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Compétences : pour comprendre la formation d’un consensus politique

A propos d’un ouvrage de Angélique Del Rey

mardi 11 décembre 2012, par José Tovar

"À l’école des compétences", d’Angélique Del Rey, donne à réfléchir sur la genèse historique des transformations de notre système éducatif sous l’impact de la dite "Approche par compétences", et sur les conditions dans lesquelles s’est mis en place le consensus politique large qui règne aujourd’hui sur le principe du "socle commun".

Prof de philo, Angélique Del Rey participe à un stage IUFM en prévision d’une mutation en établissement spécialisé pour enfants handicapés ; elle découvre l’ « approche par compétences » à l’occasion d’une critique faite par son conseiller pédagogique. Choquée, elle décide d’essayer de comprendre ce qu’on attendait d’elle [1].

Le livre rend compte de sa découverte et de l’analyse de ce que recouvre le concept pédagogique de compétence dans le système éducatif français et dans la réalité de différents pays où il a été mis en œuvre. Son avis très critique sur la question étant de fait rapidement construit, l’auteure va analyser comment ce concept s’est progressivement imposé dans le système éducatif français et avec quels effets. Enfin, revenant sur les fondements de son éthique professionnelle et sur ce qui rend possible l’acte d’enseignement, elle termine par quelques propositions visant à redonner à l’école sa fonction éducative fondamentale.

Il ne s’agit donc pas, comme c’est le plus souvent le cas dans ce domaine, d’un ouvrage de chercheur avec toutes les garanties de scientificité qu’entraîne théoriquement ce label. Ici, point de statistiques montrant l’efficacité ou l’inanité de telle ou telle manière de mettre en œuvre une méthode pédagogique plutôt qu’une autre. Il s’agit de la restitution, à usage du grand public, d’une réflexion personnelle documentée, assumant sa subjectivité, de la part d’une praticienne analysant un problème dont elle découvre qu’il met en cause sa conception du métier et, au-delà, de l’être humain.

Des repères historiques socialement signifiants

Dans la première partie de son ouvrage, sous le titre « Vers une école plus démocratique ? », A. Del Rey, après avoir montré l’importance de cette conception de l’éducation imposée dans le système éducatif français ainsi que dans de nombreux grands pays développés (Québec, Argentine…), et ses effets nocifs, s’attache à en tracer la genèse et son contexte : la crise de l’emploi s’aggravant à partir des années 70, celle-ci est attribuée par le patronat à l’inadaptation de la main d’œuvre face aux nouvelles exigences de l’organisation du travail dans une économie de plus en plus mondialisée et soumise à une exigence de compétitivité. Cette donnée fondamentale converge, de fait, avec un autre élément contextuel déterminant : l’incapacité de l’école, dans la même période, à résoudre les problèmes que pose l’entrée massive dans l’enseignement long des jeunes issus des milieux populaires à partir des années 1965-70, l’échec scolaire massif d’une part importante de ces élèves alimentant et polarisant la réflexion sur le modèle de système éducatif hérité de l’histoire et notamment fondé sur l’étude de champs disciplinaires. Milieux patronaux et gouvernementaux convergent alors dans une mise en cause systématique de son « inefficacité », due à son inadaptation aux besoins d’une économie « moderne », beaucoup trop d’élèves sortant de l’école sans qualification ou avec des qualifications inadaptées par rapport aux emplois offerts sur le marché du travail et par voie de conséquence voués au chômage. D’où l’émergence d’une exigence politique historiquement nouvelle en direction de l’école : il faudrait concevoir un système de formation - générale et professionnelle - qui garantisse à chacun les bases de son intégration sociale par le travail et l’emploi. Aboutissement logique de ce processus : en 1997, l’OCDE [2], finalisant des travaux menés de longue date à l’échelle internationale, formalise un programme de réformes comportant comme axe essentiel la définition des « compétences clés » indispensables à tout individu pour « faire face aux défis de la vie et contribuer au bon fonctionnement de la société » ( p.31). C’est ce programme qui débouchera sur la stratégie dite « de Lisbonne » adoptée en 2000 par la Commission européenne, destinée à permettre la construction d’une « économie de la connaissance », et qui fera l’objet de recommandations en direction de chacun des pays de la communauté européenne. Sans grande difficulté, en l’espace de quelques décennies, la problématique utilitariste fondée sur les besoins de l’économie définis par les milieux patronaux se sera imposée à l’école au détriment de son ambition humaniste traditionnelle.

