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Neurosciences et éducation : une rencontre impossible ?
A propos de : Stanislas DEHAENE, "Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines", Odile Jacob, 2018.
jeudi 14 février 2019, par
S’il fallait résumer en deux mots l’essentiel de la portée théorique et éducative de cet ouvrage, je choisirais volontiers ces deux mots souvent revendiqués mais pas toujours justifiés sur le fond : « tous capables ». C’est qu’il explique précisément que tous ont un cerveau à l’architecture organique structurellement identique, prêt très tôt à entrer en dialogue avec le monde de la culture qu’il rencontre et qui le transforme, en en faisant l’acteur des pensées les plus complexes, dans tous les domaines de l’activité humaine. Mais en contradiction avec une certaine vision « culturaliste », il montre aussi que cette appropriation de la culture par le cerveau ne se réalise pas sous la forme de l’imprégnation passive d’un terrain vierge qui absorberait aveuglément l’environnement culturel dans lequel il évolue. A cette vision dépassée aujourd’hui, Stanislas Dehaene oppose celle d’un cerveau fruit d’une longue évolution qui l’a modelé et lui impose des contraintes fortes, des contraintes qui n’ont rien de comparable à des clôtures imperméables aux apprentissages et à la créativité qui s’y greffent et l’habitent : elles sont douées de plasticité. Aussi, fortement structuré, le cerveau est un organe capable de recycler ses circuits, et de pouvoir ainsi engager un dialogue fécond avec la culture sous toutes ses formes, dans tous ses lieux historiques et géographiques.
La lecture de ce livre est d’un intérêt majeur. Son auteur réussit le pari de mettre à la portée d’un lectorat non spécialiste, un contenu de pensée théorique très exigeant. Les nombreux travaux scientifiques qui expliquent et justifient le propos tout au long de l’ouvrage, sont toujours consultables à partir des notes, et leur exposé est toujours parfaitement accessible. Nul doute que cet ouvrage s’inscrit dans une ambition démocratique dont l’objectif est de permettre à un maximum de lecteurs de s’emparer de travaux complexes dont la complexité n’est jamais absconse. Cette dimension participe de l’intérêt de l’ouvrage, car les enjeux de ces travaux sont toujours très sensibles.
Pas de scientisme réducteur !
Des pédagogues, des chercheurs se voulant attachés à des positions scolaires progressistes n’ont pas manqué de propos acerbes contre les neurosciences en général et Stanislas Dehaene en particulier, accusés de scientisme, de positivisme, de réductionnisme débridé. Ils construiraient une fiction politiquement intéressée, destinée à naturaliser l’ordre social, la culture, l’histoire. C’est ainsi que nous assisterions à un glissement du construit vers l’inné dont le retour en force aurait la charge d’occulter le culturel, l’historique.
La fièvre est montée d’un cran lorsque le ministre Jean-Michel Blanquer a décidé d’affronter les échecs scolaires massifs en matière de lecture, en préconisant la démarche dont les recherches nationales et internationales ont démontré l’efficacité, à savoir la démarche syllabique, appelée aussi phonique ou alphabétique. Mais il a aussi mis en place un Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale présidé par Stanislas Dehaene dont on a pu aller jusqu’à dire qu’il était « entouré d’une « brochette » de positivistes assumés ». Roland Gori, professeur honoraire des universités, qui dit cela, ajoute : « il [le ministre] installe un conseil dont les membres, par leurs choix épistémologiques, réduisent l’élève à une machine cognitive et neuronale prompte à épeler et à calculer. « Écoliers-machines » que les « experts » se devront de piloter et de corriger au mieux par IRM et protocoles « randomisés » » [1].
D’autres auteurs se sont signalés sur ce terrain de la dénonciation du mécanisme et du réductionnisme méthodologique des neurosciences. Michel Blay, directeur de recherche émérite au CNRS, écrit : « En un mot l’homme-machine des siècles précédents est devenu l’homme-ordinateur de la neuroscience computationnelle et Stanislas Dehaene en est le héraut. » Or n’étant pas des ordinateurs, mais des hommes et des femmes qui n’existent qu’en interaction avec le monde, « ni les concepts, ni la machine, ni la chimie, ni les logiciels etc. n’expliquent ni n’expriment l’homme vivant, contrairement à ce que certains laissent croire ou font croire [2] » Là aussi il nous faudrait être particulièrement vigilant vis-à-vis des travaux de Stanislas Dehaene qui auraient tous les travers du réductionnisme le plus scabreux.
