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Payez, vous aurez de bonnes notes

vendredi 6 mars 2009, par Jean-Pierre Terrail

L’internaute inventif qui avait appelé les élèves à noter leurs professeurs en ligne, et s’est fait débouter en justice, récidive. Il les invite cette fois à payer pour faire faire leurs devoirs. L’ouverture de son nouveau site suscite quelques remous. L’émoi est compréhensible : l’initiative est porteuse d’une culture de la triche, elle fausse la compétition « méritocratique », et elle marque une nouvelle extension du règne de la marchandise.

On pourra donc s’en indigner avec quelque motif. Il serait certainement utile, cependant, de ne pas s’en tenir à la condamnation morale, dont l’expérience historique montre les limites : on s’effarouche d’abord, puis on se fait à l’idée, et on passe à autre chose. Plutôt que de s’intéresser à l’éthique de cet internaute, on peut essayer de réfléchir plus avant aux raisons pour lesquelles son comportement nous paraît si intolérable, et se demander surtout ce qui le rend possible, et ce qu’il faudrait changer pour qu’il n’ait plus lieu d’être.

L’épisode a de multiples résonances. La logique méritocratique de notre système éducatif s’est avérée de longue date fort compatible avec la persistance des inégalités sociales. Ici tout masque tombe : avec la généralisation du paiement des devoirs en ligne, on pourrait exactement proportionner sa valeur scolaire aux finances familiales. Quant à la signification du savoir et de la culture pour les jeunes générations… parlons plutôt résultats, classements, diplômes, professionnalisation, et insertion rémunératrice.

La Troisième République avait réservé aux enfants de l’élite l’accès aux lycées d’où sortait l’élite. La Cinquième République a confié à l’institution scolaire, dans le cadre de l’école unique, le soin d’assurer elle-même, en
« interne », la sélection sociale. Outre l’enseignement, les enseignants ont désormais en charge l’évaluation systématique des élèves, leur hiérarchisation, leur orientation. Les élèves sont évalués, étalonnés, classés, bref mis en concurrence dès leur plus jeune âge. Avec l’école unique, les conditions sont ainsi créées du développement d’un rapport utilitariste aux savoirs, où ces derniers n’apparaissent plus que comme supports d’évaluation, de classement, et de rendement professionnel à venir. L’extrême inquiétude vis à vis de l’emploi alimente cette dynamique, au point que les logiques propres de la transmission des connaissances et l’intérêt intrinsèque des savoirs finissent par ne plus peser bien lourd face aux exigences de la concurrence.

C’est ce processus que notre internaute mène à son terme, en jetant sur lui une lumière crue, puisqu’il propose d’éliminer toute référence aux savoirs de l’élève dans la détermination de sa valeur scolaire. Son initiative n’est jamais qu’un symptôme de plus des conséquences perverses de l’obsession managériale de l’évaluation. En butte à la même obsession, les universitaires français ont rappelé la façon dont leurs collègues anglo-saxons tournaient la difficulté : puisque leur valeur scientifique est mesurée au nombre de citations de leurs travaux, ils organisent des réseaux de citation mutuelle…

Après l’explosion des profits des entreprises de cours particuliers, le paiement des devoirs en ligne, nouveau signal d’alarme, invite de manière pressante les tenants de la démocratisation scolaire, et tout simplement d’une formation des jeunes générations digne de ce nom, à se poser quelques questions simples, seraient-elles plus ou moins iconoclastes.

Que la mise en concurrence des élèves soit le terreau où se nourrissent les petits génies du commerce en ligne, alors qu’on sait très bien par ailleurs que les enfants des classes populaires sont les premières victimes de la compétition, ne plaide-t-il pas en faveur d’un tronc commun où les apprentissages de base ne donneraient pas lieu à notation, où les évaluations ne seraient pas classantes, d’une école « commune » où la confrontation des élèves aux savoirs ferait l’économie des affres de la compétition ? La lutte contre l’utilitarisme scolaire n’appelle-t-elle pas, conjointement, à réouvrir en grand le chantier des dispositifs pédagogiques, à la recherche de façons d’apprendre qui placent à leur principe la curiosité intellectuelle, le goût de l’intelligence, le plaisir de l’effort de pensée ?

(L’Humanité, 6/3/2009)