Del Rey estime que, vers la fin des années 1970, c’est pour l’essentiel la sociologie du travail qui aura fourni les outils théoriques pour penser une formation visant à une nouvelle conception des ressources humaines (p.71 et 72). À côté des savoirs dits « de procédé » (qualification fondée sur les connaissances), existent des « savoirs d’expertise » mis en œuvre par le travailleur, fondés sur l’expérience pratique, ainsi que des « savoirs de gestion » impliquant une capacité à « élargir son spectre de connaissances » en tenant compte des contraintes et des normes du travail. Cette analyse débouche sur une critique quasi systématique de la « logique de qualification » au profit d’un nouveau paradigme : celui de la « logique de compétences » fondé sur les « ressources cognitives, affectives et pratiques » du travailleur organisées en « savoirs, savoir-faire et savoir-être ». On parle alors du « capital cognitif », ou du « capital humain » cher aux DRH et à l’idéologie du « New-management ». Les questions posées ne sont pas sans intérêt puisque ces recherches, notamment animées par B. Schwarz et qui conduiront à la naissance de la VAE (validation des acquis de l’expérience), avaient à l’origine une visée véritablement progressiste, favorable au monde du travail : alors qu’il paraît évident, avec le recul de l’histoire, qu’un des objectifs du patronat visait à remplacer la logique de qualification, sur laquelle est fondé le droit du travail en France (et par suite tout le système des rémunérations), par celle de compétence, à la discrétion du chef d’entreprise [3]. L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on, mais la facilité avec laquelle cette « récupération » a pu être opérée au détriment du monde du travail pose à coup sûr quelques problèmes théoriques qui ne sont ici qu’effleurés.

Dans son exploration des modes de mise en œuvre de ce nouveau concept pédagogique au niveau scolaire, Del Rey met également l’accent sur l’effet produit par l’émergence simultanée d’une nouvelle conception de l’évaluation des résultats scolaires des jeunes. Dans un contexte de mondialisation de l’économie, une meilleure lisibilité des critères d’appréciation des compétences acquises par les élèves à l’issue de leur scolarité est exigée. Le mode d’évaluation traditionnel se traduisant par une note, jugé trop subjectif, a toujours fait l’objet de contestations diverses et de débats interminables notamment dans la foulée du mouvement de 1968 : il est aujourd’hui brutalement remis en question. Un nouveau système prend forme, se voulant fondé sur le qualitatif… et l’utilitaire : il prétend évaluer « dans quelle mesure chaque système éducatif permet aux jeunes d’acquérir les compétences utiles à la vie réelle » ( premier rapport PISA en 2000). En réalité la tendance à critiquer « l’empilement sans fin des savoirs disciplinaires » jugés inutiles et dépassés agite le débat pédagogique depuis plusieurs décennies et, sous la pression permanente des milieux patronaux, la tendance est à la recherche des moyens d’évaluer les « aptitudes cognitives » dont feraient preuve les élèves plutôt que le « niveau de connaissances » acquises.

Dans les formations délivrées par les IUFM, la mise en œuvre de ces nouvelles conceptions pédagogiques est alors articulée aux pédagogies dites « actives » (pp. 112-113), notamment la « pédagogie par objectifs » mise en œuvre depuis les années 1960 (p. 28) ; et à des modalités d’évaluation « formative » (cf. l’évaluation « diagnostique » en lycée en 1992, exemple des mathématiques p.29 ). Enfin, en 2004, le rapport Thélot insiste sur la nécessité de « formaliser un socle commun des indispensables » dont la maîtrise devrait être garantie à la fin de la scolarité obligatoire ; et un an plus tard, la loi Fillon inscrit la stratégie des compétences et du socle comme pédagogie officielle jusqu’au collège, coïncidant avec la fin de l’école obligatoire. L’objectif de la pédagogie étant l’adaptation du savoir à une situation-problème, « apprendre à apprendre » devient le véritable objectif des stratégies d’apprentissage mises en œuvre par l’enseignant, dans une visée déclarée émancipatrice et progressiste puisqu’il s’agit de permettre au futur travailleur de s’intégrer dans la « vraie vie ».

