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« Présence attentive », philosophie et école

samedi 2 mars 2019, par Serge Cospérec

Une collègue m’a opportunément signalé un numéro de la revue Spirale (n°62, 2018) dont le dossier thématique est le suivant : « Pratiques de philosophie et enseignement moral et civique à l’école primaire : quelles articulations (Belgique, France, Québec, Suisse) ? ». J’ai d’abord consulté distraitement le sommaire jusqu’à ce que j’aperçoive un article au titre aussi étrange que pompeux : « Le rôle potentiel de la présence attentive et de la philosophie pour enfants dans le développement de l’autodétermination chez des élèves du primaire » par Catherine Malboeuf-Hurtubise, David Lefrançois et Geneviève Taylor.

Intrigué par ce qui m’est tout de suite apparu comme une variante des pratiques de « bien-être à l’école » (analogon des pratiques de « bien être en entreprise »), j’ai lu le résumé de l’article :

« Afin de s’acquitter de sa mission, l’école québécoise doit s’assurer du développement psychosocial optimal et de l’autodétermination de ses élèves. La pratique de la présence attentive a récemment fait l’objet d’une attention soutenue en recherche et se veut très prometteuse pour favoriser l’autodétermination des jeunes. Dans un même ordre d’idées, l’implantation d’ateliers de philosophie pour enfants gagne également en popularité en milieu scolaire. En s’appuyant sur la théorie de l’autodétermination et les recherches en psychologie existentielle, cet article propose d’explorer les cadres théoriques pertinents à l’application de la présence attentive et de la philosophie pour enfants auprès d’élèves du primaire, ainsi que les contextes dans lesquels ces deux pratiques ont été appliquées au Québec. »

Tout un programme. J’avais au moins deux raisons d’aller voir de plus près ce que pouvait être la « présence attentive ». Première raison : mon intérêt zététique pour les formes contemporaines de l’obscurantisme, notamment toutes les fumisteries vaguement spiritualistes à l’image des élucubrations sur la « conscience quantique » ou « le champ morphogénétique de l’âme » de Aird Kishori et de tant d’autres charlatans contemporains « spécialistes » de « la pleine conscience ». Deuxième raison, une double inquiétude concernant l’école : la grande perméabilité du milieu enseignant (comme les classes d’un niveau supérieur d’éducation) aux billevesées de cette espèce et les tentatives d’intrusion dans l’espace scolaire d’officines cherchant à vendre leur camelote spiritualiste sous couvert du « bien-être à l’école », de l’écoute », « de la bienveillance », voire de « dialogue « interreligieux ».

De l’entreprise à l’école

Les pratiques de « présence attentive » (mindfulness) sont très en vogue chez les gourous du développement personnel ; elles intéressent aussi de plus en plus les « entrepreneurs » : « la mindfulness peut-elle faire de vous un meilleur leader ? » demande-t-on. On soutient des thèses de doctorat sur le sujet , on organise des séminaires.

Ces nouvelles pratiques sont caractéristiques de l’idéologie du new management. Je me permets sur ce point de renvoyer aux analyses de la clinique du travail sur les conséquences des nouveaux modes d’organisation du travail dans les entreprises, sur la « psychologisation » des troubles (stress, burnout, suicide) résultant de l’organisation même du travail et le traitement du « mal être » des employés par l’intervention de divers spécialistes du « management bienveillant, positif », de coachs en développement personnel, etc. Je pense aux travaux de Yves Clot, pour la critique de la notion de « risque psychosocial », aux analyses de Vincent De Gaulejac sur « le capitalisme paradoxant » et « la société malade de la gestion » et celles de Christophe Dejours sur « la souffrance au travail ».

