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Disciplines scolaires et savantes : le cas des SES, une discussion (2)

Pour une réflexion élargie sur l’enseignement des sciences sociales

lundi 11 janvier 2016, par Jean-Pierre Terrail

[Dans une première partie de la discussion engagée sur les SES, [Jean-Yves Mas répond] à la contribution d’Alain Beitone, ["Disciplines scolaires et disciplines savantes"], publiée sur notre site. On lira ci-dessous une réflexion de Jean-Pierre Terrail, du GRDS, qui rebondit à son tour sur le texte de J. Y. Mas et appelle à repenser ce que pourrait être la contribution des sciences sociales à la culture commune des jeunes générations.]

Ayant publié sur le site du GRDS d’abord deux contributions de l’APSES, rédigées à notre demande dans le cadre du séminaire public sur les contenus d’enseignement, puis deux interventions d’Alain Beitone traitant respectivement des « Éducations à » et des rapports entre disciplines scolaires et disciplines savantes, il était sans doute inévitable que le conflit qui oppose ces contributeurs depuis quelque trois décennies finisse par déborder dans nos colonnes en y manifestant sa vigueur.

Un conflit intradisciplinaire insurmontable ?

Si les divergences concernant la définition du métier traversent bien d’autres communautés disciplinaires du secondaire, l’opposition qui structure le milieu enseignant des sciences économiques et sociales se démarque par son ancienneté, sa vivacité, et le fait que les deux groupes de collègues qui s’affrontent professent un égal attachement à un enseignement démocratique et à la réussite de tous les élèves.

Face au dynamisme, à l’inventivité, à la capacité de renouvellement, à la détermination de ceux qui, parmi les dirigeants économiques et politiques ou dans l’encadrement du système éducatif, prônent le maintien des inégalités scolaires ou s’y résignent, le clivage qui divise les SES frappe par son côté quelque peu figé. La récurrence des arguments échangés entre les meilleurs ennemis de trente ans pourrait-elle ne pas avoir d’effets intellectuellement stérilisants ? Le dommage peut paraître d’autant plus sensible qu’il affecte une communauté professionnelle au total fort active, comme l’attestent les luttes menées pour la définition de programmes adverses.

L’opposition porte sans doute sur les façons d’enseigner. Elle procède toutefois foncièrement d’une divergence sur les contenus, dont le principe est suffisamment explicité dans les interventions publiées sur notre site pour y insister ici, et qui prend corps dans les propositions de programmes avancées par les uns et les autres. C’est bien ce qu’illustrent aussi la discussion engagée par Jean-Yves Mas et les critiques qu’il adresse conjointement aux nouveaux programmes de SES et à Alain Beitone.

Je laisse à Jean-Yves Mas la responsabilité de ses observations à l’encontre des thèses d’Alain Beitone. Pour l’observateur extérieur que je suis, il ne semble pas cependant qu’il y ait dans ce qui est avancé ici de quoi nourrir la conviction d’une opposition irréductible et définitive.

D’un côté les problématiques macroéconomiques et les conflits de paradigmes qui doivent selon Mas faire partie du curriculum sont incontestablement partie intégrante de la discipline, et le projet que défend Beitone d’une discipline scolaire sérieusement adossée à la recherche savante ne saurait de fait les laisser sur le bord du chemin. Soulignons pour autant que pour traiter sérieusement ces problématiques et ces conflits… l’appréhension des points de vue proprement disciplinaires, l’appropriation des concepts et des théories (au moins dans ce qu’ils ont d’essentiel), revendiquées par ce même Beitone, sont incontournables.

D’un autre côté, il paraît difficile de proclamer le souci cher à l’APSES, et rappelé par J-Y Mas, que les SES contribuent à former des citoyens avertis et critiques, tout en reprochant à A. Beitone de chercher à transmettre à ses élèves une connaissance assez précise des théories néoclassiques et de leurs prolongements néo-libéraux : comment en effet, à défaut, leur permettre de s’en former un jugement instruit, alors que ces conceptions sont quotidiennement, et sans guère de contradiction, portées par les médias ?