Un rappel des données et enjeux de ce débat – qui impliquait l’ensemble des acteurs du monde éducatif, y compris dans sa partie syndicale – aurait été ici bienvenu : il n’est malheureusement qu’esquissé. L’auteure rappelle pourtant qu’à la fin des années 1980 le rapport Bourdieu-Gros énonçait clairement le choix d’une démocratisation du système scolaire sur la base d’une conception nouvelle des contenus d’enseignement, l’accent étant mis sur les compétences plutôt que sur les savoirs (p.26). Ce rapport débouchera sur la création d’un "Conseil national des programmes" et l’élaboration d’une "Charte des Programmes" qui place au centre la notion de « compétence » (pp. 26-27). Les effets s’en feront sentir dans les programmes scolaires, notamment dans les enseignements scientifiques [4], mais surtout à l’école élémentaire [5] : réforme des programmes du primaire en 1995 qui sont réorganisés autour des compétences à acquérir au cours de chaque cycle ; puis ceux de 2002 énumèrent les compétences à acquérir dans chaque domaine d’activité [6]. Au passage, Del Rey remarque que les savoirs scolaires sont reformatés, réduits à des instruments utiles à affronter la vie moderne (exemple de l’anglais « langue de communication » [7]). Certains apprentissages peuvent même devenir inutiles et être supprimés (on se souvient de l’émotion créée par « l’oubli » des enseignements artistiques et de l’éducation physique dans la liste des compétences définissant le socle commun au collège lors de la réforme Fillon en 2005…), ou réduits à leur plus simple expression. Même la dimension affective des apprentissages (dans le cadre du « savoir être ») est colonisée par cette logique instrumentale !

Des interrogations stimulantes

Sur les pédagogies nouvelles…

Au fil de son investigation, Del Rey découvre que, de fait, cette démarche et la plupart des concepts qui la soutiennent sont directement hérités des « pédagogies nouvelles » et des « méthodes actives » initiées depuis plusieurs décennies par des pédagogues comme Freinet, Piaget, Neil, Vygotski, etc., dans une perspective émancipatrice. Ce phénomène de récupération /détournement spectaculaire, venant en complément à celui concernant la sociologie du travail, ne peut s’expliquer, nous dit-elle, que par l’efficacité éprouvée des dites pédagogies (pp. 112/-113). La question – redoutable – est posée brutalement : comment comprendre la facilité d’un tel détournement, au point que la démarche par compétences est aujourd’hui encore défendue par nombre de pédagogues progressistes en parfaite convergence avec les thèses patronales et les idéologues et politiciens les plus conservateurs, pour lesquels elle n’est pas un moyen, mais une fin en soi : formater et rentabiliser la ressource humaine… ? (p. 116).

Les éléments du puzzle sont désormais en place et le sens des transformations en cours devient plus lisible. Une entreprise relativement consensuelle de transformation fondamentale du système éducatif hérité de l’humanisme des lumières et de l’histoire nationale est en cours, et c’est ce caractère consensuel qui en fait toute la force politique. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que le projet aujourd’hui porté par le gouvernement socialiste s’inscrive, sur cette question, dans une continuité parfaite avec la politique suivie par ses prédécesseurs de droite !

De fait, la seconde partie du livre intitulée, selon la formule empruntée au philosophe Deleuze « La déterritorialisation de l’éducation », est consacrée à l’analyse de cet apparent paradoxe. Et c’est peut-être là que réside l’intérêt majeur de cet ouvrage.