Ce même réductionnisme se trouve dénoncé également par André Giordan, neurophysiologiste et épistémologue, qui écrit : « Pour ce chercheur [S.D.], il suffirait d’attirer « l’attention de l’élève » vers l’aire cérébrale appropriée pour que disparaisse toute difficulté et même soit éludé tout contexte scolaire, social, familial, culturel… » L’apprentissage de la lecture oppose un démenti à une telle prétention puisque : « Les méthodes ne marchent que pour ceux qui les créent. Le processus d’apprentissage de la lecture chez chaque enfant est unique, il dépend essentiellement de son désir d’apprendre à lire et du contexte qui le favorise [3]. » Face à un principe d’individuation aussi affirmé, on ne peut que s’interroger sur la place que peut prendre le principe de l’éducabilité universelle à l’école. Et donc, question fondamentale, comment construire dans ces conditions une réelle démocratisation scolaire ?
Michel Develay, professeur émérite des universités, dénonce également le réductionnisme des neurosciences, au travers de la question du sens et des valeurs. « Tout savoir du fonctionnement cérébral en relation avec les mécanismes qui permettent ou non d’apprendre ne nous dit rien du sens qu’un élève attribue ou non à un exercice scolaire, et plus largement à l’école. Il me semble plus utile de comprendre quel est le rapport de l’élève à l’institution scolaire, à une discipline scolaire donnée, que savoir où se nichent ses intérêts ou ses désintérêts pour la chose scolaire dans sa machine cérébrale. La connaissance du fonctionnement cérébral ne nous dit rien quant à la genèse de nos hiérarchies de valeurs [4]. » Assurément, l’IRM ne nous permet pas de lire dans son cerveau le texte du sens qu’un élève donne ou pas à ses apprentissages scolaires, de même qu’elle ne nous permet pas de visualiser le film de la genèse et de la hiérarchie des valeurs. Pourquoi alors s’appuyer sur quelque chose qui n’existe pas pour nourrir la critique de supposés mécanismes ?
Gérard Pommier, psychiatre, qui réclame la démission de Stanislas Dehaene au Conseil Scientifique, déclare : « Nommer un neuroscientifique à la tête d’un conseil de l’éducation nationale est un coup de force. » Il entend par là dénoncer l’eugénisme des neurosciences qui nous font croire que « les problèmes des enfants sont des problèmes de conformité génétique, de neuro-développement… alors que ces causes sont insignifiantes par rapport aux déterminations psychiques et familiales. Dire que l’humain est déterminé à l’avance par ses gènes, c’est de l’eugénisme [5]/ ! » Rien que ça !
On l’aura compris, le rappel de ces prises de positions a pour but de montrer certains aspects du climat dans lequel « Apprendre ! » a pu être reçu, afin de saisir le fossé intellectuel et éducatif profond qui les sépare de la dialectique de l’inné et de l’acquis, des architectures cérébrales naturelles et des possibilités fabuleuses d’apprendre et de comprendre dans le monde culturel dans lequel nous vivons, une dialectique finement travaillée par Stanislas Dehaene.
Que les neurosciences ne disent pas tout sur tout ce qui concerne les apprentissages scolaires relève de l’évidence. Elles ne prétendent d’ailleurs pas le faire. Mais elles ne disent pas rien non plus, et ce qu’elles disent a sa place dans les réflexions de la communauté scolaire. Il est arrivé que l’on évoque la fin de la liberté pédagogique lorsque les recommandations ministérielles ont souligné la nécessité de les écouter. C’était faire fausse route, car comme tout apport théorique, celui des neurosciences ne contredit pas la liberté pédagogique des enseignants, il la renforce au contraire en l’aidant à développer toujours mieux l’intelligence des pratiques dont elle a l’initiative/Ici nous pouvons citer Steve Masson, professeur à l’Université du Québec à Montréal. « Croire que les neurosciences vont révolutionner l’enseignement et résoudre tous les problèmes d’apprentissages des élèves est bien entendu dangereusement exagéré. Aucune approche ne peut prétendre à elle seule rendre compte de tous les problèmes complexes et multifactoriels liés aux apprentissages scolaires. En revanche, mieux connaître l’influence et les contraintes qu’exercent le fonctionnement et l’organisation du cerveau sur les apprentissages peut parfois nous aider à identifier les pratiques d’enseignement les plus compatibles avec les mécanismes biologiques dont dispose le cerveau pour apprendre [6]. »
Qu’est-ce qu’apprendre ?
