Accueil > Métier enseignant > Enseigner dans le secondaire : regard d’un syndicaliste

Enseigner dans le secondaire : regard d’un syndicaliste

Note de lecture sur le livre de Jérôme Deauvieau

mercredi 14 octobre 2009, par Alain Becker

C’est sans doute énervé par ce qui se dit, mais aussi s’écrit dans de nombreux ouvrages sur la difficulté scolaire, sur ce qui se passe en classe, sur le métier d’enseignant que Jérôme Deauvieau s’est décidé à sauter dans le grand bain, à s’immerger dans l’activité concrète de la classe et ceci dans la durée. Cela sent la rupture méthodologique et un peu la poudre « pédagogique ». Mais le sujet est d’envergure et mérite bien après tout une bonne une « dispute ». Au-delà de ce qui est évoqué dans le détail sur la réalité et la singularité de l’enseignement des sciences économiques et sociales, sur les tensions, les contradictions qui le traversent, au-delà du voyage disciplinaire que Jérôme Deauvieau a programmé, ce dernier, qu’il le veuille ou non, nous parle de l’École, de toute l’École.

Traitant des élèves en difficulté en SES, il apporte une contribution forte et novatrice à la compréhension du phénomène des apprentissages, de la difficulté scolaires, à leurs mécanismes, leurs raisons profondes, trop souvent ignorés quand ils ne sont pas cachés. Un voile est donc à nouveau levé sur la difficulté scolaire, une hypothèse avancée sur ses causes que nul ne pourra prétendre ignorer. L’auteur le fait en rappelant son engagement pour une Ecole authentiquement démocratique, en accordant une importance centrale à la transmission des savoirs, au rapport au savoir de tous les acteurs de l’acte d’enseignement. Ajoutons que chaque enseignant, qu’il soit du premier degré, du second degré ou encore du supérieur trouvera à méditer dans le nouveau travail que nous propose la collection « l’enjeu scolaire ».
Très attaché à la notion de métier, Jérôme Deauvieau nous fait pénétrer dans l’intimité de l’enseignement, dans sa complexité et son intersubjectivité. Il nous montre des personnes pédagogiques, des identités disciplinaires toujours « fruit » de longues histoires personnelles, des tranches de vie professionnelles. Au moment où la formation des enseignants est un sujet politique brûlant, l’auteur revient avec force sur la question toujours éludée de la nature et du contenu du travail enseignant, de ses moteurs. Démarche salutaire et l’on ne s’étonnera pas de voir une partie du livre consacrée à ce qui est intitulé la « fabrique des enseignants ». L’enquête que mène Jérôme Deauvieau est passionnante, elle s’appuie sur beaucoup de rigueur intellectuelle et de nombreuses références sans que cela devienne un obstacle au plaisir de la lecture et à la compréhension des phénomènes abordés.

Dès l’introduction, l’extrême diversité des attitudes et postures enseignantes, des styles, est évoquée. Mais le souci est ici de la rendre intelligible, de dégager des types d’enseignement. Pour cela, la sociologie de l’éducation est convoquée, au titre qu’elle « ne vaudrait pas une heure de peine si elle ne se fixait pas pour objectif de comprendre le processus de socialisation scolaire ». C’est tout à l’honneur de la sociologie de se donner cette tâche mais le peut-elle toujours sans prendre de risques, en particulier d’ordre épistémologique, s’agissant des enjeux cognitif, de leur singularité, dans le savoir spécifique en jeu ?

