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Deux lectures de la difficulté d’apprentissage

mercredi 21 octobre 2009, par Jean-Pierre Terrail

La recherche d’Yves Labbé s’intéresse aux premiers apprentissages de la culture écrite (CP et CE1). Elle s’est donné pour objet d’analyser les réactions de l’institution scolaire et de ses protagonistes lorsqu’ils sont confrontés aux difficultés alors rencontrées par les élèves. En s’attachant à montrer que ces réactions ne vont pas de soi autant qu’il pourrait y paraître, elle a le très grand mérite de mettre l’accent sur un aspect essentiel, et pourtant rarement interrogé, de la culture scolaire qui s’est constituée en France au long du siècle dernier.

Ce texte préface l’ouvrage de Yves Labbé, La Difficulté scolaire. Une maladie de l’écolier ? publié aux éditions L’Harmattan, collection Savoir et Formation, Paris, 2009.

Les apprentissages initiaux de la culture lettrée exigent une activité proprement intellectuelle d’appropriation des techniques graphiques du lire-écrire, de l’orthographe et de la syntaxe de la langue écrite, du langage mathématique de la numération et des opérations, une extension du vocabulaire et des connaissances générales de base.

Ces acquisitions sont complexes, qu’il s’agisse des techniques graphiques proprement dites (que l’on pense à la complexité des règles de la traduction des graphèmes en phonèmes dans l’apprentissage de la lecture) ; de ce que l’appropriation de ces techniques implique en termes de remaniement important du rapport au langage (à la « grande école » on travaille le langage comme objet d’étude autant que l’on s’en sert pour communiquer) ; ou encore du passage du nombre comme instrument de dénombrement au nombre comme objet autonome de réflexion et d’analyse, comme idéalité mathématique si l’on préfère.

S’engager dans le processus de bouleversement intellectuel qu’implique l’entrée dans la culture écrite, en affronter les obstacles, les surmonter, et recommencer : tout cela suppose une mobilisation des ressources intellectuelles, et donc une tension des forces psychiques, bref un fort et persévérant désir d’apprendre. Mobilisation intellectuelle, tension psychique : l’un ne va pas sans l’autre.

Au long de l’histoire de l’institution scolaire, les appels à consentir les efforts nécessaires pour apprendre ont pu revêtir une forme plus ou moins coercitive. L’école joue aujourd’hui une carte plus proche de la séduction, cherchant mille moyens de susciter et entretenir la « motivation » de l’élève. Dans un cas comme dans l’autre, la préoccupation de l’institution semble se polariser bien davantage sur la volonté d’apprendre des élèves que sur les conditions les plus propices à la mobilisation de leurs ressources d’intelligence. Il ne suffit pourtant pas de vouloir apprendre ou de désirer comprendre. Encore faut-il pour y parvenir disposer des moyens proprement intellectuels de l’apprentissage et de la compréhension. On ne saurait soupçonner Champollion d’avoir fait preuve d’une motivation insuffisante dans son entreprise de déchiffrement des hiéroglyphes : celle-ci n’aurait pu cependant aboutir s’il n’avait disposé des textes gravés sur la pierre de Rosette. Quelques années plus tard, c’est en constatant que ses étudiants hollandais avaient appris le français sans l’aide d’aucun maître que Joseph Jacotot a fait de l’idée que « l’on apprend jamais que par soi-même » la pierre angulaire de sa pédagogie du « maître ignorant ». Mais l’on ne saurait oublier que si ces jeunes hollandais ont pu apprendre le français, c’est parce que leur maître Jacotot avait mis à leur disposition une version bilingue du Télémaque de Fénelon.

Comme tous les autres les apprentissages de l’école élémentaire supposent, de façon donc peu dissociable, la conjonction d’un ressort moral (une volonté d’apprendre maintenue dans le temps) et de moyens d’intellection adéquats. La conséquence est claire : si ces apprentissages se réalisent mal, difficilement, ou échouent, c’est que ces deux conditions ne sont pas réunies.

Énoncée ainsi, cette proposition peut paraître banale et consensuelle à peu de frais. La recherche d’Yves Labbé invite à constater qu’il n’en est rien. Car la difficulté d’apprentissage peut faire l’objet de deux lectures bien différentes.

On peut d’abord mettre l’accent sur la difficulté objective inhérente, pour tous les élèves, à l’entrée dans la culture écrite et au passage de l’oralité à un rapport lettré au langage. Cette difficulté peut être plus ou moins accentuée, selon le milieu social et l’histoire intellectuelle de chacun, mais personne n’y échappe. De ce premier point de vue, le problème posé au système éducatif est d’une part d’aménager les cheminements intellectuels les plus propices au dépassement des obstacles ; et d’autre part, par l’échange avec les élèves et les formes les plus adéquates de conduite de classe, de permettre à chacun d’emprunter effectivement ces cheminements.