Essayons de prolonger la réflexion engagée. Jean-Yves Mas se déclare « partiellement d’accord » avec le texte que j’ai consacré sur ce site à la question de l’interdisciplinarité (sans toutefois préciser quelle partie de ce dernier bénéficie de son assentiment [1]. Ma contribution argumente pour l’essentiel deux thèses. Je soutiens d’abord que l’on ne peut, sans mystification, prôner tels contenus d’enseignement ou telles dispositions pédagogiques sans préciser au préalable à quel public ils s’adressent et quelle politique scolaire ils doivent servir. Et s’agissant, deuxième moment de ma contribution, de la dite « interdisciplinarité », je soutiens qu’il convient de distinguer précisément l’interdisciplinarité savante et l’interdisciplinarité pédagogique, et au sein de cette dernière une interdisciplinarité (il vaudrait mieux en réalité parler ici de pluridisciplinarité) du riche et une interdisciplinarité du pauvre. Que peut-on dire des considérations avancées par J. Y. Mas au regard de ces deux thèses ?

Les SES pour quelle politique scolaire ?

J. Y. Mas se réclame de « l’esprit initial du projet fondateur » des SES, défini en 1967. Il rappelle à très juste titre combien cette charte s’est toujours trouvée en proie aux critiques d’économistes universitaires mais aussi et peut-être surtout du Medef [2]. Méthodes actives et formation du citoyen et de l’esprit critique sont au cœur du projet fondateur. Celui-ci n’entend pas « former de futurs économistes ou de futurs sociologues ». Car : « L’objectif de l’enseignement secondaire est de permettre aux élèves, en tant que futurs citoyens et futurs étudiants, d’acquérir une culture générale en sciences sociales et en science économique, celui de l’enseignement supérieur de former des spécialistes » (JYM).

Au milieu des années 1960, 15% des jeunes sortaient du système scolaire après avoir décroché un bac. Ce taux est aujourd’hui de plus de 70% ; 80% des élèves sortent à 18 ans et plus ; et 90% des familles, dans tous les milieux sociaux, souhaitent que leurs enfants accèdent à l’enseignement supérieur. Depuis la naissance des SES et la conception de leur charte, la donne a radicalement changé. La généralisation des études longues est devenue un enjeu décisif pour l’avenir démocratique du pays. Le GRDS prône en ce sens l’instauration d’une école commune de la maternelle à la fin du secondaire, en opposition frontale aux politiques de socle commun qui cherchent à inscrire dans le marbre la situation et les inégalités actuelles.

D’ores et déjà donc pour une large part, et a fortiori dans la perspective d’une véritable démocratisation de notre système éducatif, le lycée fonctionne et devrait être appelé à fonctionner comme une antichambre, pour reprendre la formule chère à François Dubet, de l’enseignement supérieur. Et celui-ci a lui-même, depuis au moins deux décennies, changé de fonction. En économie comme en sociologie, l’université ne forme que marginalement de futurs praticiens de la discipline. Dix à quinze pour cent peut-être des étudiants de sociologie iront soit vers la thèse, soit vers le professorat de SES ; les autres ne deviendront pas ce qu’on pourrait considérer comme des « spécialistes ». Peut-on continuer à dire avec J. Y. M., pour revendiquer l’indépendance des SES à l’égard de ce qui se fait dans l’enseignement supérieur, que « les publics et les objectifs de l’enseignement secondaire ne sont pas les mêmes que ceux de l’enseignement supérieur » ?

Les publics sont massivement les mêmes. Quant aux objectifs, l’enseignement secondaire doit bien évidemment tenir compte, dans ces conditions, de son statut de fait de propédeutique de l’enseignement supérieur, et de ce qu’il est de sa responsabilité de répondre au mieux aux contraintes de ce statut. C’est là une donnée établie déjà pour une grande partie des jeunes, et dont on peut souhaiter qu’elle le devienne pour la totalité d’entre eux.

Dans cette situation, et plus encore dans la perspective démocratique d’une école à tronc commun, toutes les disciplines du secondaire ne devraient-elles pas s’assigner une double mission : permettre l’appropriation des connaissances de base nécessaires à une éventuelle spécialisation disciplinaire dans l’enseignement supérieur ; et donner à tous les ressources indispensables pour être en mesure, une fois adulte, de suivre au moins dans le principe l’évolution des connaissances dans cette discipline, sans que se creuse une distance qui interdise de participer aux débats de société que cette évolution suscite ?