La première partie s’intitule : « L’incertitude des situations scolaires ». Le suivi de jeunes enseignants révèle le poids de « la prise en main de la classe », de la crainte du chahut dans la construction de la posture enseignante et la difficulté, pour eux, dans ce contexte de ne pas perdre de vue la question des apprentissages. D’emblée Jérôme Deauvieau montre que « c’est ici dans la dynamique de l’interaction cognitive », trop souvent mal gérée, que « se situe le déclenchement de la conflictualité de l’interaction scolaire ». Il ajoute que, « registre interpersonnel et registre cognitif de l’interaction sont étroitement imbriqués : la dégradation de l’un provoque mécaniquement la dégradation de l’autre ». La difficulté, ici évoquée, à maîtriser les enjeux cognitifs de l’interaction scolaire force le lecteur à s’interroger sur le rapport personnel du jeune enseignant au registre cognitif dans sa propre formation universitaire, (dimension qui ne semble pas avoir été abordée dans l’ouvrage) sur la place qu’occupe ce registre dans les concours, dans les IUFM, les programmes eux-mêmes, dans les manuels ; nous y reviendrons. Les jeunes enseignants observés ont une « une vision globalisante des difficultés des élèves » tendant soit à les expliquer par des raisons « sociales (le fameux handicap socioculturel) et/ou « psychologiques », soit d’un point de vue « cognitif »… Mais en méconnaissant souvent ce second point de vue. Et là il faut le dire, la surprise est grande. Abordant ensuite « les situations d’enseignement dans les classes faibles », il est acquis pour l’auteur que « la difficulté principale que rencontrent les jeunes enseignants concerne le registre cognitif de l’interaction scolaire », phénomène encore plus aigu dans les classes en difficulté ; ceci d’autant que les SES, depuis 1967, ont intégré les méthodes actives, le constructivisme, (en opposition à l’approche « magistrale » de cet enseignement), quasiment comme élément constitutif de la discipline. Jérôme Deauvieau pointe la question de « l’activisme langagier » des élèves dans le cadre du cours dialogué qui fait dériver très souvent l’activité scolaire. Le jeune enseignant se fait très souvent balayer par le flux verbal de la classe, les conflits interpersonnels qu’il a souvent lui-même générés en bonne conscience pédagogique. Quid dès lors de l’activité cognitive ? Doit-on parler de tension voire de contradiction d’ordre épistémologique entre contenus et méthodes des SES, ceci particulièrement pour les classes difficiles ? S’interrogeant sur les savoirs en SES et faisant dialoguer Yves Chevallard (le didacticien) et André Chervel (l’historien), l’auteur conclut avec Chevallard, à « l’anomalie didactique » des SES, comme « culture scolaire », « création ad hoc du système scolaire n’entretenant pas de rapport mécanique avec les savoirs de référence », définition qui semble faire accord dans la communauté. Sous le registre des tensions, voire des contradictions propres aux SES, est évoquée « l’irruption du débat social » dans la discipline, omniprésente dans le cours dialogué, qui vient bousculer la logique « élaborée » des savoirs scolaires et apparaît dans le livre comme un obstacle épistémologique majeur aux apprentissages. Cela conduit l’auteur à distinguer nettement les savoirs scolaires, des « savoirs d’expérience » et des « savoirs politiques » (à la limite des deux précédents et méritant peut-être qu’on s’y arrête un peu plus) et à rappeler que les « plus objectivables, car les plus capables de se détacher de la personne qui les énonce, sont les savoirs scolaires » dont Rochex et Bautier (cf. l’auteur) disent « que reconnaître leur vérité d’un point de vue épistémologique est le préalable à tout apprentissage ». Chose « que n’acceptent pas facilement les élèves en difficulté », chose que conteste sans doute un certain relativisme pédagogique.

La seconde partie traite de la différenciation des comportements enseignants. Elle ne manque pas de nous étonner. Si les variations des pratiques dans les classes faibles sont réelles, elles ont pourtant « un air de famille ». Jérôme Deauvieau se propose de distinguer les conduites enseignantes selon trois éléments : la manière de gérer le comportement des élèves, la façon dont les savoirs circulent en classe, les rapports entre les savoirs scolaires et « les savoirs d’expérience » des élèves. Le « cours dialogué », qui est la norme pédagogique, voit ses effets nettement pondérés ou au contraire accentués par le style didactique mis en place par les enseignants. On retrouve d’un côté les enseignants pour qui le savoir et l’activité cognitive guident et organisent la pédagogie. Dès lors le travail en classe répond à des normes, des règles, des usages. De l’autre, c’est la participation spontanée des élèves qui trop souvent glisse vers un « activisme langagier » peu propice à l’apprentissage. On retrouve un clivage de même nature s’agissant de la « circulation des savoirs. Sur le terrain des différents types de savoir (scolaires et sociaux), du conflit qui de fait les oppose, là aussi les styles d’enseignement diffèrent, cela va de l’enseignant qui provoque et encourage le flux des « savoirs d’expérience » chez les élèves (considérés comme sujets exclusivement sociaux), qui les institue comme « savoir » à part entière, à celui qui les contient, les remet en perspective cognitive et balise scrupuleusement le champ de l’activité intellectuelle des élèves (posés comme sujets cognitifs). Pour Jérôme Deauvieau, deux registres « de comportement enseignant » sont fondamentalement identifiables : celui relevant des pratiques (procédures, contenus), celui relevant du discours (idéologique, éthique ?) sur le travail, sur l’Ecole et ses enjeux. L’intérêt du travail présenté ici tient en particulier très précisément à cette distinction, aux rapports qui s’établissent ou pas dans le contexte concret et toujours singulier de la classe, entre ces deux pôles, à leur recouvrement éventuel, à leur degré de cohérence ou d’incohérence, mais aussi à la tentative d’identification de styles complexes d’enseignement, naviguant entre le « pôle savoir » et « le pôle élève » ou se polarisant sur l’un des deux. L’auteur le note mais il n’a pu le réaliser : il manque à ce tableau une analyse similaire du comportement d’enseignants chevronnés.

