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École commune : le projet du GRDS

jeudi 12 janvier 2012, par Jean-Pierre Terrail

Les inégalités d’accès aux bons parcours scolaires sont importantes – 50 points d’écart séparent les chances d’un enfant de cadre et celles d’un enfant d’ouvrier d’obtenir un bac général (72% vs 22%) – , et stables depuis les années 1950/60. Si les politiques néolibérales mises en œuvre de façon concertée, depuis dix ans, sous l’égide des « experts » internationaux, ne risquent pas de réduire les écarts, ce ne sont pas elles qui les ont créés [1].

Ces écarts constituent en réalité une dimension structurelle de l’école dite « unique », qui résulte de la généralisation à partir des années 1960 de l’accès de tous les élèves au collège. Toute entreprise aujourd’hui de démocratisation scolaire, dès lors, doit prendre ses distances non seulement avec les politiques néolibérales, mais aussi avec l’école unique elle-même. Et c’est bien, en ce sens, l’analyse critique des caractéristiques de cette dernière qui peut nous donner les clés d’un véritable processus de démocratisation.

La position du problème

La mise en place de l’école unique a permis une extension considérable des scolarités. Tous les milieux sociaux ont vu s’élargir sensiblement leur accès aux savoirs savants de la culture écrite. Ce bénéfice a pu masquer, pendant un temps, la persistance des inégalités sociales. Les annonces récurrentes de nouvelles mesures de lutte contre l’échec scolaire, l’instauration d’une politique de discrimination positive avec la création des ZEP, ont joué dans le même sens.

Les années 2000 marquent à cet égard un tournant. D’un côté il devient de plus en plus difficile de ne pas prendre acte de l’impuissance de l’école unique, discrimination positive ou pas, mesures de lutte contre l’échec scolaire ou pas, à réduire les inégalités. De l’autre l’échec scolaire de masse devient de moins en moins supportable. Parce que la demande de scolarisation dans l’enseignement supérieur est aujourd’hui extrêmement majoritaire dans tous les milieux sociaux [2]. Parce que cette attente sociale massive donne toute sa force à la mission républicaine de l’école : assurer une entrée réussie de tous les enfants dans la culture écrite. Parce que cette attente interpelle particulièrement les enseignants, qui ne peuvent trouver leur bonheur professionnel que dans la réussite des élèves. Au regard enfin du besoin social d’un très grand nombre de salariés dotés d’une qualification élevée, une qualification leur permettant de concevoir et d’assurer de nouveaux modes de développement économique, et l’essor d’une production économe de produits et services de haute qualité.

On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, qu’il soit devenu banal de parler d’une crise historique de notre système éducatif, et que l’école soit maintenant une grande question de société, qui se maintient sondage après sondage au tout premier rang des préoccupations de la population.

La loi Fillon de 2005 propose deux axes de réponse à cette situation. D’un côté il s’agit d’encourager les poursuites d’études longues, de façon à passer d’un peu plus de 20% à 50% de jeunes formés au niveau licence. A l’autre pôle, il s’agit de répondre à la question : « que faire avec les élèves en difficulté ? » On appelle à un recentrage sur les fondamentaux, pour rassurer les inquiétudes des familles, mais on n’accorde pas grand crédit à la possibilité par là de réduire vraiment l’échec de masse. C’est plutôt l’occasion de réorganiser les programmes et les procédures d’évaluation autour d’un nouveau principe, déjà largement appliqué dans d’autres nations, mais sans référence à quelque bilan de sa mise en œuvre, celui de la formation des « compétences ». Dans le prolongement de la loi Fillon, le décret de juillet 2006 définit le « socle commun de connaissances et de compétences » que tout élève doit faire sien ; et de nouveaux programmes pour le collège et pour l’école élémentaire sont élaborés en 2007 et 2008, définissant le minimum que chaque élève doit s’approprier, qui constituera le bagage d’employabilité de ceux qui s’en contenteront.