Il est difficile d’imaginer comment les matières du secondaire pourraient satisfaire à ce double impératif sans introduire leurs publics aux concepts de base et au point de vue que les disciplines savantes concernées jettent en propre sur les objets qu’elles traitent ; et sans poursuivre cette mission de façon progressive et réfléchie. Cela vaut pour toutes les disciplines scolaires. Pour quelles raisons les SES devraient-elles se distinguer à cet égard des maths, des sciences expérimentales, du français, etc., en partant d’objets réels plutôt qu’en organisant l’appropriation des principes essentiels des sciences dont elles se réclament ? Les objections soulevées par JYM laissent sceptiques. Les élèves de SES n’auraient qu’une « connaissance de la société encore embryonnaire » ? Ce qu’ils en connaissent est certainement au moins aussi consistant que ce qu’on connaît des maths… avant d’en avoir fait. Les horaires de SES seraient insuffisants ? Sans doute, et le GRDS est très favorable en ce sens à la proposition de Bernard Lahire d’une initiation aux sciences sociales dès l’école élémentaire [3], qui devrait logiquement être poursuivie au collège. Mais mieux vaut tard que jamais : même si les SES ne devaient intervenir qu’en terminale, ce ne serait pas une raison pour renoncer à une véritable ambition conceptuelle. Ma (longue) expérience personnelle d’un enseignement de l’économie doté d’un faible nombre d’heures hebdomadaires à des étudiants en sociologie qui n’en n’avaient jamais fait, comme de l’introduction à la sociologie pour des étudiants de première année issus de bacs technologiques, m’a suffisamment convaincu de la pertinence d’une telle ambition.

Si la charte historique des SES hésitait à penser leurs contenus en termes d’apprentissages disciplinaires, elle compensait ce manque d’ambition par une référence insistante à l’exigence de « formation du citoyen et de l’esprit critique », qui mérite elle aussi qu’on s’y arrête. D’autant que les SES n’ont pas l’apanage de cette référence, qui marque pareillement la culture propre à l’histoire scolaire. Dès 1907 Charles Seignobos posait « l’histoire comme un instrument d’éducation politique », et s’il y a une représentation de cette discipline qui fait encore aujourd’hui consensus de tous bords (politiques), c’est bien celle-là. Quitte à paraître quelque peu iconoclaste, je suggèrerais volontiers, pour les SES comme pour l’histoire, un réexamen de ce type de profession de foi. Et cela pour deux raisons principales.

La « formation de l’esprit critique » est un objectif pédagogiquement flatteur mais ininterrogé, comme toute notion de sens commun. Le seul contenu qu’on puisse lui donner réfère à la capacité à prendre de la distance précisément à l’égard du sens commun, et à raisonner sans se laisser prendre à ses pièges. Cette capacité de distanciation réflexive ne se nourrit pas de rien. Contrairement à ce que voudraient croire les promoteurs de « l’approche par compétences », la compétence à raisonner ou à argumenter n’existe pas en soi. On ne raisonne pas « en général » mais toujours dans un domaine de pensée particulier, et en mobilisant des observations, des réflexions, des connaissances précises qu’on oppose, le cas échéant, à d’autres observations, réflexions, connaissances. Or, aujourd’hui, le sens commun à l’égard duquel il s’agit d’exercer son esprit critique est fortement travaillé, d’une façon qui peut être très réfléchie et très stratégique, par l’intervention quotidienne dans les médias d’idéologues professionnels, journalistes, politiques, militants etc. La promotion des idées dominantes devient de plus en plus instruite, grâce au travail de dizaines de milliers d’intellectuels qui s’attachent au renouvellement de leur mise en forme et à leur diffusion. Les idées les plus incontestablement citoyennes et critiques d’autrefois sont investies, détournées, retournées, le contenu des notions d’ethos républicain, de laïcité, d’égalité même subvertie en équité, etc. est affecté d’un coefficient d’incertitude, quand il ne devient pas objet de discorde, au sein même de chaque école de pensée. Peut-on sérieusement croire qu’on va aider les jeunes générations à s’y retrouver dans ce maelström sans leur donner de (très) solides bases théoriques et conceptuelles ? Prenons un seul exemple. Une large part de notre avenir va se jouer autour de la lutte du capitalisme pour imposer ses solutions en matière de résistance au changement climatique. Comment nos élèves vont-ils pouvoir s’approprier cet enjeu et se positionner « citoyennement » à son égard s’ils n’ont pas bien intégré les logiques, les ruses et les contradictions de l’accumulation du capital ? [4].