La dernière partie de l’ouvrage s’intéresse au pourquoi « des différences » de pratiques et de discours chez les enseignants d’une même génération, sur « la fabrique des professeurs ». A vrai dire, personne n’aurait compris, ni « admis » que cette partie n’apparaisse pas dans l’ouvrage. Tout le travail de Jérôme Deauvieau nous conduit vers cette interrogation. C’est vrai que les écarts de pratiques sont très importants en particulier sur le registre « cognitif », c’est-à-dire, sur ce qui est censé être le cœur de métier. Comment est-ce possible, mais ne doit-on pas ajouter, est-ce acceptable s’agissant du service public de l’Education Nationale ? Surprise ici : « le métier d’enseignant du second degré est socialement ouvert », 38% des nouveaux enseignants ont un père employé ou ouvrier. C’est aussi le plus neutre en terme, de genre parmi les sortants de niveau 1 et 2 de la formation (10% de femmes, 9% d’hommes). L’ouvrage confirme ce que le rapport Aubin (resté sans conséquence sur la formation) avait annoncé. Le rapport à la discipline universitaire est décisif dans l’histoire personnelle des enseignants (même s’il varie suivant les disciplines) et il se forge souvent dès le second degré. Une question nous brûle la langue : pourquoi la formation des enseignants n’a jamais fait de cette réalité, somme toute positive le moteur du procès de qualification enseignante ? Pourquoi au contraire et au moins au plan idéologique, a-t’elle très souvent été diabolisée, attaquée ? Une question centrale est posée : les IUFM permettent-ils l’acquisition des savoirs « professionnels » que par ailleurs ils promettent ? (ne le promettent-ils pas d’ailleurs trop ?) Chacun sait les critiques faites par une majorité des stagiaires à propos des « savoirs sur l’enseignement » qui sont proposés à l’IUFM. De nombreux rapports s’en sont faits l’écho. Il y a une défiance originelle des stagiaires à l’égard de ces savoirs formalisés. Jérôme Deauvieau rappelle toutefois que plus de la moitié des stagiaires se disent très ou plutôt satisfaits par l’IUFM. Si son principe est majoritairement admis, ses réalités sont très souvent contestées. Si la socialisation professionnelle informelle qu’apporte l’IUFM est considérée comme « bénéfique », les formations générales, le mémoire, voient leur « utilité professionnelle » être massivement contestée. Les enseignements disciplinaires, encadrés quasiment exclusivement par des collègues du second degré, sont ressentis comme plus ou moins satisfaisants. Les réponses des stagiaires (enquête Sofres-Snes de 2001) sur l’utilité des différents types de formation doivent être regardées avec beaucoup d’attention tant elles mettent à mal par exemple le sacro saint et trop magique rapport théorie/pratique (jamais vraiment élucidé), tant elles accordent de crédit aux « savoirs d’expérience » des tuteurs, des stagiaires eux-mêmes. Il semble que dans l’esprit des jeunes enseignants, il y ait peu de place pour des savoirs « intermédiaires » formalisés, entre les savoirs savants universitaires et les pratiques « tutorales », très largement plébiscitées.
L’auteur explique cette réalité, par une double prégnance, celle du contenu de la formation universitaire, celle ensuite des épreuves des concours, toutes deux très denses au plan disciplinaire et rendant, en quelque sorte, illégitimes aux yeux des stagiaires, les savoirs formalisée sur l’enseignement proposés par l’IUFM. Il ajoute, que n’étant pas abordés à l’université, par l’université, ces savoirs sont a priori disqualifiés. Il revient ensuite sur l’organisation des études à l’IUFM pour démontrer, que sa forme, participe aussi du discrédit de ce type d’enseignement. La critique qui suit, sur le caractère non intégré de ces connaissances, est fondée. Exprimée dès la mise en place des IUFM, on ne lui a jamais apporté de réponses globales satisfaisantes. Celle sur l’évaluation doit être aussi entendue. On a effectivement minoré le fait que les professeurs stagiaires sont avant tout et déjà des professeurs. Revenant sur les trois registres du savoir professionnel (ce que Bancel appelait en1990, la « professionnalité globale ») : le savoir savant, le savoir curriculaire, le savoir sur l’enseignement, Jérôme Deauvieau rappelle que ces derniers ont atteints aujourd’hui une masse critique, une qualité universitaire incontestable qui en font des recours légitimes et nécessaires pour la formation des enseignants. Les distinguant des savoirs issus du corps professoral (« les savoirs pratiques », qui mériteraient sans doute d’être, dans le livre, analysés un peu plus du point de vue de leur nature, du rapport qu’ils entretiennent ou n’entretiennent pas avec les autres types de savoirs), il pointe un réel problème théorique et pratique pour la formation en affirmant, que ces savoirs, parce qu’ils sont des « savoirs » à part entière doivent s’apprendre en « étudiant » et non en « faisant ». Il indique aussi, que le « choc » de la rencontre avec la classe est tel, qu’il tue tout rapport possible entre la théorie et la pratique. Faisant le constat que sur les trois registres de savoir constituant le métier d’enseignant, les jeunes enseignants n’ont la maîtrise que du premier d’entre eux ; le savoir universitaire, l’auteur dans sa conclusion pointe encore une fois, s’agissant de la formation des maîtres, la question centrale de la maîtrise ou plutôt de la non maîtrise de « l’interaction cognitive » chez les jeunes enseignants, qu’il qualifie, je crois « d’incontournable ».