Qu’il s’agisse dans cette entreprise de s’appuyer sur les inquiétudes des parents pour institutionnaliser et légitimer une école à deux vitesses ne fait pas le moindre doute. Le document « 12 idées pour 2012 » publié par la « Fondation pour l’innovation politique », think tank de l’UMP, donne une définition très claire de l’aboutissement du processus engagé : faire éclater ce qui subsiste d’« école unique » dans notre système éducatif. « De nouvelles formes d’hétérogénéité sociale rendent désormais impossible la distribution d’un même savoir à tous, au même moment de la vie et selon les mêmes méthodes », indique le document, qui propose donc d’« organiser la différenciation des programmes pour répondre à la différenciation sociale et culturelle ». A cette fin, « de nouveaux établissement d’enseignement secondaire doivent voir le jour sous le nom d’« écoles fondamentales » [qui accueilleraient] de la sixième à la troisième les enfants dont les performances mesurées à l’école élémentaire ou au collège seraient jugées insuffisantes ».

Sans envisager une semblable mise à bas de l’école unique, un ensemble d’organisations politiques, syndicales, associatives, pédagogiques qui se situent dans l’opposition au pouvoir de droite ne s’en déclarent pas moins elles aussi en faveur du principe du socle commun. C’est le cas de celles qui ont été mobilisées au long des années 2000 par la Ligue de l’enseignement pour contribuer à recomposer un projet progressiste pour l’école [3]. La référence au rôle organisateur du socle commun pour le système éducatif est récurrente dans les textes qui scandent cette recomposition : de celui qui est publié en 2005 par la Ligue (Refonder l’école pour qu’elle soit celle de tous) et inclue l’exigence d’un socle commun « noyau fondamental de savoirs, de compétences, de connaissances » parmi ses quelques « idées-force » pour l’école de demain, jusqu’au programme publié par le Parti socialiste en 2011 (Éducation et formation pour l’égalité) qui l’évoque sous la figure d’une « base que viendra enrichir l’ensemble des nouveaux savoirs acquis tout au long de la vie ».

Si les protagonistes de cette nébuleuse d’organisations se sont ralliés à la logique du socle commun, c’est bien qu’ils partagent avec la droite une conviction essentielle : l’échec scolaire de masse est inéluctable, et il vaut mieux que ceux qui échouent sortent de l’école avec des « compétences » qui favoriseront leur accès à l’emploi.

Certaines forces syndicales (la FSU notamment) et politiques (voir notamment le programme du Front de gauche pour la présidentielle 2012) refusent cependant de renoncer à l’ambition d’une véritable démocratisation de l’accès aux savoirs. Elles opposent au processus d’éclatement de l’école unique engagé par la droite des principes et des objectifs qui, prônant la transmission à tous d’une culture commune de haut niveau en lieu et place d’une école à deux vitesses, ne peuvent manquer de recueillir l’assentiment des partisans d’une école égalitaire. Il reste toutefois à développer ces principes jusqu’à élaborer un projet scolaire d’ensemble, audacieux et cohérent.

Le GRDS souhaite contribuer à cette élaboration en soumettant au débat ses propositions pour une « école commune », propositions qui s’intéressent à l’organisation du parcours des élèves, aux dispositifs et aux pratiques pédagogiques, à la formation des enseignants, et aux contenus d’enseignement. On évoque ici les traits généraux de l’école commune [4].

La démarche mise en œuvre

De façon générale, les projets pour l’école s’embarrassent peu d’analyses critiques de l’existant, donnant à comprendre les raisons pour lesquelles celui-ci ne donne pas satisfaction et mérite d’être remplacé. Les doctrines pédagogiques partent de principes et de valeurs référant à la nature de l’enfant, à l’exigence de son développement harmonieux et de la formation d’individus libres et responsables, à ce qu’il en est des bonnes façons d’apprendre, etc., et imaginent l’école qui va réaliser ces idéaux. Les politiques actuelles du socle commun, de leur côté, partent d’un constat, celui de l’échec réitéré de toute une partie des élèves, et ne cherchent pas à le comprendre mais lui proposent une « solution » : puisqu’ils n’arrivent pas à apprendre, on va former des compétences.

Nous avons choisi une autre voie, en nous attachant à identifier, sans préjuger du bien et du mal en matière éducative, ce qui fait aujourd’hui obstacle, dans les fonctionnements pratiques de l’école publique, à l’appropriation des savoirs de la culture écrite. Cette autre voie nous semble en effet la plus propre à assurer la plausibilité socio-historique d’un projet de démocratisation, en l’inscrivant dans le mouvement réel de notre système éducatif. Tout en échouant à réduire l’inégalité des chances, l’instauration de l’école unique a permis d’élargir considérablement l’accès aux savoirs élaborés : c’est cet élargissement qu’il s’agit aujourd’hui de poursuivre et d’intensifier, en prenant la mesure des contradictions nouvelles qu’il a fait surgir et des moyens de les dépasser.