Guillaume Lecointre propose une analyse stimulante des attendus cognitifs du savoir scientifique, dont notamment le réalisme et le matérialisme méthodologique. Ces attendus cognitifs nous font obligation de reconnaître que le monde existe indépendamment et antérieurement à la perception que nous en avons, et donc que « l’existence matérielle des choses n’est pas subordonnée à la validité des concepts et des idées que nous utilisons pour interpréter ces choses [7]. » Ils nous font également obligation de reconnaître que les sciences s’enracinent dans une posture philosophique matérialiste, toujours indépendante d’une philosophie particulière. « Tout ce qui est expérimentalement accessible dans le monde réel est matériel ou d’origine matériel [8] ». Aucune science n’échappe à ce principe, y compris l’histoire, la sociologie, ou même la psychologie clinique.
Ces attendus s’appliquent bien sûr aux neurosciences. Le cerveau existe indépendamment et antérieurement aux connaissances que nous en avons, et il appartient au monde de la matière organique devenue accessible à l’observation grâce aux technologies qui l’ont rendue possible.
La définition générale de l’apprendre qu’en donne Stanislas Dehaene, répond à ces principes, car « Apprendre, c’est construire, au sein de notre cerveau, un nouveau modèle du monde. » Cette nouvelle aventure intellectuelle qu’est un nouvel apprentissage ne s’inscrit donc pas dans une sorte de ciel intellectuel immatériel et l’activation réelle des zones cérébrales concernées s’observent. Mais il y a plus. « L’apprentissage permet à notre cerveau de saisir une parcelle de réalité qui lui échappait auparavant. Réalité extérieure, lorsque nous apprenons l’histoire, la botanique ou le plan d’une ville. Mais également réalité interne à notre organisme, lorsque nous apprenons à coordonner nos gestes et à concentrer nos pensées afin de jouer du violon. Dans tous les cas, notre cerveau internalise un aspect nouveau de la réalité : il ajuste ses circuits afin de s’approprier un domaine qu’il ne maîtrisait pas auparavant. » (Page 40) Ainsi, cette internalisation n’est pas simple réception dans une matière inerte, elle met en travail des circuits cérébraux déjà-là qui s’ajustent pour que le nouvel aspect de la réalité internalisée puisse faire l’objet d’une véritable appropriation active. Une appropriation active qui se fait nouvelle connaissance maitrisée, nouveau miel pour de nouvelles élaborations, concentrations de nos pensées.
A ce titre, le matérialisme qui guide cette visée scientifique, n’a pas grand-chose à voir avec un matérialisme positiviste réducteur, car se joue ici une articulation active intrinsèquement dialectique entre l’intérieur et l’extérieur, le déjà-là et le nouveau, la contrainte et la plasticité, l’inné et l’acquis, le naturel et le culturel. Cette dialectique entre la biologie du cerveau et les inventions culturelles discrédite toute vision qui sépare ces deux mondes, et fait le choix d’en privilégier un au détriment de l’autre. Il ne s’agit donc, ni de survaloriser le relativisme culturel qui pourrait s’installer dans un cerveau totalement flexible et malléable, ni de survaloriser la nature biologique de ce que nous sommes. Il n’y a pas de gouffre entre les inventions culturelles et la biologie du cerveau, mais une rencontre dialectique incontournable.
Introduire la notion d’« écoliers-machines » pris dans les rets des « experts » de l’IRM, celle de l’enfant unique dans ses désirs, ou celle de l’homme déterminé d’avance par ses gènes pour tenter de faire barrage à ce matérialisme dialectique-là, manque pour le moins d’à-propos.