Première explication avancée : le contexte ayant changé, les éducateurs, par manque de formation et d’information, n’ont rien vu venir et se sont raccrochés à des idées perçues comme fondamentalement progressistes car susceptibles de les aider à résoudre le problème lancinant de l’échec scolaire persistant malgré la succession de réformes mises en œuvre (p. 115). Facteur facilitant : la polysémie du terme « compétences » entretient toutes les confusions, chacun s’interrogeant sur son sens réel et l’arrangeant à sa sauce et, du coup, contribuant à populariser l’intérêt supposé de la méthode. L’explication peut sembler simpliste, voire méprisante pour les pédagogues ici mis en cause. Il aurait sans doute été préférable de s’interroger sur les fondements théoriques des stratégies éducatives développées au nom de l’éducation nouvelle, ce que Del Rey ne fait qu’effleurer [8]. C’est qu’elle ne se pose pas en pédagogue, mais en philosophe.

En réalité, la source de toutes les dérives réside, selon Del Rey, dans une conception déshumanisée de la société impliquant une analyse faussée de la réalité de l’acte éducatif proprement dit et du rapport de l’élève au savoir qu’elle désigne par le néologisme emprunté au philosophe G. Deleuze de « déterritorialisation de l’éducation » (p. 165). L’approche par compétences - qui présente l’élève comme co-auteur de ses apprentissages - inviterait en fait l’enseignant à considérer celui-ci comme un « ensemble de lois à manipuler » car l’objectif principal de l’éducateur n’est plus la transmission d’un savoir nouveau, mais « la maîtrise du processus cognitif d’apprentissage » (p. 116). Dans cette conception, le « désir d’apprendre » que les pédagogues progressistes s’échinent à encourager, voire à susciter, n’est plus qu’une illusion technocratique, car l’élève n’est plus considéré comme un être humain traversé d’affects (le désir d’apprendre étant lié à une infinité de conditions liées au contexte et à sa personnalité propre), mais « une représentation du petit d’homme à éduquer de plus en plus abstraite, vide, passive et sérialisée ». « Désirer apprendre » devient ainsi une compétence à acquérir par un « homme sans qualités » [9] qui « fait de l’autonomie de l’élève un instrument actif de son propre conditionnement », à partir de critères déterminés par d’autres que lui.

Sur l’acte éducatif et ses conditions de faisabilité

Autre piste évoquée : la réussite même de l’enseignement par compétences prouverait au moins qu’il s’agit d’une méthode plus proche du fonctionnement réel du processus cognitif d’apprentissage (s’agissant notamment du phénomène des transferts de connaissances d’un domaine à un autre) que la méthode traditionnelle de transmission d’un savoir (désignée par la formule caricaturale de « cours magistral »). Y aurait-il dès lors des enseignements positifs à en tirer ? Hypothèse récusée : « Le processus réel d’apprentissage est à l’opposé d’une acquisition de compétences a priori abstraitement définies pour répondre à une situation abstraitement modélisée. Dans ce cas, ce sont les compétences exigibles qui déterminent ce qu’il faut apprendre. Au contraire, l’organisme produit ses compétences en articulant ses comportements propres à des situations inédites, concrètement vécues, en faisant appel à des savoirs jusque-là inutilisés, mais déjà construits pour atteindre d’autres objectifs (exemple des neurones « non spécialisés », emprunté à la neuropsychologie, p. 122). « La démarche de l’apprentissage par compétence consistant à construire des situations modélisées en vue de faire émerger les compétences souhaitées est purement idéologique » : c’est « un formatage idéologiquement produit, qui nie les contradictions et conflits inhérents à la condition humaine pourtant générateurs de progrès » (pp.171-172). Il s’agit davantage « d’inculquer des comportements que de favoriser l’accès à des savoirs nouveaux ». L’éducation est réduite à une « acquisition cumulative de compétences utiles. C’est la robotisation de l’esprit sur le modèle de l’ordinateur, le contraire même de l’intelligence et de l’esprit critique ». Conclusion : au nom de l’émancipation pédagogique, on fait exactement le contraire : on normalise. « C’est en utilisant les pédagogies actives à partir d’une vision abstraite de l’humain (sans qualités) et techniciste de son éducation (la pédagogie par objectifs utilitaires) que le processus de fabrication/ gestion des ressources humaines a pris le pas sur celui de l’émancipation par l’éducation » (p.120) (voir l’exemple de la récupération de Bourdieu p. 152).