L’échec scolaire affecte tous les milieux sociaux (28% des enfants de cadres ne réussissent pas à décrocher un bac d’enseignement général), mais préférentiellement et prioritairement les milieux populaires (78% des enfants d’ouvriers sont dans le même cas). Les recherches empiriques accumulées depuis un demi siècle à l’échelle internationale montrent sans conteste possible que les difficultés d’apprentissage sont étroitement corrélées, quel que soit le milieu social, à l’insuffisance ou au défaut d’une aide familiale efficace [5] .

La question cruciale à poser est donc celle-ci : pourquoi l’école ne parvient-elle pas à accueillir les enfants disposant d’un encadrement familial scolairement peu efficient – notamment ceux qui sont issus des classes populaires – en sorte de limiter, sinon en compensant complètement, l’impact des inégalités familiales et culturelles sur la réussite scolaire [6] ?

A cette question, les recherches accumulées depuis les années 1960 (notamment en France, États-Unis, Grande-Bretagne) apportent de sérieux éléments de réponse. Elles invitent à répartir les facteurs qui, dans le fonctionnement de l’institution scolaire, contribuent à creuser les inégalités scolaires, en deux grands ensembles :

-  dans un premier type de cas, ces facteurs procèdent d’une distribution des ressources de l’institution scolaire qui, au lieu de contrecarrer le jeu des inégalités sociales et culturelles, vient les conforter. L’existence de ces facteurs paraît consubstantielle à l’organisation concurrentielle de l’école unique, et leur élimination suppose la suppression de cette dernière. La question de la démocratisation scolaire renvoie ici à un problème d’organisation structurelle de l’institution scolaire.

-  dans un second type de cas, ces facteurs relèvent du processus de transmission des connaissances et sont inhérents aux dispositifs pédagogiques conçus à cette fin. Certaines recherches les concernant mettent l’accent sur la responsabilité des modes de traitement de la difficulté d’apprentissage, ou des pédagogies constructivistes qui induisent les élèves issus des milieux populaires en erreur quant aux objectifs réels de l’activité scolaire, etc. D’autres, plus proches d’un point de vue didactique, s’attachent à interroger la pertinence de ces objectifs eux-mêmes et des systèmes d’apprentissage qui les sous-tendent, qu’il s’agisse de l’enseignement de la lecture (syllabique ou mixte ?), des mathématiques (doit-on au CP faire des activités de dénombrement ou engager l’étude du système de nombres ?), de l’histoire (la compréhension de l’histoire suppose-t-elle une approche chronologique ?), etc.

Toute entreprise de démocratisation scolaire doit s’en prendre simultanément à ces deux registres de facteurs. Nous nous en tiendrons ici au premier d’entre eux et aux conséquences qu’il convient d’en tirer (on trouvera dans un autres texte de cette rubrique des réflexions concernant l’amélioration indispensable des dispositifs pédagogiques à l’œuvre dans l’enseignement élémentaire).

Résultats de la recherche

Il apparaît que les ressources et services distribués par l’institution scolaire le sont assez systématiquement au prorata de la puissance sociale de leurs bénéficiaires :

-  les dotations financières par élève, la qualité des bâtiments, la diversité de l’offre scolaire (sections et filières disponibles), l’importance du personnel non enseignant, etc. sont à l’avantage des établissements des beaux quartiers ;

-  le déroulement des carrières enseignantes, qui va massivement des établissements les plus populaires vers ceux des beaux quartiers, réserve majoritairement les postes les plus difficiles aux enseignants débutants, les moins expérimentés ;

