l’entrée en 6ème en matière de maîtrise de la langue (il en va de même pour les compétences en maths et en sciences) [12].

• Au niveau du collège, il faut mettre en place un véritable collège unique ce qui suppose de lutter contre les phénomènes de ségrégation sociale et ethnique entre établissement. Il faut aussi faire disparaître les modalités spécifiques de scolarisation et adopter comme objectif la réussite de tous les élèves dans les apprentissages visés.

• Au niveau du lycée, il faut mettre en place le lycée unique [13]. Cela signifie la remise en cause des trois parcours actuels (général, technologique et professionnel). Il faut viser une formation de base identique pour tous les élèves, permettant à chacun de disposer les connaissances générales indispensables pour réussir dans l’enseignement supérieur. Cela n’est pas exclusive d’une différenciation partielle des parcours à travers un système d’option (à condition de combattre toute tentation d’utiliser les options à des fins ségrégatives).

• Il faut se fixer des objectifs de revalorisation de la profession enseignante afin de répondre à la crise du recrutement. Il faut instaurer un pré-recrutement sur le modèle des IPES afin d’une part de favoriser l’accès des étudiants des milieux populaires aux métiers de l’enseignement et afin de commencer précocement dans le cursus du supérieur la formation professionnalisante des futurs enseignants. Il faut une formation continue ambitieuse des enseignants qui permettent à tous de rester en contact avec la recherche et la production de nouveaux savoirs tant en ce qui concerne les divers savoirs disciplinaires enseignés qu’en ce qui concerne les savoirs sur le système éducatif, sur les apprentissages, etc.


[4Ce qui conduit à privilégier la référence à l’expérience des élèves, à leur langage spontané, au « concret » opposé au « théorique », etc.

[5É. Bautier et P. Rayou, Les inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malentendus scolaires, PUF, 2009.

[6Il faut rappeler que dans les années 1950 il y avait à peu près autant de bacheliers (tous bacheliers généraux) que d’élèves de classes préparatoires aujourd’hui.

[7Dont il faut rappeler qu’il n’existe pas aujourd’hui.

[8Lorsque d’une façon ou d’une autre, des classes de niveau sont mises en place.

[9S. Bonnéry (dir.), Supports pédagogiques et inégalités scolaires, La Dispute, Coll. Enjeux scolaires, 2015.

[10J.-P. Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, 2016.

[11Ces dispositifs mis en place par le service public d’éducation doivent permettre de lutter contre les inégalités sociales qui découlent d’une offre marchande de plus en plus abondante de soutien scolaire.

[13Cette proposition de « lycée unique » est défendue par le Groupe de Recherche sur la Démocratisation Scolaire (GRDS).