Crise de société et perte du projet humaniste

Contre l’utilitarisme déshumanisant

L’auteure analyse la crise de l’école comme le produit d’une crise de société et, au cœur de cette société, une crise des valeurs de liberté et d’égalité qu’elle promeut (p. 186). Elle interroge l’approche utilitariste de l’éducation par opposition à une conception plus classique de l’école que résume la formule empruntée à A. Prost et qu’elle reprend à son compte : (« Instruction, diffusion de savoirs et de savoir-faire intellectuels, partie intégrante d’un processus de socialisation qui le dépasse et dont l’importance est sans doute plus grande ») [10]. Or « le système actuel consiste à nier les effets de normalisation de l’école en se réfugiant derrière un objectif difficilement contestable d’efficacité économique ». Mais « en croyant s’adapter à un monde de rivalités, on le construit ». Toute la partie centrale de l’ouvrage est ainsi consacrée à la description des effets dévastateurs de la notion de compétence se substituant à celle de savoir, tant sur le système éducatif que sur les individus : « L’homme sans qualités n’est plus un homme. Il n’est plus en mesure de fonder nul humanisme, car trop déterritorialisé » (p 187).

Pour une autre école, une autre conception du métier d’enseignant

Pour Del Rey, une autre école est pourtant possible, fondée sur la relation directe entre l’élève et les savoirs, l’enseignant jouant son rôle traditionnel de « passeur », mais renouvelé en fonction des conditions nouvelles qu’imposent les évolutions sociales et culturelles : « transmettre implique une confrontation avec les défis situationnels, avec la réalité dans laquelle il nous est donné d’enseigner »(p. 243). Les solutions aux problèmes rencontrés « relèvent toujours de la création, et sont donc toujours situationnelles » (p 205). Il faut privilégier l’« agir local », cette démarche s’appuyant sur une posture d’enseignement de « non-savoir » a priori, car « l’attitude de non-savoir permet d’assumer les conflits et d’inventer les réponses situationnelles aux questions qui se présentent » (p 211). La posture est clairement définie : face aux difficultés de la transmission culturelle dans une société qui valorise l’immédiateté sans mémoire, il faut relever le « défi du réalisme » que posent les tenants de l’école des compétences. Cette posture entraîne Del Rey à quelques considérations discutables sur l’apprentissage du métier d’enseignant et le métier lui-même. Évoquant le désarroi de l’enseignant face à des élèves qu’il ne comprend pas dans le film de L. Cantet Entre les murs, elle se pose la question « Mais où est donc le métier de cet enseignant ? ». Vient alors la question qui fâche : « Quand on pense à l’importance prise depuis une quarantaine d’années par les sciences de l’éducation… on ne comprend plus comment autant de savoirs accumulés, autant d’expériences pédagogiques innovantes aboutissent à une telle désorientation et à une telle solitude de l’enseignant sur le terrain » (p. 223).

On se permettra, de ce point de vue, de renvoyer l’auteure à notre remarque précédente (cf. supra note 7) sur le rôle idéologico-politique joué dans la même période par les mouvements pédagogiques et d’éducation populaire que manifestement elle ignore ; de même qu’elle semble ignorer l’acuité des multiples luttes menées ces dernières décennies par le mouvement syndical, notamment pour obtenir des gouvernements successifs les moyens matériels et humains permettant une prise en charge plus efficace des élèves issus des milieux populaires. Visiblement peu au fait des problématiques ayant été au centre des enjeux concernant notamment la formation des enseignants, elle valorise un pragmatisme fondé sur l’expérimentation : « Lorsqu’un enseignant apprend son métier, ce que lui renvoie sa pratique lui permet de développer sa connaissance, d’imaginer des dispositifs nouveaux, des pratiques nouvelles, puis de les expérimenter… et si ces expériences se soldent par des « erreurs », alors il inventera de nouvelles manières de faire, et ainsi de suite » (p 213)… Ce faisant, elle ne se fait pas d’illusions : « démultiplier les expériences ne garantit pas le changement » (p 216). Pour elle, l’essentiel réside dans une posture d’humilité et d’ouverture fondée sur la conviction qu’il n’existe pas de solution toute faite, mais « une multiplicité de réponses apportées à la crise telle qu’elle se reflète en situation » qu’elle nomme la « puissance d’agir local » dans des établissements scolaires conçus comme de véritables « laboratoires » (p 245).