-  la gestion des parcours des élèves engage une série de décisions de notation, d’affectation ou pas au redoublement, aux classes d’enseignement spécialisé, à telle ou telle classe de niveau le cas échéant, et d’orientation vers des filières plus ou moins valorisées. Les recherches qui ont interrogé les déterminants de ces décisions en ont conclu que toutes choses égales par ailleurs, et notamment à valeur scolaire identique (contrôlée par les chercheurs), ces décisions s’opéraient toujours au détriment des élèves des classes populaires, qui sont moins bien notés et plus souvent affectés par des orientations qui sont supposées remédier à leurs difficultés (redoublement, etc.) mais s’avèrent en réalité pénalisantes pour la suite de leur parcours ;

-  La distribution des ressources intellectuelles de l’institution n’échappe pas davantage à cette logique inégalitaire. Face aux difficultés, réelles ou présumées, des élèves d’origine populaire, une minorité d’enseignants s’attache à maintenir une ambition forte, en concentrant l’effort pédagogique sur les points les plus difficiles, et donc les plus théoriques, quitte à y passer plus de temps. Une forte majorité toutefois estime inévitable de s’adapter « par le bas », en contournant les points délicats et les aspects jugés les plus abstraits et les plus théoriques de la matière. Au nom d’une pédagogie qui devrait être nécessairement différenciée, ils se résignent par avance à l’idée de ne pas traiter tout le programme, et substituent chaque fois que possible l’exemple à la démonstration, l’illustration à l’exposé des concepts.

Donner moins à ceux qui ont moins apparaît dans ces conditions comme la loi générale qui régule l’affectation des bienfaits scolaires, et l’existence de zones de discrimination positive est loin de suffire à la contrecarrer. L’école unique révèle là sa vraie nature : celle d’une institution tout entière prise dans les logiques inégalitaires d’une société de classe.

C’est le principe de la mise en concurrence des élèves qui permet qu’il en aille ainsi. Les démocrates protestent aujourd’hui à juste titre à l’encontre de la mise en concurrence des établissements scolaires, mais sans mesurer toujours que cette dernière n’est jamais qu’une extension de la mise en concurrence des élèves eux-mêmes, à travers le dispositif d’évaluation, de classement, d’orientation qui régit depuis le décret Berthoin de 1959 le parcours de ces derniers. Par lui-même ce dispositif ne peut aboutir qu’à proportionner les parcours au sein de l’institution à l’importance des ressources dont disposaient les intéressés au départ. Cette action quasi automatique de la concurrence est encore renforcée par l’action de l’institution scolaire qui vient augmenter les ressources de ceux qui étaient déjà les mieux pourvus.

L’école commune : apprendre sans concurrence

Les partisans de la démocratisation scolaire ne peuvent tirer de ces constats qu’une seule conclusion : si l’on veut en finir avec les inégalités sociales face à l’école, la première condition à réaliser est la suppression de la mise en concurrence des élèves, et la suppression donc du support essentiel de cette dernière, les notes et les classements.

Il a suffi de quelques générations depuis les années 1960 pour que l’idée qu’apprendre supposait d’être évalué, noté, classé, orienté, figure parmi les plus fortes évidences de notre monde naturel [7].

On oublie ainsi, ce qu’on a pourtant sous les yeux, que bien des apprentissages s’opèrent avec succès en impliquant soit une évaluation qui n’aboutit pas à un classement, du type de l’examen et non du concours (par exemple apprendre à conduire), soit pas d’évaluation spécifique (par exemple apprendre à marcher, à nager, à observer les codes de bonne conduite en société, etc.). Pourtant ces apprentissages peuvent eux aussi requérir bien des investissements et beaucoup de ténacité. Le cas le plus frappant est certainement celui de la parole. Entrer dans le langage humain et se doter d’une capacité linguistique ordinaire est une entreprise extraordinairement complexe, de longue haleine, dont on ne voit pas ce qu’elle aurait de moins difficile que d’entrer dans la culture écrite. Elle s’opère pourtant sans concours, sans examen, et… sans échec !