Si l’exigence d’une vraie formation disciplinaire sert l’intérêt des élèves, il en va sans doute de même, d’autre part, concernant les disciplines elles-mêmes et leurs enseignants. L’histoire scolaire est constamment en proie à des demandes et des pressions étrangères à l’objectif d’une compréhension réfléchie des processus historiques, qu’il s’agisse d’imposer un roman national, de transmettre une mémoire, d’inculquer la valeur d’un patrimoine. Les SES sont sommées de faire comprendre les contraintes de la gestion des entreprises, les beautés de l’austérité et de la compétitivité, l’inévitabilité du sous-emploi. Combattus, ces réquisits ne sont pourtant pas sans effets sur les curricula, formels et réels. Le Medef taxe plus ou moins ouvertement les enseignants de SES d’enseigner le marxisme : mais on sait bien qu’en réalité ils ne se risquent guère plus à gauche que les théories de Keynes, voire de la régulation. Une véritable initiation économique ne devrait-elle pas enseigner à la fois Marx, en effet, sans lequel on ne peut comprendre la réaction néo-classique des années 1870, comme les principes des autres théories qui balisent le champ, loin de tout stalinisme à rebours ?

En acceptant de mettre en avant des missions d’éducation politique ou citoyenne, l’histoire scolaire ou les SES se mettent en position de vulnérabilité face aux inévitables pressions des groupes d’intérêt. Leur responsabilité n’est pas de faire passer un message, aussi « citoyen » fût-il, mais de mettre les élèves en position de forger leurs propres convictions citoyennes, en bénéficiant à cet effet d’une familiarité suffisante avec les connaissances et les débats propres aux disciplines concernées. Mettre en avant une visée de connaissance plutôt que de formation de l’esprit critique, et réexaminer les contenus sous l’angle de leur rapport au patrimoine savant de la discipline : n’est-ce pas là la meilleure façon de se prémunir, autant que faire se peut, contre les pressions externes, tout en favorisant réellement l’émergence… de « l’esprit critique » chez les élèves ?

SES et interdisciplinarité

Abordons la seconde question. Ceux qui plaident, avec l’APSES et J. Y. Mas, pour une conception interdisciplinaire de l’enseignement des SES s’autorisent de deux types d’arguments, tantôt l’une tantôt l’autre, et souvent les deux.

La première justification consiste à dire : on ne peut pas enseigner les disciplines proprement dites au lycée car notre public ne le permet pas. Ainsi, dans leur présentation sur notre site de l’histoire des SES, É. Châtel et G. Grosse, après avoir rappelé que l’enseignement des disciplines se devait d’en présenter les débats internes, notent que, pour une majorité d’enseignants de SES, « ces précautions méthodologiques, ne pouvant être comprises des élèves, resteront de pure forme » [5]. Pour J. Y. Mas, de même, « il est stérile de vouloir s’inspirer de ce qui se fait dans l’enseignement supérieur lorsqu’on a en face de soi des jeunes qui ont une connaissance de la société encore embryonnaire ».

Il est très vraisemblable que ces auteurs expriment ainsi un point de vue assez largement partagé dans le corps enseignant. Le débat qui s’est déroulé en octobre 2015 sur les listes de professeurs de SES à propos du vocabulaire à employer avec les élèves paraît tout à fait symptomatique à cet égard. Au départ, un enseignant insiste sur la nécessité de donner un sens précis aux mots et ainsi de parler en science économique de monnaie et non d’argent. D’autres collègues ont défendu ce point de vue. Mais dans leur majorité les intervenants ont soutenu au contraire qu’il fallait utiliser un langage proche des élèves, l’un d’eux indiquant par exemple qu’il était peu important de parler de "flouze, pèze ou pépettes". Un autre affirme que « lorsque on emploie un langage trop spécifique et qui n’arrive pas à faire sens pour les élèves (je parle de ceux qui ont un très faible niveau culturel, que je côtoie tous les jours dans mon établissement), même les plus sérieux vont établir une coupure entre ce dont parle le prof et la vraie vie, celle qui existe partout en dehors du lycée. Le prof parle de monnaie, mais la monnaie, ça n’existe pas ; la seule chose vraie, c’est l’argent, qu’on trouve partout en dehors du lycée. Un jour que j’expliquais le mécanisme de création monétaire un étudiant m’a dit : "Quand on vous écoute, on voit bien que vous avez raison, mais ce n’est pas possible". Alors ils apprennent leur cours pour nous faire plaisir, pour avoir de bonnes notes (c’est lié, à ce qu’il leur paraît), tout en se disant que tout cela n’a pas grand sens. Et c’est comme ça que nous ne pouvons rien contre les prénotions, les slogans simplistes et les élucubrations de café du commerce. Donc, pas de solution. »