Jérôme Deauvieau voudrait-il faire désespérer à nouveau Billancourt ? Le connaissant, je ne crois pas que ça soit son intention mais quand même… Cette question est au cœur de toute politique authentique de démocratisation scolaire. Est-il sûr qu’elle se règle dans le temps de façon satisfaisante pour tous les enseignants, que tous les élèves en particulier ceux d’origine populaire en bénéficient, comme ils devraient impérativement en bénéficier ? Je comprends qu’il veuille limiter son propos au registre du savoir savant, ne pas l’instrumenter, ne pas empiéter en particulier sur le registre du savoir politique. Mais le syndicaliste que je suis resté ne peut rester de marbre face aux constats pertinents faits ici, aux nombreuses et fructueuses pistes ouvertes dans l’ouvrage, sans reposer la question de l’action politique dans le domaine de la formation des maîtres. C’est d’actualité et la double imposture qui s’annonce, celle de la réforme en cours ou celle du statu quo doit être dénoncée. Je propose à l’auteur de lancer un débat dans lequel la thèse de départ serait celle de la résolution de la « maîtrise de l’interaction cognitive dans le procès de formation des enseignants », d’engager la réflexion hors de tout a priori de structure, de mettre tout à plat avec comme seule préoccupation : donner à l’École française les maîtres dont elle a, d’urgence, besoin. Pour conclure, je lui glisse à l’oreille, à partir des problèmes et des pistes qu’il aborde dans son livre, de revenir sur la proposition syndicale de formation en « biseau ». Énoncée dès les années soixante, elle consiste à introduire progressivement dans le procès de formation initiale (des diplômes universitaires au recrutement définitif) des éléments théoriques et pratiques relatifs au savoir sur l’enseignement, en évitant d’évoquer de façon précipitée et non maîtrisée la « professionnalisation » visée. Cela afin de voir comment ceux-ci (les savoirs formalisés sur l’enseignement), ainsi intégrés, en respectant les dynamiques, les cohérences, les exigences scientifique disciplinaires de chaque niveau d’études, en évitant tout enfermement des acteurs, en activant un enseignement supérieur, bien sûr nécessairement et fortement impliqué, pourraient permettre aux écoles, aux collèges, aux lycées, aux LP de recevoir de jeunes enseignants, véritables professionnels de l’enseignement d’un savoir enfin revalorisé, de voir ce mouvement soutenu par une recherche impliquée plus en prise avec les enjeux théoriques mais aussi pratiques, de l’accès du plus grand nombre à la connaissance, de voir émerger des savoirs curriculaires et programmatiques scientifiquement et professionnellement refondés, des manuels enfin au service de la réussite de tous. Utopique… Non ? Nécessaire et socialement urgent !

ALAIN BECKER, ANCIEN RESPONSABLE DE LA FORMATION AU SNEP (FSU)