La suppression de la concurrence scolaire impliquerait un ample bouleversement culturel de notre rapport à l’école, mais elle n’a elle-même besoin que d’une mesure précise et circonscrite : la suppression de la notation et de toute forme substitutive d’étalonnage de la valeur scolaire des élèves (lettres, etc.). Sans étalonnage, pas de comparaison possible des prestations des élèves, pas de classement, pas de mise en hiérarchie. Une école sans notes présente de multiples avantages. L’appropriation par les élèves des fondements de la culture écrite redevient sa mission première et exclusive. Ses enseignants n’ont plus d’autre responsabilité que de créer les conditions d’un apprentissage réussi. Et ils seront conviés à l’assumer avec d’autant plus d’insistance qu’il ne sera plus possible de contourner la résolution des difficultés d’apprentissage par l’attribution de « mauvaises notes ». Les élèves pour leur part, débarrassés de l’obsession pesante de la mauvaise note, et de ses conséquences (redoublement, orientation subie, etc.), pourront se consacrer à leurs apprentissages avec beaucoup moins de pression.

Un apprentissage sans notes n’est évidemment pas un apprentissage sans évaluation. Y a-t-il d’ailleurs un apprentissage qui ne suppose quelque validation de la part de ceux qui se sont déjà appropriés les savoirs concernés ?

Une école sans notes est-elle crédible ? On rappellera d’abord à cet égard que ce ne sont pas les notes qui « tiennent » les élèves à l’école jusqu’à au moins dix-huit ans mais une norme sociale désormais bien établie et qui subsistera, notes ou pas. Il est clair, conjointement, que la suppression des notes contraint l’école à placer le goût d’apprendre au principe des apprentissages. Exigence irréaliste ? Mais quoi d’autre que le goût d’apprendre nous a permis à tous d’affronter les complexités considérables de l’apprentissage de la parole ?

Le tronc commun

L’école commune est une école qui n’a pas l’ambition d’assurer l’égalité des chances, mais d’assurer l’entrée réussie de tous ses élèves dans la culture écrite. Loin de faire de l’acquisition des savoirs élaborés une question de « chance », elle met toutes ses ressources au service d’un objectif primordial : assurer à chacun, au long d’un parcours commun, l’acquisition d’une culture commune correspondant aux connaissances de l’époque et aux besoins du futur.

Il ne s’agit donc pas pour l’école commune de classer pour trier et éliminer, mais de conduire tout le monde en un point déterminé, aboutissement du tronc commun. La conviction de l’égalité des intelligences, de la disposition par chaque être parlant des capacités d’abstraction, de raisonnement logique, de réflexivité indispensables et suffisantes à une entrée normale dans la culture écrite, est au principe de la mise en place de ce tronc commun [8].

La différenciation des parcours au sein de l’actuelle école unique s’opère à travers le recours à différentes instances qui, pour être dites « de remédiation », n’en pénalisent pas moins les élèves et débouchent assez systématiquement sur l’orientation vers les voies courtes : redoublement, RASED, classes d’adaptation, classes de faible niveau, sections au programme allégé, SEGPA, etc. Parler de tronc commun implique la disparition de toutes ces instances (ou pour le moins, concernant les RASED, une reconsidération de leurs modalités de fonctionnement actuelles).

Ce n’est évidemment pas parce qu’on aura supprimé le redoublement qu’on aura supprimé du même coup la difficulté d’apprentissage et l’inégale aisance avec laquelle les élèves parviendront à la surmonter. Aussi la mise en place d’un véritable tronc commun n’est-elle tout simplement pas concevable sans une amélioration massive de l’efficacité des dispositifs pédagogiques, à commencer par ceux de l’enseignement élémentaire [9]. Cette amélioration assurée, deux problèmes subsisteront : l’existence d’enfants souffrant de handicaps ou de traumatismes lourds, dont il faudra assurer la formation et l’épanouissement possibles dans les meilleures conditions spécialisées, mais dont la proportion ne dépasse pas deux à trois pour cent de chaque cohorte ; et le fait qu’en fonction de leur parcours intellectuel certains élèves auront plus de difficultés que d’autres à affronter tel ou tel type d’apprentissage. Les enseignants concernés devront pouvoir, dans ce dernier cas, disposer d’une aide extérieure, notamment celle d’enseignants surnuméraires, qui interviendront à leur demande, sous leur responsabilité, et sans que les élèves intéressés soient soustraits au déroulement normal de leur classe.

Les contenus du tronc commun

La définition de ces programmes du tronc commun n’est rien d’autre que celle de la culture commune que l’on entend transmettre à l’ensemble des jeunes générations. C’est une question qui concerne tout un chacun, et ne saurait être l’apanage des experts du gouvernement, du patronat, et même de la noosphère pédagogique. La mise en place de l’école commune devrait être l’occasion d’un élargissement considérable du cercle des discutants et des décideurs.