Qu’ils invoquent ou pas le « faible niveau culturel » des élèves, pour nombre d’enseignants de SES, dont ceux qui se réclament de l’APSES, les apprentissages disciplinaires sérieux (même « élémentés » comme le souhaitait Astolfi, car l’élémentation des savoirs ne saurait ruser avec le vocabulaire savant) seraient donc impossibles au lycée. Face à cette impossibilité, il reste à éviter toute coupure avec « la vraie vie », et cela en partant de questions de société, de questions « socialement vives », qui auraient l’avantage de « faire sens » et d’être attractives pour les élèves.

Bien sûr, tous les partisans d’un enseignement « interdisciplinaire » n’entendent pas renoncer à toute ambition significative, en arguant que « nous ne pouvons rien contre les prénotions », et plaident au contraire pour que les SES prennent « en charge le passage de la connaissance qu’ont déjà les élèves des faits sociaux à leur conceptualisation et théorisation dans les sciences de la société » (Châtel et Grosse, texte cité). Cette posture qui, partant des questions de société, entend conduire les élèves du particulier au général, me paraît cependant soulever plusieurs difficultés.

Ne rend-elle pas d’abord très difficile l’organisation d’une appropriation progressive de représentations savantes des faits économiques et sociaux, qui font elles-mêmes systèmes de pensée ? Ne risquent-elles pas si l’on préfère de proposer des bouts de connaissances et de réflexions théoriques éparpillées entre lesquels seuls les meilleurs élèves s’avèreront capables de faire le lien, les autres étant condamnés à la mémorisation et finalement à l’oubli ?

Comment d’autre part insérer dans une telle démarche la présentation des débats internes aux disciplines, de façon à permettre aux élèves d’accéder à une compréhension d’ensemble de la logique des oppositions conceptuelles pourtant si essentielle, en économie particulièrement, à leur « formation citoyenne » ?

Cette posture enfin exige une grande maîtrise pédagogique et peut-être surtout disciplinaire de la part des enseignants. Comme le montre bien la discussion entre professeurs de SES que je viens d’évoquer, une partie d’entre eux renoncent face à la difficulté d’entraîner les élèves dans le processus d’élaboration conceptuelle de leurs représentations spontanées. Le cours dialogué, forme archétypique et recommandée du travail dans la classe, se déroule en effet sous la pression de deux facteurs qui le poussent à s’enliser dans les sables du bavardage : la difficulté, quand on a invité les élèves à prendre la parole, de la leur reprendre pour rectifier leurs propos, a fortiori les contredire ; et la difficulté de s’appuyer sur des propos inévitablement inspirés par l’expérience extrascolaire (que seuls les meilleurs élèves peuvent tenir à distance en se référant à des savoirs élaborés acquis antérieurement) pour tracer un chemin crédible vers les objectifs cognitifs de la séance. C’est ce que relève Jérôme Deauvieau dans sa recherche sur l’enseignement des SES :

« À l’observation de nombreuses séquences d’enseignement, il m’arrive de constater que l’enseignant n’arrive plus à s’extraire des questions des élèves, et que la séance finit par glisser dans des directions non prévues au départ… et pas toujours pertinentes au regard du contenu à enseigner. » Et le chercheur de conclure que la tentation est alors forte pour l’enseignant, faute d’avoir pu sortir du registre de l’opinion ou de l’expérience vécue et conduire l’interaction vers le but visé, de se satisfaire d’avoir « mis les élèves en activité » [6].