La « présence attentive » (mindfulness) est le nom francisé à la mode québécoise de ce qui s’est répandu ces dernières années sous l’appellation de « pleine conscience » ou « méditation pleine conscience ». Cette mode managériale séduit les « top managers » soucieux d’augmenter l’efficacité au travail d’employés pressés comme des citrons et de plus en plus sujets à des maladies « psycho-sociales » (épuisement professionnel, décompensation, suicide, etc.). Le « Mindfulness et management » est, par exemple, l’un des « trois grands axe » de recherche de la « Grenoble École de management » [sic] ; il s’agit de comprendre « le fonctionnement de la mindfulness, sa possible application à l’entreprise et ses impacts en matière de bien-être, de régulation des relations managériales et de création de richesses » ; les deux autres axes sont la « paix économique » (« en quoi les acteurs de l’économie peuvent devenir des contributeurs à la paix sociale et au mieux vivre ensemble, grâce à des entreprises humaines, performantes et durables » et « Stress, bien-être et développement managerial » (« améliorer la gestion préventive du stress et la prise en compte du bien-être au travail au bénéfice des employés et de la performance de l’organisation ». Novlangue typique d’un monde orwellien, où le Ministère de la Guerre (économique et sociale) devient celui de la Paix, ou la Bienveillance désigne la manière de faire accepter aux salariés la Maltraitance, et où la Présence attentive désigne toutes les techniques qui permettront d’augmenter la « présence » de l’employé à sa tâche, en dépit de son stress, de sa fatigue ou de son désintérêt pour un travail de plus en plus privé de sens.

Les tentatives pour introduire dans l’espace scolaire les pratiques de « pleine conscience », de « présence attentive » devraient donc alerter. Elles se font plus pressantes ces dernières années par le biais, le plus souvent, des préoccupations relatives au « climat scolaire ». On pouvait s’y attendre, c’est l’air du temps : s’il y a de la violence dans les établissements scolaires, des « incivilités », des élèves agités, indisciplinés, atteints de divers symptômes divers (hyperactivité, déficit d’attention, dépression, etc.), le remède est tout trouvé : non pas réfléchir sur l’école, son organisation et son fonctionnement, mais pratiquer le yoga, la relaxation, la « méditation pleine conscience » ou, désormais, « la pratique de la présence attentive » « en philosophie ». Nul doute que nos élèves, décidemment plus « zens », sauront se détacher d’un univers scolaire dominé par la concurrence, la sélection, le tri, la ségrégation. Finalement, nous avons le choix : ritaline ou « présence attentive » ?
Mais qu’est-ce au juste que la « présence attentive » (mindfulness) ?

Le lecteur français dispose heureusement d’un guide très récent (2016) « La présence attentive (mindfulness) : État des connaissances théoriques, empiriques et pratique » de Simon Grégoire, Lise Lachance et Louise Richer, publié par les presses universitaires du Québec (pays où s’est également développée, en philosophie, cette nouvelle « pratique »).

Nous y apprenons que les « interventions basées sur la présence attentive (IBPA) sont utilisées depuis plus de trente ans » et que « selon J. W. Thompson, une des firmes de marketing et de communication les plus connues mondialement [sic], la présence attentive constitue l’une des tendances qui influenceront le plus la société dans les années à venir » (assurément une garantie de sérieux). Nous mesurons notre coupable ignorance lorsque nous découvrons que « parmi les IBPA, les plus étudiées sont le programme de réduction du stress basé sur la présence attentive (MBSR ), la thérapie cognitive basée sur la présence attentive (MBCT ), la thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT ) et la thérapie comportementale dialectique (DBT ) ».

Quelle est la « clientèle cible » du « programme de réduction du stress basé sur la présence attentive » (MBSR) ? « Le programme MBSR a été développé pour aider les gens à mieux faire face au stress ». À ce compte, les élèves français sont certainement d’excellentes cibles puisqu’ils figurent parmi les plus « stressés » du monde.

Une session de MBSR comprend plusieurs ateliers qui permettront de « développer une plus grande conscience [du] corps, pour ensuite favoriser le développement d’une conscience accrue [de] l’esprit », accompagnés de diverses « activités expérientielles comme manger et respirer en présence attentive » ; les « cibles » seront initiées « au balayage corporel et à la méditation assise », à « l’acceptation du bavardage naturel de l’esprit (le blabla intérieur ou la discursivité de l’esprit) » [sic], mais aussi « au yoga, à la méditation assise et à la méditation marchée » pour « prendre conscience du lien étroit qui unit le corps et l’esprit ».