Que les contenus de la culture commune soient l’objet de débats est inévitable : quelle que soit la durée du tronc commun, ses programmes seront nécessairement le résultat de choix, impliquant divergences et confrontations. Ils devront à la fois, en tout état de cause, permettre toutes les orientations spécialisées au terme du tronc commun ; et donner à chacun les moyens minimaux d’une pensée autonome et réflexive sur les domaines qui ne ressortiront pas de sa spécialisation. La culture qu’ils viseront à transmettre devra donc avoir une dimension plurielle, « polytechnique ». Certains domaines, aujourd’hui absents des programmes ou secondarisés, telles l’activité de travail et son organisation, ou la technologie, devront être sérieusement valorisés.

Qui dit tronc commun ne dit pas uniformisation et standardisation du développement intellectuel et culturel de chacun ! Au long de leurs études, les élèves pourront développer plus particulièrement leurs savoirs et leurs savoir faire dans tel ou tel domaine de prédilection, et l’institution scolaire leur en offrira la possibilité. Mais ces investissements spécialisés ne pourront s’opérer au détriment des matières du tronc commun : avant la fin du parcours commun, aucune spécialisation impliquant l’abandon de tel ou tel choix professionnels ultérieurs ne devrait pouvoir être envisagée.

La durée du tronc commun

Dans le cadre d’une obligation scolaire portée à 18 ans, qui rallie aujourd’hui les suffrages des organisations progressistes, le GRDS propose que le tronc commun soit composé :

-  d’une école enfantine qui accueille les élèves de deux ou trois ans jusqu’à six ans, qui soit dotée d’une véritable ambition intellectuelle, culturelle, artistique, mais en récusant toute entrée prématurée, et strictement inutile, dans le lire-écrire, quelle qu’en soit la forme
-  d’une école première, conçue comme l’antichambre du secondaire, et dotée de modes de fonctionnement et de transmission des savoirs profondément repensés. Le GRDS propose en particulier que chaque classe ait deux maîtres, un maître littéraire et un maître scientifique, en sus des intervenants spécialisés
-  d’une école secondaire accueillant les élèves de onze à dix-huit ans. L’enseignement secondaire débouche à 17 ans sur un bac de culture générale et technologique, et se conclue à 18 ans par une terminale à options, préfigurant les choix ultérieurs d’enseignement supérieur.

L’une des objections les plus fréquemment soulevées par ces propositions concerne la suppression des filières, et le report en terminale de ce qui sera dans le nouveau cadre une véritable option, et non plus une orientation subie par des élèves en échec. Le lecteur intéressé pourra se reporter à ce sujet au débat fourni qui s’est développé sur ce site autour de l’hypothèse d’un « lycée unique ». Le projet du GRDS repose sur la conviction qu’il est possible de réduire massivement l’échec dans les apprentissages élémentaires, et prend en compte les conséquences qu’aurait une telle réduction dans le secondaire, qui limiterait drastiquement les comportements de rejet de l’école et les attitudes d’indifférence utilitariste à l’égard des savoirs (à quoi ça sert ?), qui donnent souvent à croire qu’on résoudra les problèmes de l’institution scolaire en « ouvrant l’école sur la vie ».

Il est toujours difficile d’imaginer que l’existant puisse être très différent de la figure familière qu’on lui connaît, et en l’occurrence que la question « qu’est-ce qu’on fait avec les élèves en difficulté ? » puisse perdre le sens qu’elle a aujourd’hui. Il arrive ainsi que la perspective d’un lycée unique et de la suppression des classes d’enseignement professionnel et technologique en seconde et en première soit perçue comme un désintérêt pour les jeunes (issus principalement des milieux populaires) pour lesquels ces classes constituent actuellement une bouée de secours. Le débat est d’autant plus complexe que ce sont les enseignants actuellement confrontés aux publics en difficulté (et notamment ceux des filières professionnelles et technologiques) qui sont les plus sensibles à cette objection, alors que la réponse – qu’il s’agisse de valider le « tous capables » ou d’élaborer des dispositifs pédagogiques performants dans l’enseignement élémentaire – est à chercher à distance de leurs préoccupations quotidiennes.