J. Y. Mas n’évoque pas ces observations de recherche, comme si la détention d’un concours de recrutement du secondaire suffisait à garantir la capacité à surmonter les difficultés inévitables du cours dialogué qui prend pour point de départ l’expérience immédiate des élèves. Ces dernières sont pourtant avérées dans bien d’autres disciplines que les SES, et il serait certainement audacieux de prétendre qu’elles épargnent ces dernières [7].On peut regretter que l’APSES ne se soit pas emparée de la recherche de Deauvieau afin d’ouvrir largement le débat au sein de la profession, plutôt que de chercher à en minimiser la portée au prétexte soit que les enseignants observés dans l’enquête sont peu nombreux [8], soit qu’ils sont peu avancés encore dans la carrière [9].

En définitive, sur ce premier registre de justification d’un enseignement choisissant de traiter de questions de société plutôt que d’introduire « frontalement » aux disciplines, on peut se demander si ce choix, au prétexte de rendre l’enseignement plus vivant, plus attractif et plus proche des élèves, ne complique pas en réalité la tâche des enseignants au point qu’une partie d’entre eux finisse par renoncer même à une ambition intellectuelle raisonnable. Un tel constat invite à poursuivre une réflexion sur les contenus débarrassée des anciens ostracismes. Il me semble confirmer à la fois la pertinence de l’accent mis par le GRDS sur le besoin d’une formation professionnelle des enseignants plus solide notamment sur les dimensions didactiques et épistémologiques des disciplines enseignées [10] ; l’intérêt des propositions de Bernard Lahire visant à introduire dès l’école élémentaire une familiarisation avec la posture d’objectivation des sciences sociales [11] ; et l’intérêt de donner à cette introduction une suite au collège, ce qui créerait des conditions particulièrement propices à un réexamen d’ensemble du curriculum de sciences économiques et sociales au long du secondaire.

Une interdisciplinarité du riche ou du pauvre ?

Une seconde justification de ce choix, sur laquelle J. Y. Mas insiste particulièrement, renvoie au fait que l’économie et la sociologie partagent largement les mêmes objets : elles chassent sur les mêmes terres. Les « croisements disciplinaires » sont donc assez naturels, et Mas invoque en ce sens l’épistémologie maussienne du « fait social total » dont se réclament nombre d’éminents chercheurs.

Une chose cependant est de « croiser » les approches quand on maîtrise les disciplines concernées, à des fins de production des connaissances, c’en est une autre de le faire dans le secondaire à des fins pédagogiques. L’une et l’autre s’opposent comme l’interdisciplinarité du riche et celle du pauvre. Dans ce dernier cas le croisement des disciplines risque toujours de s’opérer au détriment d’une véritable compréhension des enjeux concernés : on procède à un apport d’informations juxtaposées, mais qu’en est-il de l’accès à l’intelligibilité des processus, dont chaque discipline propose sa version ? J’ai noté combien cette difficulté marquait les cursus pluridisciplinaires à l’université, type AES [12]. Elle ne peut être qu’encore plus handicapante dans le secondaire, de façon manifeste au collège, et le problème ne peut pas ne pas se poser au lycée pour les SES. Ne peut-on en voir au moins un symptôme dans la modestie des ambitions affichées par É. Châtel et G. Grosse quand ils écrivent, dans leur présentation des SES sur notre site, que les enseignants visent « une connaissance qui, quand elle passe par la description, conduise à interroger les moyens de la description et parfois la dépasse pour engager la compréhension ou l’explication des phénomènes » ?

L’histoire scolaire elle aussi a du mal à s’arracher au seul registre de la description. L’identité de discipline de « faible intensité d’activité intellectuelle », dont on mémorise les contenus plutôt que d’accéder à la compréhension des processus historiques, lui colle à la peau, au point que les tentatives pour en problématiser le texte et engager enseignants et élèves sur le registre de l’explication ont fait long feu [13]. Pour toutes les raisons que j’ai déjà dites, je ne crois pas que l’on puisse se satisfaire d’enseignements de sciences humaines et sociales qui, dés le secondaire, ne mettent pas l’accent, autant que faire se peut, sur l’intelligibilité du monde. L’histoire dispose pour ce faire d’une implantation institutionnelle sans commune mesure avec celle des SES, mais subit le handicap de la longue et prégnante tradition d’un récit historique qui n’est guère mis en intrigue, pour reprendre la formule de Ricoeur. Les SES s’adossent, elles, à des disciplines qui s’intéressent moins à la singularité de l’événement qu’à la récurrence des faits et aux logiques qui en rendent compte : ne pourraient-elles nourrir l’ambition d’engager plus souvent que « parfois » la compréhension ou l’explication des phénomènes ?