On apprend encore qu’une « journée en silence » « entre les ateliers 6 et 7 » permettra de présenter une nouvelle technique « la méditation de bienveillance » qui « vise à amener les participants à reconnaître les qualités d’amour, de compassion, de gentillesse, de chaleur et de bienveillance qui existent déjà en eux et chez les autres [et] vise le développement de la compassion envers soi et les autres ». On comprend mieux le succès de ce genre de « programme » dans les écoles privées au caractère religieux nettement affirmé, au Québec, comme en France.

Enseignement ou thérapie mystique ? Professeur de philosophie ou gourou ?

Le programme MBSR définit également le rôle de « l’intervenant » : « les intervenants transmettent la philosophie du MBSR en étant eux-mêmes des modèles, par l’intégration de la présence attentive dans leurs propres vies » : « l’intervenant n’accompagne pas l’autre avec son autorité ou son expertise, mais avec son propre vécu : de façon authentique ». Ainsi, « la direction du Center for Mindfulness de l’Université du Massachusetts, qui est responsable de la certification d’intervenants MBSR, estime qu’il est essentiel de maîtriser les enseignements de Bouddha basés sur la pratique personnelle de la présence attentive et la sagesse plutôt que sur la théorie » : « comme intervenant, le but n’est donc pas de transmettre tous les enseignements bouddhistes pendant les ateliers, mais de les personnifier, de les incarner à travers des gestes et des attitudes ».

Il n’est guère besoin d’en dire plus, on a compris la direction. Contre quoi il sera bon de rappeler que tout cela est contraire à la laïcité qui interdit aux enseignants d’intervenir sur les consciences pour imposer on ne sait trop quel « modèle de sagesse », fût-il d’inspiration bouddhique, et encore moins de s’improviser « thérapeutes », même des âmes. Bien entendu les prometteurs de ce genre de pratique protesteront immédiatement en insistant sur les bienfaits psychologiques et sociaux (le fameux « vivre ensemble ») de pratiques tout à fait laïques de relaxation, de méditation, fondées sur quelques exercices de respiration et de concentration. Ce qui mérite tout de même d’être interrogé : pourquoi en est-on là, aujourd’hui, dans l’école ?

On rappellera à nos gourous qu’en tant qu’enseignant, on ne saurait confondre la philosophie avec un « art d’être heureux », une « promesse de paix et de bonheur » ou un narcoleptique (l’exode dans le néant du nirvana). On citera ici Pascal Engel :
« La philothérapie n’est pas simplement une escroquerie (au moins intellectuelle) au même titre que certains courants de psychanalyse sauvage ; bien qu’elle prétende renouer avec l’idéal antique de la philosophie comme art de vivre, elle s’oppose totalement à l’idéal traditionnel de la philosophie, qui est celui des Lumières : apprendre à penser (et non à panser) par soi-même, ce qui ne peut s’atteindre que si l’on acquiert certaines connaissances et une culture de la réflexion et de la discussion, qui passe aussi par l’apprentissage d’un savoir, qu’il soit de textes, de problèmes ou d’arguments. »

Pour le dire autrement, les exercices et apprentissages de philosophie à l’école ne sont et ne peuvent être spirituels (au sens des diverses théosophies et de leurs avatars post-modernes) ; ils ne peuvent être qu’intellectuels, comme le sont les exercices en mathématiques, en physique, en biologie, en histoire, en sciences économiques et sociales, etc. Si la philosophie est une pratique, c’est une pratique d’un certain genre, celui qui consiste à prendre au sérieux les exigences d’une pensée critique ; un « sport de l’esprit » selon Valéry (cité par Jacques Bouveresse dans son article De la philosophie considérée comme un sport ) :

[…] Il y a deux sortes d’enrichissement de l’homme : on peut d’une part lui offrir de l’énergie physique, des moyens d’action, des valeurs positives qui diminuent ses efforts, améliorent sa vie, la prolongent, la divertissent. Mais on peut d’autre part, lui délier l’esprit, diminuer sa crédulité, accroître ses facultés de distinction et d’attention ; le mettre en garde contre les pièges du langage, tout en lui enseignant à s’en servir avec une précision, une liberté, une habileté accrue pour exprimer des relations plus complexes ; et tout ceci est une manière d’être plus maître de soi – plus maître de soi contre les entreprises d’autrui ; et plus maître de soi contre soi-même. »