L’hypothèse du recyclage neuronal
Cette hypothèse proposée par Stanislas Dehaene part du fait que, malgré une plasticité synaptique importante, le cerveau humain connaît des contraintes fortes héritées de son évolution. Ainsi il n’a pas de niche neuronale déjà-là, prête à accueillir tout nouvel objet culturel récent au regard de l’évolution, comme c’est le cas de la lecture inventée il n’y a que 5.000 ans. Et pourtant, l’imagerie cérébrale montre que des objets culturels inventés récemment s’internalisent en trouvant le moyen de s’installer dans une niche neuronale, ce qui suppose forcément un recyclage de l’existant. Ainsi, « Chaque apprentissage scolaire réoriente un circuit neuronal préexistant dans une direction nouvelle. Pour lire ou calculer, les enfants s’appuient sur des circuits antérieurs qui ont évolué pour un autre usage, mais qui, grâce à leur marge de plasticité, parviennent à se réorganiser et à se spécialiser pour cette nouvelle fonction culturelle. » (Page 177) Pour montrer plus précisément comment se met en place ce recyclage, l’auteur s’appuie sur deux activités intellectuelles fondamentales, les mathématiques et la lecture.
Les mathématiques recyclent les circuits du nombre
Nous possédons un circuit neuronal qui représente les nombres de façon très approximative, mais qui s’active déjà quand un bébé voit trois objets. Or la pensée des mathématiques aux constructions conceptuelles les plus complexes puise dans ce même réseau cérébral les recombinaisons qui lui sont nécessaires. Il s’agit de la reconversion partielle d’un circuit capable de recevoir une invention culturelle nouvelle : « Tout au long de la construction culturelle des mathématiques, de l’écolier jusqu’au titulaire de la médaille Fields, nous ne cessons de raffiner le code neuronal du même circuit neuronal. » (Page 183)
Les mathématiciens professionnels aveugles activent le même circuit neuronal que les mathématiciens voyants, ce qui réfute la vision du cerveau qui ne serait qu’une page blanche sur laquelle l’expérience sensorielle empirique viendrait écrire. « Si l’expérience déterminait l’organisation du cortex, un mathématicien aveugle, qui a tout appris par le sens du toucher, devrait activer des aires cérébrales très différentes de celles d’un mathématicien voyant lorsqu’il fait des mathématiques. » (Page 184) Or il n’en est rien. L’auteur cite un mathématicien aveugle, Emmanuel Giroux, selon lequel « en géométrie, l’essentiel est invisible avec les yeux, on ne voit bien qu’avec l’esprit. »
La lecture recycle les circuits de la vision et du langage parlé
Avant tout apprentissage de la lecture, grâce à un ensemble d’aires cérébrales dédiées à la vision et au traitement du langage parlé, tout enfant est capable de reconnaître et de nommer des objets, des animaux, des personnes. Dès qu’il apprend à lire, il réutilise ces aires qui sont alors recyclées pour former « l’aire de la forme visuelle des mots qui devient la véritable « boîte aux lettres » du cerveau. » (Page 190) « Tant que l’enfant n’a pas appris à lire, encore en maternelle, son cortex répond aux objets, aux visages, aux maisons, mais pas aux lettres. Après deux mois d’école, par contre, on voit apparaitre une réponse spécifique aux mots écrits, à la même position que chez l’adulte dans le cortex occipito-temporal gauche. (…) Au fur et à mesure que l’enfant s’alphabétise, la représentation des visages augmente dans l’hémisphère droit, en proportion directe du score de lecture. » (Page196) L’architecture du cortex visuel s’est adaptée et recyclée pour cette nouvelle activité que l’école introduit dans la vie de l’enfant.
Mais il y a plus. Dans l’apprentissage de la lecture, la réorientation des circuits cérébraux fait que les régions visuelles reconnaissent les lettres et les envoient vers les aires du langage. « Le résultat, c’est que chez un bon lecteur, les mots lus sont traités exactement comme des mots entendus. » (Page 189) Ainsi, mieux on sait lire, plus on automatise la lecture, et plus on fluidifie la relation directe entre les lettres et les sons du langage.