Évoquer l’imbrication de l’économique et du social appelle une autre remarque. Si celle dont parle Mauss à propos du don a longtemps prévalu dans l’histoire humaine, l’émergence conjuguée du travailleur libre, du marché du travail et de la production capitaliste modifie sensiblement la donne, opérant une désintrication des champs de la vie sociale qui a fini par donner naissance à des entreprises disciplinaires spécialisées, à commencer par celle qui s’intéresse aux processus de la valorisation, et en particulier de la mise en valeur du capital.

On peut certes admettre que, malgré cette désintrication, l’autonomie des champs n’est que relative : que les rapports économiques sont des rapports sociaux et non des rapports entre des choses, que le marché totalement autorégulateur est une mystification, et d’un autre côté que, pour paraphraser Marx, les rapports de production sont comme l’éther où baigne l’ensemble de la vie sociale. Et l’on appréciera sans réserve, en ce sens, l’insistance de J. Y. Mas à souligner la présence du social dans l’économique et vice-versa. Peut-on pour autant en conclure à la possibilité pédagogique de faire l’impasse sur un apprentissage spécifique des disciplines ? Dira-t-on, parce que les processus historiques sont indissociables de leur inscription spatiale, qu’un apprentissage séparé de l’histoire et de la géographie n’est pas vraiment indispensable ? Et pareillement, en quoi la socialité de l’économique rend-elle moins indispensable la confrontation des élèves avec les processus, saisis dans leur autonomie relative, propres au champ de la valorisation, de l’accumulation du capital, de la monnaie et des activités financières ? Et compte-tenu de la complexité de ces processus, cette confrontation peut-elle être fructueuse si elle n’est pas conduite de façon progressive et systématique ?

Troisième remarque : les rapports entre l’économique et le social ne sont pas perçus de la même manière selon les écoles de pensée. Les « débats internes » aux disciplines qu’évoque J. Y. Mas portent tout particulièrement sur ce point. On ne peut en ce sens souligner la nécessité de tenir compte de ces débats, et associer économie et sociologie à deux hypothèses anthropologiques, en décrivant le champ des sciences sociales comme structuré par l’opposition entre une sociologie holiste et une économie individualiste. Chacune de ces disciplines est en réalité traversée et clivée par des « hypothèses anthropologiques » différentes, qui induisent des conceptions différentes de leurs rapports mutuels, et dont l’éventail est assez proche d’une discipline à l’autre, même si le rapport des forces entre ces écoles de pensée n’est pas le même dans chacune des deux disciplines : la posture individualiste/utilitariste, dominante en économie, occupe une position plutôt subordonnée en sociologie. Faut-il traiter de ces oppositions dès l’enseignement secondaire, ne vaut-il pas mieux réserver à l’enseignement supérieur l’étude des différences entre holisme, individualisme méthodologique, interactionnisme en sociologie, et comment les traiter : voilà des interrogations qui mériteraient d’être réfléchies à nouveaux frais, particulièrement dans la perspective d’un enseignement de sciences sociales tout au long du cursus. Pour ce qui est de l’économie en tout cas je ne vois pas pour ma part comment, dès aujourd’hui, la question pourrait être esquivée, et je ne vois pas non plus comment on pourrait permettre aux élèves de l’appréhender sérieusement hors d’une approche proprement disciplinaire, progressive et systématique.

Dernière remarque : dans la perspective d’un réexamen démocratique des contenus à transmettre aux jeunes générations, c’est le rapport des SES à une autre discipline des sciences sociales qui mériterait d’être reconsidéré. Il s’agit bien sûr de l’histoire, très présente d’ailleurs à l’arrière-plan de la création des SES dans les années 1960. L’histoire et la sociologie ne sont-elles pas « épistémologiquement indiscernables », pour reprendre l’heureuse formule de Jean-Claude Passeron [14], s’étant doté du même objet de connaissance, le « cours historique du monde » ? L’histoire scolaire et les SES ne sont-elles pas contraintes à la même ambition et affrontées à la même difficulté cruciale : amener les élèves à prendre de la distance à l’égard des interprétations de sens commun, à se défier des jugements de valeur, à interroger les prénotions les plus familières ? Ces deux disciplines ne trouveraient-elles pas intérêt à coordonner leurs apports et à se rendre des services mutuels : l’anthropologie et l’histoire socio-économique invitant les élèves, avec une efficacité attestée par l’expérience, tout à la fois à se départir de leur ethnocentrisme spontané, et en retour à déconstruire les évidences du monde actuel ; et, à l’inverse, la conceptualisation et la problématisation des rapports sociaux contemporains leur fournissant des instruments pour réfléchir les processus socio-historiques du passé ?