C’est également sous l’aspect suivant que le projet du GRDS rencontre parfois de l’incompréhension. On ne peut concevoir le lycée unique sans une amélioration massive de la transmission des savoirs élémentaires de la culture écrite. Mais réciproquement seule une forte affirmation du lycée unique comme destination normale de tout parcours scolaire créera les conditions de la transformation de l’enseignement élémentaire.

Les élèves en difficulté se verront aujourd’hui attribuer des notes médiocres, invités à redoubler, affectés à des classes de faible niveau, orientés vers les filières courtes. Ces multiples façons de gérer leur parcours scolaire représentent autant de possibilités, si ce n’est d’incitations, à renoncer à affronter la réalité des difficultés d’apprentissage. Le recours à ces « solutions » revient à résoudre un problème cognitif par des procédures de tri social.

A l’inverse, la suppression de tous ces traitements institutionnels de la difficulté intellectuelle, et l’affirmation conjointe que tous les élèves sont appelés à suivre une scolarité normale jusqu’à un bac de culture générale et technologique, reviennent à lancer un appel très fort aux enseignants pour qu’ils se mobilisent collectivement afin de reprendre la main sur leur métier, en remettant sur l’ouvrage des dispositifs pédagogiques aujourd’hui bien trop peu performants, avec la collaboration des chercheurs et des moyens matériels et financiers adéquats pour la formation continue et l’expérimentation. C’est du même coup une façon d’inviter les enseignants et les élèves à adopter deux règles déontologiques essentielles, consistant pour les premiers à ne pas accepter de ne pas se faire comprendre, et pour les seconds à ne pas accepter de ne pas comprendre.

Les différents volets de l’école commune

La proposition du GRDS d’un système éducatif structurée par un parcours scolaire unique de 2 à 18 ans (la terminale à option peut être considérée comme faisant partie du tronc commun, les écarts cognitifs et culturels étant beaucoup moins significatifs entre ses options qu’entre les filières d’aujourd’hui) ne va pas, nous l’avons noté chemin faisant, sans fortes implications.

L’exigence d’une réduction massive de l’échec scolaire vient au premier rang d’entre elles. La mise au point de dispositifs pédagogiques beaucoup plus efficients doit être l’affaire de toute la communauté enseignante, animée par l’objectif déterminé de la réussite de tous, et disposant à cette fin de moyens d’expérimentation, d’échanges et de réflexion dignes de ce nom, et de la collaboration des chercheurs. Pour ce qui le concerne le GRDS avance des pistes de réflexion concernant l’enseignement élémentaire [10], et a ouvert sur ce site une rubrique « Expérimentations » où les collègues qui participent à des initiatives d’amélioration des apprentissages sont invités à en faire part.

La mobilisation des enseignants doit pouvoir s’appuyer, pour être la plus efficace possible, sur les apports d’une formation initiale et continue repensée en fonction des ambitions de l’école commune. Les propositions du GRDS concernant la formation des maîtres sont exposées dans le chapitre 4 de L’École commune (op. cité), et sont évoquées parallèlement dans cette rubrique.

Les cursus de l’enseignement supérieur et les modalités de leur accès sont eux aussi à repenser dans le nouveau contexte. Tout, ici, reste à faire.

Reste enfin l’énorme domaine de la culture commune, des contenus d’enseignement à transmettre aux jeunes générations au cours de leur scolarisation dans l’école commune. Le GRDS a engagé en première étape le travail de constitution d’une bibliothèque des programmes disciplinaires, nourrie par l’apport de spécialistes des disciplines s’efforçant de faire le point de l’évolution des programmes dans les dernières décennies et des débats qu’ils ont suscités : ce bilan étant un préalable indispensable pour que puisse se développer dans les conditions les plus productives possibles un débat élargi sur les choix à opérer pour l’avenir.

Comment l’école commune peut-elle advenir ?

La question de la dynamique politique susceptible d’impulser et de soutenir dans la durée une aussi vaste transformation du système éducatif est évidemment décisive. Cette dynamique ne peut être que le fait, naturellement, des forces qui y ont directement intérêt ; et plus précisément d’une conjonction de l’action de ces forces.