Pour une école reterritorialisée

Cette conception de la formation des enseignants fait l’objet de longs développements dans la dernière partie du livre (chap. 9) : la « reterritorialisation » de l’éducation, conçue comme seule solution susceptible de redonner au système éducatif sa capacité à « faire société » et à « affronter avec réalisme les problèmes de l’école aujourd’hui ». Le concept de « territoire » est ici décrit et analysé dans son sens global, la personnalité de l’individu-élève étant prise en considération dans son contexte d’établissement scolaire, mais aussi dans son environnement social, économique et culturel, c’est-à-dire tout ce qui façonne au jour le jour ses « affinités électives », ses comportements, sa relation aux savoirs que l’école prétend lui transmettre. A. Del Rey estime qu’il faut en finir avec l’idéologie de « l’élève au centre » qui caractériserait l’école d’aujourd’hui, pour aller vers une politique du « territoire au centre », car « les comportements de l’animal humain ne sont compréhensibles que dans un rapport au territoire », et que seule la prise en compte effective de cette singularité peut « permettre que des perceptions, des techniques, des savoirs, des valeurs se transmettent tout en se transformant ». Il faut « s’appuyer sur les affinités électives des élèves pour développer des connaissances pour tous, des solidarités, s’appuyer sur leurs vécus ou leurs problèmes pour développer questionnements et débats, mais encore déployer les conflits afin de relever les défis qu’ils contiennent » (p. 257).

Il est à craindre que la posture ici décrite ne renvoie, en fait, tout bonnement à la problématique classique consistant à rechercher la motivation des élèves dans leur vécu quotidien (« le monde que je connais »). Consciente des faiblesses potentielles qu’elle implique l’auteure écarte l’objection comme non pertinente car « la situation d’éducation fonctionne « organiquement » : « la vie de la classe renvoie à la vie des élèves, qui renvoie à la vie du quartier, qui renvoie à la vie de la société, qui renvoie à celle de la nature » (p. 245). Ainsi la boucle est bouclée, point n’est besoin de préparer les élèves à l’insertion dans le monde du travail, comme veut le faire l’école des compétences : « la finalité de l’école est en soi » car « le monde n’est pas ailleurs, il est ici » et l’action éducative consiste à « transformer le monde plutôt qu’à s‘y adapter ».

Conclusion

On l’a dit au début, l’originalité de ce livre, qui en fait l’intérêt, est d’être en quelque sorte le récit commenté d’une découverte, celle de la mise en place progressive (et de ses effets), au cours de ces dernières décennies, d’un système éducatif en profonde mutation à partir de facteurs convergents : l’influence grandissante du courant réformateur de l’éducation nouvelle d’un côté, les exigences issues des transformations de l’économie et de la sociologie du travail de l’autre. C’est sur cette situation que viendront se greffer les effets de la réforme Berthoin qui permettra, à partir des années 1960 à la grande masse des enfants des milieux populaires d’accéder à l’enseignement secondaire. On connaît la suite : émergence du phénomène de l’échec scolaire et réponse par la stratégie de l’approche par compétences et, ajoute A. Del Rey, transformation de l’éducation nationale en « fabrique des ressources humaines » au service d’une économie mondialisée dans une société en crise, déshumanisée.

La démonstration est convaincante malgré ses insuffisances, qui tiennent à une posture qui reste principalement une posture d’observatrice. La réflexion sur l’alternative qui la prolonge cependant à travers la proposition de « reterritorialisation de l’éducation », bien qu’elle ne soit qu’esquissée, ne peut que nous satisfaire, dans la mesure où elle affirme comme principe de base pour l’école la restauration de sa fonction première de transmission de savoirs avec, comme méthode, la multiplication sans a priori dogmatiques des situations d’expérimentations et de recherches pédagogiques, et les allers-retours entre théorie et pratique qui les feront vivre. Tout un programme, en quelque sorte, pour repenser la formation des enseignants aujourd’hui en débat…


[1Angélique Del Rey, À l’école des compétences, La Découverte, Paris, 2010.