Pour conclure ?

Le monde de demain a besoin de citoyens beaucoup plus et beaucoup mieux instruits. Comme le climat, le monde humain prochain se prépare aujourd’hui. Il y faut une autre ambition pour l’école que celle que l’on nourrit dans les horizons de pensée de l’actuel CSP, une lutte repensée et déterminée contre l’échec scolaire, un réexamen des contenus qui parte des exigences de l’avenir. C’est dans une telle perspective me semble-t-il que nous devrions nous interroger, ensemble, sur la place que pourraient et devraient occuper les sciences sociales dans un cursus commun démocratiquement rénové.


Voir en ligne : Disciplines scolaires et disciplines savantes. Enjeux pour la formation des maîtres et la formation des élèves. L’exemple des SES


[1Voir Jean-Pierre Terrail, Les enjeux cachés de l’« interdisciplinarité » au collège, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article213

[2Pour un aperçu de l’histoire des SES, voir sur notre site la contribution de deux de ses protagonistes importants, Élisabeth Châtel et Gérard Grosse, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article153.

[3Voir Bernard Lahire, À quoi sert l’enseignement des sciences du monde social, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article211.

[4En ce sens, pour ma part, je ne saurais adhérer à cette remarque de Christian Laval parlant de sa conception des SES : « L’aspect éducatif (attitude scientifique, esprit critique, sens de la responsabilité sociale, propension au questionnement, pratique du débat), est tout aussi important que l’aspect proprement cognitif » (voir Laval Christian, Le rapport Guesnerie et la liquidation des SES, 2008, en ligne sur www.idies.org). De façon générale l’idée d’une indépendance de « l’aspect éducatif » par rapport à « l’aspect proprement cognitif » me paraît sans fondement, et c’est a fortiori le cas dans l’actuelle conjoncture historique.

[5Élisabeth Châtel et Gérard Grosse, texte cité.

[6Voir Jérôme Deauvieau, Enseigner dans le secondaire, La Dispute, Paris, 2008.

[7Rappelons que d’après une enquête de la DEPP-MEN, 70 % des enseignants du secondaire indiquaient en 1995 qu’enseigner dans une classe difficile les amenait non seulement à ne pas traiter tout le programme mais même à remettre en cause les contenus de la discipline (voir Pierre Périer, « Enseigner dans les lycées et collèges » Les Dossiers d’Education et Formations, n°61, 1996). Il serait surprenant qu’un enseignement qui renonce dans sa charte à transmettre les fondements disciplinaires parvienne à des résultats plus satisfaisants.

[8Des enseignants de SES enseignant la sociologie devraient prendre en considération le fait qu’une recherche par observations et entretiens n’est pas censée obéir aux mêmes contraintes de représentativité que l’enquête statistique, renvoyons sur ce point par exemple aux travaux de Daniel Bertaux, Howard Becker, etc.

[9J. Deauvieau répond par avance à cette objection en montrant que le comportement des enseignants observés dépend d’un rapport aux savoirs disciplinaires qui s’enracine dans leur histoire intellectuelle scolaire et universitaire, et non donc de leur ancienneté professionnelle.

[10Voir à cet égard GRDS, L’école commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, La Dispute, Paris, 2012.

[11Voir ses propositions sur notre site, Bernard Lahire, À quoi sert l’enseignement des sciences du monde social ?

[12Voir article cité, Les enjeux cachés de l’interdisciplinarité au collège.

[13Voir Nicole Lautier et Nicole Allieu-Mary, « La didactique de l’histoire », Revue française de pédagogie, n° 162, 2008.

[14In Le Raisonnement sociologique, Nathan, Paris, 1991.