Il s’agit d’abord des catégories sociales dont les enfants subissent massivement aujourd’hui l’échec scolaire, au premier chef les ouvriers et les employés, nettement majoritaires dans le salariat. La position des cadres moyens et supérieurs est plus complexe, toujours tentés de tirer leur épingle du jeu de la concurrence scolaire, mais subissant en même temps eux aussi l’angoisse et l’échec scolaires (28% des enfants de cadres supérieurs ne décrochent pas le bac général).

Il est de la responsabilité des organisations politiques qui se réclament des classes populaires de se doter d’une politique scolaire élaborée, pensée d’abord en référence aux intérêts de ces classes, sans se contenter de reprendre les revendications du syndicalisme enseignant, aussi légitimes fussent ces dernières : à chacun son rôle et sa fonction.

Ces organisations peuvent promouvoir les lignes directrices d’une grande politique pour l’école, elles peuvent agir pour sensibiliser la population autour de leur programme, elles peuvent engager le débat avec les agents de l’institution scolaire au plan national, dans les villes et les quartiers. Ce ne sont pas elles, cependant, qui peuvent mettre cette politique en œuvre dans les établissements et dans les salles de classes. Et l’on ne peut, de l’extérieur, sans retour d’expérience, édicter ce que doivent être les bonnes manières de conduire les apprentissages. Rien donc ne se fera sans la participation active des protagonistes de l’école, au premier chef des enseignants.

Ceux-ci partagent avec l’ensemble des actifs le goût du travail bien fait. Et bien faire son travail, pour un enseignant, c’est de permettre à tous ses élèves de surmonter les difficultés des apprentissages. En ce sens, on peut considérer, s’agissant d’entreprendre une réduction massive des inégalités et donc de l’échec scolaires, que la quête du bonheur professionnel peut constituer un puissant levier pour inciter les enseignants à s’engager dans la réforme, fût-ce au prix d’une remise en cause des façons établies de conduire les apprentissages.


[1Voir, concernant ces politiques, Ken Jones (dir.), L’École en Europe, La Dispute, Paris, 2011 ; et Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément, Guy Dreux, La Nouvelle école capitaliste, La Découverte, Paris, 2011.

[2Cf. Tristan Poullaouec, Le Diplôme, arme des faibles, La Dispute, Paris, 2010.

[3Voir à ce sujet José Tovar, Genèse du projet du PS pour l’éducation. De l’Appel de la Ligue de l’Enseignement en 2000 (« L’école que nous voulons ») à l’Appel de Bobigny en 2010, www.democratisation-scolaire.fr, 2011.

[4Pour un exposé d’ensemble de nos réflexions, voir GRDS, L’école commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, La Dispute, Paris, 2012.

[5Pour ce qui est des enfants de cadres, voir Gaële Henri Panabière, Des « héritiers » en échec scolaire, La Dispute, Paris, 2011.

[6Rappelons à cet égard qu’aujourd’hui au contraire l’école accompagne les écarts sociaux, voire contribue à les creuser : ainsi à la fin du CM2, l’écart moyen des acquisitions cognitives rapportées au milieu social des élèves a doublé par rapport à ce qu’il était au moment de l’arrivée au CP… (voir Jean-Paul Caille et Fabienne Rosenwald, « Les inégalités de réussite à l’école élémentaire : construction et évolution », France, portrait social, INSEE, 2006).

[7Certes l’école de la Troisième République n’ignorait ni l’évaluation, ni les notes, les examens et les concours, et l’école unique a pu paraître en prolonger à cet égard la tradition. Mais la sélection interne à l’institution scolaire avait un tout autre statut : elle ne concernait qu’une partie des élèves et se faisait par la réussite (s’agissant par exemple des élèves du primaire encouragés à passer dans le primaire supérieur) bien plus que par l’échec.

[8Cf. Jean-Pierre Terrail, De l’oralité. Essai sur l’égalité des intelligences, La Dispute, Paris, 2009

[9Cet aspect tout à fait crucial de l’école commune n’est pas abordé ici. On se reportera aux textes concernés de cette même rubrique du site, et bien sûr à l’ouvrage cité du GRDS.

[10Voir GRDS, L’École commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, op. cité, chapitre 2 « Réexaminer les enseignements élémentaires » ; et « Assurer à tous une entrée réussie dans la culture écrite ? » sur ce site