Cette découverte de l’imagerie cérébrale qui détecte l’activation des zones concernées produite par la lecture donne forcément raison à tous ceux qui s’attachent à enseigner la lecture en s’appuyant de façon rigoureuse et systématique sur les correspondances grapho-phonémiques. L’imagerie nous montre que c’est la voie efficace pour réaliser cet apprentissage lorsqu’il passe par la prononciation des mots lus (une prononciation qui devient subvocalisation chez le lecteur expert), rendue possible par le décodage. Contrairement aux divagations de certains qui prétendent encore que la méthode syllabique fait l’impasse sur tout le travail de compréhension des textes (sic), savoir déchiffrer c’est accéder au sens des mots connus-entendus. C’est la condition absolument nécessaire bien qu’insuffisante, de l’accès autonome au sens de l’écrit [9].
L’analphabétisme ou les séquelles d’accidents vasculaires dans la région de la forme visuelle des mots viennent confirmer cette organisation cérébrale de la lecture. Lorsque l’on présente des mots écrits à un analphabète, son cerveau ne s’active pas, ne répond pas à la sollicitation ; l’absence d’apprentissage ne lui a pas permis d’être confronté à l’internalisation des lettres. La personne lectrice victime d’un accident vasculaire dans la même région, souffrant d’alexie, peut voir ses capacités de lecture s’améliorer, mais celles-ci risquent de se restaurer de façon extrêmement lente et laborieuse.
Conclusion
« La principale conclusion qu’il faut retenir, c’est que, aux antipodes de la caricature du tout inné ou du tout acquis, le cerveau de l’enfant est à la fois structuré et plastique. Dès la naissance, il est doté d’une panoplie de circuits spécialisés, façonnés par les gènes et eux-mêmes sélectionnés par des dizaines de millions d’années d’évolution. (…) Mais l’évolution a également laissé la porte ouverte à de nombreux apprentissages. » (Page 200)
Le cerveau conserve toute sa vie une partie de sa plasticité, notamment au niveau des régions cérébrales de plus haut niveau. Mais c’est le cerveau de l’enfant qui connaît la plus grande plasticité, d’où l’importance de lui offrir un environnement riche. Par exemple, lire tous les jours des histoires à un jeune enfant, développe des activations cérébrales visibles à l’imagerie, qui lui permettent plus tard de mieux comprendre des textes ou de formuler des pensées complexes. Est-on toujours bien attentif à cela à l’école, lorsque l’on sait que cette pratique de lecture n’est pas développée dans toutes les familles, et qu’il est alors nécessaire d’en faire une activité très soutenue, notamment en maternelle ?
Confronter l’enfant « dès le plus jeune âge, à des environnements stimulants, c’est lui permettre de conserver des synapses plus nombreuses, des dendrites plus vastes, des circuits plus flexibles et plus redondants. » (Page 203) N’en déplaise aux tenants du discrédit des neurosciences qui s’appuieraient sur un matérialisme réducteur, s’approprier les exigences des contenus intellectuels de l’école, c’est aussi une question de synapses, de dendrites, et de circuits qu’abrite le cerveau de tous les élèves.
L’origine socio-culturelle n’est pas sans effet sur l’entrée dans les apprentissages, mais le fait que tous les enfants à l’école sont des êtres de langage [10] et qu’ils ont tous un cerveau plastique profondément identique près à s’activer, nous empêche d’arguer de cette origine pour oublier le principe incontournable de l’éducabilité universelle. C’est aussi cela que Stanislas Dehaene nous rappelle dans l’écriture de cet ouvrage. Ce n’est pas mince !
Les quatre piliers de l’apprentissage
Tous nos apprentissages reposent donc sur la plasticité de nos circuits cérébraux, omniprésente également dans le monde animal. Toutefois, ce qui nous spécifie en tant qu’apprenants humains, ce sont des fonctions dont notre cerveau s’est trouvé doté au fil de l’évolution, au nombre de quatre. « Faire attention, s’engager, se mettre à l’épreuve et savoir consolider ses acquis sont les secrets d’un apprentissage réussi. L’enseignant qui parvient à mobiliser ces quatre fonctions chez chacun de ses élèves est certain de maximiser la vitesse et l’efficacité avec laquelle sa classe apprend. » (Page 208)
On a parfois cherché à dire que les enseignants savent tout cela, et qu’il n’est pas nécessaire de les alerter plus avant sur des modalités d’apprentissage qui leur sont déjà familières. Mais s’ils se les étaient tous appropriées dans leur pédagogie, comment expliquer l’importance des échecs, notamment chez les élèves d’origine populaire ? Faudrait-il en déduire que les dits « handicaps socio-culturels » qu’on leur attribue trop souvent - de façon explicite ou plus feutrée - auraient la faculté de bloquer chez eux la plasticité synaptique, au point de rendre impossible l’exercice de l’attention, de la concentration, du retour sur erreur et de la consolidation sur les contenus d’apprentissages de l’école ? Tous les apprentissages qu’ils ont réussis en dehors de l’école ont mis en œuvre ces fonctions d’une manière ou d’une autre, sinon ils n’auraient rien appris. Est-ce à dire que la plasticité synaptique ouverte à tous les apprentissages ferait chez eux un blocage spécifique sur les contenus d’apprentissages scolaires ? Qui pourrait soutenir une telle absurdité ?
