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De l’éducabilité universelle

jeudi 10 juin 2010, par Janine Reichstadt

La réussite de tous les élèves est-elle un objectif irréaliste ? Une des caractéristiques de la « Lettre aux éducateurs » de Nicolas Sarkozy réside dans la rhétorique de la séduction attrape-tout destinée à jeter le trouble sur une politique de l’école particulièrement réactionnaire au sens le plus littéral du terme.

Mon objectif ici est d’insister sur un aspect particulièrement dangereux de cette politique. Comme ce fut le cas dans un passé récent, vouloir imposer la méthode syllabique, dans le cadre de la politique du socle commun, peut se faire sans ambitions élevées pour tous, car ce socle est défini par le décret Robien comme étant « ce que nul n’est censé ignorer en fin de scolarité obligatoire sous peine de se trouver marginalisé ». Se contenter d’éviter la marginalisation pour tout un pan de la jeunesse !…

Dessin de FredHem

Mais il y a plus. L’école aurait pour tâche d’offrir à chacun « les moyens de développer toutes ses facultés ». Loin d’être innocents, ces mots sont caractéristiques d’une logique idéologique confirmée par Valérie Pécresse et dorénavant par le chef de l’État. C’est celle qui considère que la mission de l’école ne serait pas fondamentalement de construire chez les élèves les capacités de s’approprier l’intelligence du monde, mais de développer les facultés qu’ils posséderaient déjà. La « Lettre aux éducateurs » le dit clairement : « Chaque enfant a une forme d’intelligence qui ne demande qu’à être développée », il s’agit de « donner à chacun le maximum d’instruction qu’il peut (je souligne) recevoir. » De fil en aiguille, on en arrive tout bonnement aux dons et au milieu familial… Exit la responsabilité de l’école.

Pour la ministre, la loi sur l’autonomie des universités est censée être « la première arme de la lutte contre l’échec universitaire ». « Les établissements participeront ainsi à l’orientation des bacheliers pour qu’ils fassent des choix adaptés à leurs talents (je souligne), leurs goûts et leurs acquis, afin d’éviter la sélection par l’échec. »

Cette idéologie de l’adaptation aux talents, à l’intelligence, aux goûts des élèves, supposés précéder et guider le travail de l’école et présider aux orientations, a pour fonction de justifier l’inégalité scolaire, l’apprentissage à quatorze ans « adapté » aux élèves d’origine populaire qu’on affuble de « handicaps socioculturels », la suppression de la carte scolaire et bien sûr la réforme-suppression du collège unique. La sélection par l’échec se transforme alors en autant de choix personnels qui ont le bonheur d’être adaptés aux talents des étudiants, des élèves ! Un bon fonctionnement de l’orientation devrait donc permettre d’en finir avec l’échec scolaire et les souffrances qu’il génère…

Il serait irresponsable de se détourner, de quelque façon que ce soit, des problèmes que rencontrent les enseignants devant les difficultés de nombreux collégiens, mais je pense qu’il serait tout aussi irresponsable de ne pas voir la nécessité d’un grand débat de fond sur cette question de « l’adaptation ». Une majorité d’enseignants pense que le collège unique n’est pas une bonne chose et que des élèves s’épanouiraient davantage dans des filières spécialisées, et une majorité également des professeurs des écoles débutants sont convaincus que la réussite de tous les élèves est un objectif inatteignable.

Or des recherches montrent que le principe d’éducabilité universelle, qui refuse de situer dans l’origine populaire des élèves une impossibilité d’entrer dans la culture écrite de haut niveau, est tout à fait réaliste : s’en emparer, les réfléchir, en discuter, devient urgent.

Il faut se battre contre la suppression massive des postes, contre la privatisation de l’école (n’oublions pas l’AGCS), et pour que les moyens soient à la hauteur de grandes ambitions pour tous. Mais face à un chef de l’État qui se permet de dire que « nul ne doit entrer en sixième s’il n’a pas fait la preuve qu’il était capable de suivre l’enseignement du collège », il va falloir se battre aussi pour obtenir un vrai débat (avec les moyens nécessaires) sur les raisons pour lesquelles trop d’élèves à ce jour ont des difficultés à l’entrée au collège… et au-delà.

(*) Dernier ouvrage publié, avec Geneviève Krick et Jean Pierre Terrail : Apprendre à lire - La querelle des méthodes (Éditions Gallimard, 2007).


Voir en ligne : L’Humanité