[2OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Économique. Elle regroupe la quasi-totalité des pays industrialisés, produisant de nombreuses études et enquêtes à destination des pays et organismes affiliés, parmi lesquels le Conseil de l’Europe.

[3Sur cette question, lire La nouvelle école capitaliste de C. Laval, F. Vergne, P. Clément et Guy Dreux (La Découverte, Paris 2011) qui reste l’ouvrage de référence.

[4À dire vrai, le processus avait déjà été largement initié dans l’enseignement professionnel, notamment à la suite des accords sur la Formation Continue de 1971 qui entraîne une démultiplication des collaborations entre l’école et l’entreprise. La création du Bac Pro en 1985 fait de l’entreprise, à travers des stages, des conventions de jumelage, le développement des GRETA etc., un partenaire de l’école à part entière. Le développement rapide à ce niveau de la pédagogie des compétences se comprend aisément puisqu’il s’agit d’une notion importée du monde de l’entreprise !

[5Dès 1989, des listes de compétences à acquérir sont publiées, à côté des programmes.

[6On comprend mieux, du coup, l’origine et la nature des clivages qui, sur cette question, divisent les milieux pédagogiques et éducatifs selon leur proximité avec le premier degré ou le second degré.

[7La commission Thélot recommandait l’anglais comme la compétence en langue étrangère indispensable pour « affronter la vie moderne ». « Pas l’anglais de la culture anglaise, non, mais un anglais « international, de type commercial, utilitaire, l’anglais de la science, de la culture-divertissement… un anglais « dé-territorialisé ».

[8On notera au passage que A Del Rey oublie totalement de signaler, dans son analyse du processus de propagation de la théorie des compétences dans l’éducation, le rôle décisif joué par la Ligue de l’Enseignement et les nombreuses associations pédagogiques et d’éducation populaire qu’elle influence directement. Rappelons donc rapidement quelques faits. En juin 2005, la Ligue de l’enseignement publie en effet, à la suite d’une réflexion officiellement entamée depuis son appel de 2000 intitulé « l’École que nous voulons » un projet éducatif intitulé « Refonder l’école pour qu’elle soit celle de tous ». Les termes et enjeux du débat sur les compétences y sont réaffirmés. On y trouve ainsi cette déclaration : « Les programmes normatifs, détaillés et encyclopédiques sont remplacés par des référentiels nationaux de compétences inter-et pluri-disciplinaires »… « Des programmes nationaux devraient définir le minimum culturel commun, c’est-à-dire le noyau de savoirs et de savoir-faire fondamentaux que tous les citoyens doivent posséder »… Sous l’intitulé « Les méthodes : apprendre, toujours… mais comment ? » s’ensuivent toute une collection de citations sur les méthodes pédagogiques les plus adaptées à cette conception nouvelle de l’éducation, tous les auteurs cités étant des référents de « l’éducation nouvelle » portés par les mouvements d’éducation populaire (Cousinet, Claparède, Wallon, Piaget, Freinet, etc. La visée stratégique est sans ambiguïté : « L’histoire, les pratiques et l’enracinement laïques des mouvements d’éducation populaire font de ces derniers les acteurs privilégiés d’une approche éducative globale ». Depuis lors, ce programme est décliné, commenté, enrichi par la plupart des acteurs pédagogiques en partenariat actif avec deux organisations syndicales (le SE-UNSA et le SGEN) auquel se joint de plus en plus souvent le SNUIPP-FSU et la FCPE. (cf. l’Appel de Bobigny d’octobre 2010).

[9La terminologie est empruntée à Robert Musil, la notion de « qualité » renvoyant à celle de « désir ». A. Del Rey parle, elle, de « surfaces d’affectation » mêlant des besoins physiologiques primaires ( j’ai froid ; j’ai faim…) ou plus socialisés (je m’ennuie ; … ) à ce qu’elle nomme les « affinités électives » dont chaque individu est porteur dans sa personnalité profonde (j’aime la musique ; … ).

[10Citation rapportée : A. Prost in Histoire de l’enseignement et de l’éducation depuis 1930, Perrin, Paris 1981.