Cette question nous conduit forcément à poser celle du sens des apprentissages dont l’absence peut conduire à une mobilisation insuffisante, voire inexistante. Mais comment en arrive-t-on à cette situation ? Ou encore, ce sens qui s’absente, est-il la cause ou la conséquence de l’échec des apprentissages ? Pour le savoir, il faudrait que l’école fasse vivre précisément et avec constance, sans arrière-pensée aucune, la conviction décisive que tous les élèves ont un cerveau qui a besoin d’être mobilisé activement sur les quatre fonctions majeures qui le caractérise, dans les différents contenus scolaires. Il serait alors possible de voir si l’absence de sens continue de marquer les esprits, comment, et à quel degré elle pourrait le faire.
L’attention
Les mécanismes attentionnels ne sont pas propres à l’homme : l’évolution les a intégrés chez tous les animaux, capables ainsi d’opérer les sélections nécessaires devant la saturation des informations qu’ils rencontrent.
A l’école, cette question de l’attention est essentielle. Nous savons bien que les élèves ne peuvent pas apprendre s’ils ne prêtent pas une attention soutenue aux objets d’apprentissages du moment. Mais allons-nous toujours jusqu’au bout des implications de ce savoir ?
Faire attention c’est forcément choisir, sélectionner ce sur quoi on veut faire porter notre attention, dans un créneau relativement étroit qui laisse de côté ce que l’on a décidé de laisser dans l’ombre. D’où la question de la nature du choix et du périmètre attentionnel au-delà duquel on décide de ne pas regarder. Quel choix propose-t-on alors aux élèves à chaque moment du déroulé de l’apprentissage ? Répondre à cette question engage celle de la définition et de la délimitation de l’objet d’apprentissage, dans tous les moments du travail de chaque discipline.
Stanislas Dehaene s’appuie sur l’apprentissage de la lecture pour montrer ce qu’il est décisif de porter à l’attention des élèves de façon explicite et bien différenciée. Comme nous l’avons déjà dit, lire c’est activer un circuit neuronal recyclé (la « boîte aux lettres »), où se sont internalisés les objets d’apprentissage, ce qui suppose que l’attention ait été dirigée sur les bonnes clés, celles qui se trouvent dans la structure interne des mots écrits et qui correspondent aux graphèmes et aux syllabes que l’on décode. Le rappel de ce processus amène l’auteur à dégager une conséquence pédagogique importante qu’il exprime ainsi : « Prêter attention à la forme globale du mot empêche de découvrir le code alphabétique et oriente l’activité cérébrale en direction d’un circuit inadéquat. » (Page 222)
A partir du moment où l’attention détermine ce que l’enfant apprend de façon féconde, il est décisif de toujours cibler une tâche explicitement identifiée, judicieusement déterminée, ce qui engage la réflexion sur la didactique des disciplines et la façon dont les différents objets sont appelés à être abordés/Ici, on pourra se reporter au billet d’humeur de Serge Cospérec qui montre comment un ouvrage destiné à la formation des enseignants en histoire peut-être le lieu de confusions proprement choquantes, voir : http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article237/. Plus largement, cette dimension nous invite à réfléchir également à la qualité des supports offerts aux élèves. Les manuels de lecture ou de mathématiques, par exemple, contiennent trop souvent une profusion de graphismes différents, d’images, d’illustrations qui rendent très difficile, voire empêchent l’attention efficace sur ce qui est censé être la cible de l’apprentissage. Trop de dessins dans le fichier de mathématiques censés les concrétiser noient littéralement l’objet dans sa spécificité, et trop de décorations dans la classe distrait l’attention.