Il existe une autre façon de concevoir la difficulté d’apprentissage, qui ne la considère plus comme propre à la nature même des apprentissages, mais comme le fait de quelques-uns. Pour peu qu’elle perdure (et cela ne saurait manquer d’advenir, de par le caractère cumulatif de l’incompréhension scolaire…), les intéressés seront vite identifiés comme des « élèves en difficulté », et la source du problème, la « cause » de la difficulté, sera alors imputée à leur personne même. Dans cette seconde perspective, la prévention de l’échec des apprentissages ne passe plus d’abord par l’identification et l’aménagement des cheminements intellectuels les plus adéquats. Elle passe par l’identification des « élèves en difficulté » et de ce qui, dans leur personne, fait problème, de ce qui leur manque pour apprendre normalement, qu’il s’agisse d’un handicap psychologique ou médico-psychologique, socioculturel, linguistique… Le regard étant ainsi tourné vers l’élève comme personne à traiter, il se détourne inévitablement de tout questionnement à l’égard de ce qui, dans la logique intellectuelle de la démarche d’enseignement, n’a pas permis que l’obstacle soit surmonté.

A lire Yves Labbé, on mesure que cette seconde lecture de la difficulté d’apprentissage domine la culture scolaire française depuis le début du siècle dernier. Le chercheur a commencé à rassembler, à l’appui de cette hypothèse, toute une série d’indices convergents. Ainsi de la mise à part, sinon à l’écart, des élèves en difficulté : « anormaux » (tenus néanmoins pour éducables) dans les classes de perfectionnement de la Troisième République, puis réintégrés par la Cinquième et pris en charge, sortes d’exclus de l’intérieur, dans les classes d’adaptation, GAPP, RASED, et toute une gamme d’institutions et soignants périscolaires. Ainsi des multiples formes que revêt la psychologisation de la difficulté intellectuelle dans la pratique quotidienne des classes, dans les procédures d’affectation des élèves en difficulté aux instances de remédiation, dans le fonctionnement même, symbolique et pratique, de ces dernières. Ainsi encore, et c’est peut-être le plus frappant, de la conséquence majeure de la personnification des ratés d’apprentissage : l’absence, dans la culture scolaire française, de toute tradition d’investigation des sources proprement intellectuelles de ces ratés.

Cette absence se manifeste à tous les niveaux de fonctionnement de l’institution scolaire, ce qui marque bien son caractère très structurel. La lecture des rapports de l’inspection générale d’un côté, le dépouillement de la presse syndicale de l’autre (jusqu’aux années 1980) conduisent le chercheur à la même conclusion : tout au long du siècle dernier, les protagonistes essentiels de l’institution scolaire ont considéré la difficulté d’apprentissage comme le fait de personnes en difficulté et ils se sont intéressés aux meilleures façons de traiter ces dernières ; mais, à défaut de tenir les ratés de l’apprentissage pour un processus intellectuel « normal », ils n’ont guère songé à en explorer les mécanismes. Ils savent ce que sont les bonnes façons d’enseigner, les argumentent, les imposent ou les défendent ; mais ils n’interrogent jamais les limites d’efficacité de dispositifs pédagogiques ou de procédures de remédiation qui ont été tour à tour présentés, depuis un siècle, comme la meilleure façon de faire qui se puisse concevoir. Comme si l’existence d’élèves en difficulté ne pouvait d’aucune manière dépendre de la pertinence des pédagogies pratiquées.

Et ce qui se dégage de l’histoire de l’institution se vérifie dans les pratiques quotidiennes de classe : aujourd’hui comme hier, les enseignants sont bien plus enclins à s’appuyer sur l’intervention des bons élèves pour animer la classe et faire avancer leur cours qu’à nouer le dialogue avec les élèves en difficulté pour interroger la logique de l’erreur ou les conditions de l’incompréhension. Et, ce faisant, ils sont en phase avec l’institution. D’une part, comme le notent Élisabeth Bautier et Patrick Rayou, « un des points aveugles de [leur] formation concerne notamment les processus d’apprentissage des élèves. Il est particulièrement à l’œuvre dans les difficultés des enseignants à analyser celles des élèves, à en interpréter les origines, donc à penser les aides efficaces » [1]. D’autre part les pédagogies « actives » telles qu’elles sont conçues et prônées aujourd’hui suspendent l’avancée des séquences d’enseignement à la « découverte » des savoirs par les élèves ; elles incitent du même coup à donner la parole en priorité à ceux qui comprennent vite, et laissent inévitablement peu de place, dans l’animation de la classe, pour l’échange et la réflexion collective sur les difficultés d’apprentissage éprouvées par les autres.

On le voit, c’est à la fois un champ de recherche considérable, et un dossier crucial pour l’avenir de notre système éducatif et la démocratisation de l’accès à la culture écrite, que l’ouvrage d’Yves Labbé nous invite à explorer.