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Langage et égalité des intelligences

Entretien avec Jean-Pierre Terrail

mardi 29 septembre 2009, par Jean-Pierre Terrail

Q : Vous venez de publier De l’oralité. Essai sur l’égalité des intelligences (La Dispute). Vous vous en prenez dans cet ouvrage à ce qu’il est convenu d’appeler la thèse du handicap socioculturel ?

JP T : J’entends très souvent dire, qu’on le déplore ou qu’on le proclame comme un principe révolutionnaire : « Donnez-moi une bonne société, je vous donnerai une bonne école ! ». L’idée que l’école serait condamnée à subir les inégalités culturelles qui traversent notre société, et à les transformer en inégalités de scolarisation, me paraît en fait un enjeu absolument décisif des luttes pour la démocratisation scolaire. Cette idée est à la fois un opérateur essentiel de bien des pratiques pédagogiques (qui visent à s’adapter à ces inégalités et les aggravent) ; et le ciment idéologique qui permet que l’ampleur actuelle de l’échec scolaire soit plus ou moins tolérée. Cette idée joue aujourd’hui le rôle que la théorie des « dons » jouait jusqu’aux années 1960, avant d’être sérieusement contestée. La théorie du handicap socioculturel mérite une critique aussi radicale et argumentée sur le fond, et cette critique n’avait pas encore été entreprise.

Q : Mais vous ne contestez pas l’existence et le rôle des inégalités culturelles ?

JP T : Non, certes ! Mais le constat, ancien et répété, de ces dernières, n’autorise pas à considérer comme normal, inévitable, que deux élèves sur trois soient écartés de l’enseignement général par défaut (plus ou moins accentué) de maîtrise de la langue écrite ou des mathématiques, comme c’est le cas aujourd’hui. C’est une autre question qu’il faut poser, qui ne l’est jamais vraiment : ceux qui sont censés avoir le moins de ressources linguistiques et culturelles, tel un fils d’ouvrier immigré analphabète, en ont-ils cependant suffisamment pour être en mesure de bénéficier, dans des conditions éducatives favorables, d’une entrée normale dans la culture écrite ? Quand on pense à ces élèves, on se demande ce qui leur manque, qui expliquerait leurs difficultés. Je me suis demandé pour ma part ce qu’ils ont, que l’école pourrait utiliser pour les conduire au succès.

Q : Votre livre est tout entier centré, à cette fin, sur la question du langage ?

JP T : Parce que c’est ce que tous les enfants, quels que soit leur milieu social et leur histoire intellectuelle, ont en commun : ce sont tous des êtres de langage, même si les usages qu’ils en font peuvent différer sensiblement. De plus, c’est le plus souvent à l’insuffisance des performances linguistiques populaires qu’est attribué l’échec scolaire. Ma question a donc été celle-ci : quel est le socle commun des compétences intellectuelles que partagent tous les humains et qu’ils doivent au langage ?

Q : Vous accordez une place très large, dans votre recherche, aux données de terrain disponibles ?

JP T : J’évoque d’abord l’influence sur la longue durée historique de l’ethnocentrisme lettré qui consiste à imputer au langage et à la pensée des groupes non ou peu lettrés (les membres des sociétés de tradition orale, les enfants d’âge préscolaire, les classes populaires) les caractéristiques inverses de celles que l’on prête à la pensée lettrée, en faisant jouer les oppositions abstrait/concret, logique/prélogique, réflexif/non réflexif . Je rappelle ensuite que les fondateurs de la linguistique moderne, Saussure, Jakobson, Benveniste, ont précisément arraché l’analyse des fonctionnements du langage à ces dichotomies réductrices. Et je m’attache alors à rassembler d’une part les données anthropologiques qui donnent à voir ce que peuvent être les performances intellectuelles dans les cultures orales (dans les registres de la perception du monde naturel, de la spéculation mathématique, de la réflexion sur le langage) ; et d’autre part les résultats les plus récents de la recherche post-piagétienne concernant les modalités du langage et de la pensée des enfants d’âge préscolaire, et leurs variations sociales.

Q : Et vos conclusions ?

JP T : Loin d’être un obstacle, le langage qu’on parle dans les cités et les « quartiers » confère toutes les ressources nécessaires à une scolarité correcte. Au point qu’en considérant dans leur principe (et non dans l’extension précise que leur donne l’histoire intellectuelle de chacun) les capacités d’abstraction, de raisonnement logique, de réflexivité des enfants de six ans, je reprendrais volontiers la formule de Jacotot concernant « l’égalité des intelligences ».

(Entretien paru dans la revue L’École émancipée, n° 19, sept-oct. 2009)

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