L’engagement actif
Là aussi, l’expérience empirique semble nous renseigner suffisamment sur l’importance de l’engagement actif pour bien apprendre. Mais, et ce n’est pas le moindre de son intérêt, la lecture de ce chapitre nous permet de dépasser une certaine vision trop étroite que cette expérience nous livre.
La curiosité joue un rôle fondamental dans la survie des espèces. Elle les pousse à explorer leur environnement afin de mieux le maîtriser pour assurer leur survie, ce qui active le circuit de la dopamine liée au fait que la découverte d’une information inconnue porte en elle-même sa propre récompense. Mais : « Là où d’autres animaux visitent l’espace qui les entoure, nous, nous auscultons les concepts. » (Page 254) Des concepts qui sont moteurs de la motivation poussée par la curiosité, ressort du vouloir savoir.
Cette curiosité ne peut pas être satisfaite par n’importe quelle voie. Stanislas Dehaene consacre un passage important à la critique des pédagogies de la découverte qui peuvent laisser l’élève dans l’illusion qu’il maîtrise son sujet, alors qu’il n’a pas accédé aux concepts profonds. Il est crucial que l’élève soit motivé, engagé dans l’apprentissage, à condition qu’il ne soit pas livré à lui-même. Les pédagogies qui réussissent « proposent toute une série d’activités rationnelles, hiérarchisées, qui font l’objet de démonstrations précises par l’enseignant avant d’être réalisées en autonomie par les enfants. Engagement, plaisir, autonomie, avec une pédagogie explicite appuyée sur un matériel stimulant : c’est la recette d’un cocktail gagnant dont l’efficacité a été démontrée. » (Page 250)
La curiosité peut s’émousser, on peut même la tuer. Stanislas Dehaene voit trois façons d’y parvenir : manquer de stimulations à la hauteur de l’intelligence des enfants ; décourager le désir d’explorer en sanctionnant les erreurs ; laisser entendre que l’enseignant sait toujours tout. « Quelle est donc la bonne démarche ? Elle consiste à toujours garder en tête le concept d’engagement actif. Engager maximalement l’intelligence de l’enfant, cela signifie le maintenir en alerte par des questions, des remarques qui stimulent son imagination, et lui donnent envie d’aller plus loin. Pas question pour autant de laisser l’élève tout découvrir par lui-même (…). L’idéal est de proposer une pédagogie structurée, mais qui encourage la créativité de l’enfant en lui laissant entendre qu’il lui reste, s’il le souhaite, mille choses à découvrir. » (Page 263)
Le retour sur erreur
Stella Baruk fut une grande pionnière dans le traitement particulièrement fécond de l’erreur en mathématiques, mais tout ce qu’elle écrit sur l’erreur dans cette discipline prend un sens universel qui intéresse toute discipline. Stanislas Dehaene lui emboîte le pas en quelque sorte puisqu’il écrit : « le retour sur erreur est le troisième pilier de l’apprentissage, et l’un des paramètres éducatifs les plus influents : la qualité et la précision du retour que nous recevons déterminent la rapidité avec laquelle nous apprenons. » C’est que : « Se tromper, c’est déjà apprendre. Les deux termes sont virtuellement synonymes, car chaque erreur est une opportunité d’apprentissage. » (Page 266)
Le signal de l’erreur c’est le décalage entre la prédiction et la réalité, ce que nous pensions pouvoir penser et la pensée avérée. C’est la connaissance du cerveau qui nous permet de dire qu’il « n’est pas un organe passif qui absorbe des associations. L’apprentissage est actif et dépend du degré de surprise lié à la violation de nos attentes. » (Page 269) Bien sûr, cet effet de surprise ne doit surtout pas être maltraité comme il l’est trop souvent, lorsque la note sert à sanctionner les fautes et à installer les élèves dans la concurrence.
Stanislas Dehaene cite Daniel Pennac qui raconte les affres de la vie de cancre, pour dire que nous ne pouvons pas ignorer les effets que les stress massifs ont sur les systèmes émotionnels du cerveau. Ces effets, étudiés particulièrement dans le domaine des mathématiques « championnes mondiales de l’anxiété scolaire », se reconnaissent, se mesurent, se quantifient dans les activations des circuits de la douleur et de la peur, comme autant de tsunamis émotionnels qui abolissent les capacités d’apprentissage.
Abolir la note ne signifie pas abolir tout contrôle de la solidité des connaissances, bien au contraire. « Se tester régulièrement maximise l’apprentissage à long terme. Le simple fait de mettre à l’épreuve sa mémoire la rend plus forte- c’est l’effet direct des principes d’engagement et de retour sur erreur décrits plus haut. Passer un test oblige à se frotter au réel et à se rendre compte de ce qu’on ne savait pas. » (Page 282) C’est l’une des stratégies pédagogiques les plus efficaces, avec l’espacement des apprentissages qui leur est absolument nécessaire. Nul doute que l’organisation du travail à l’école ne peut que profiter grandement de ce que l’auteur développe dans ce chapitre.
La consolidation
Tout apprentissage efficace passe par la consolidation, qui est essentielle pour obtenir sa routinisation. Certains commentaires de ce vocable y verront sans doute l’expression, là aussi, d’un mécanisme réducteur. Or il ne signifie rien d’autre que la nécessité incontournable d’automatiser des apprentissages parce que le cerveau ne peut pas faire deux choses à la fois.
Tant que la lecture n’est pas routinisée elle active le cortex pariétal et préfrontal qui montre l’effort important, l’attention soutenue. Mais cette activation disparait, les ressources du cortex sont libérées lorsque l’automatisation est atteinte : nous pouvons alors lire sans effort et nous concentrer sur le sens de notre lecture. « Routiniser la lecture, c’est mettre en place un circuit restreint et spécialisé pour le traitement efficace des chaînes de lettres que nous rencontrons régulièrement. » (Page 294) C’est ce traitement qui est nécessaire pour que puisse s’ouvrir normalement, efficacement, le travail du sens, le champ de la compréhension.
Cette routinisation n’est pas propre bien sûr à la lecture : elle concerne la pratique d’un instrument de musique, la conduite d’une voiture, la dactylographie ou le calcul mathématique. Au fil de la consolidation, l’attention exécutive disparait et nous permet de nous concentrer sur tout autre chose : interpréter une sonate, surveiller les conditions de la route, taper un texte, résoudre un problème de maths.
Conclusion : « Nous ne pourrons pas construire les plus hauts niveaux de la pyramide éducative sans en avoir d’abord consolidé les fondations. » (Page 295) Une consolidation qui rencontre le rôle clé du sommeil qui ne se contente pas de nous permettre de stocker. Les découvertes de la journée sont « recodées sous une forme plus abstraite et plus générale. » (Page 305) Est-il nécessaire de préciser à quel point il serait important d’aider les familles à mieux connaître ce rapport entre le sommeil et les apprentissages ?
Les bébés et les machines
Pour cette note de lecture, j’ai fait le choix de diriger mon attention sur ce qui, dans cet ouvrage extrêmement riche et copieux, intéresse plus particulièrement le domaine de l’éducation scolaire. Je justifie ce choix par le fait que cette note est destinée au site de la démocratisation scolaire qu’abonde le GRDS, qu’elle peut difficilement s’étendre trop, et que le traitement de ce domaine exigeant nécessite de ne pas être raccourci.
Bien évidemment, cela n’implique pas que les lecteurs de cette note seraient susceptibles selon moi de se désintéresser des étonnantes intuitions des bébés, de la naissance de leur cerveau, et de ce qui manque radicalement à l’intelligence artificielle, aux machines, pour être en état de concurrencer notre cerveau. Je me contenterai donc ici de leur signaler que les pages qui s’y consacrent ne manqueront pas de les passionner.
Conclusion
Nous emprunterons à l’auteur le titre de sa propre conclusion : « Réconcilier l’éducation avec les neurosciences ». Pour justifier cette exigence il reprend l’essentiel des connaissances que les neurosciences nous permettent de capitaliser, et il termine par l’énoncé de treize maximes pour l’épanouissement de l’enfant. Elles sont toutes à lire attentivement. Pour ma part j’en retiendrais volontiers une qui est en résonnance avec le sens du travail conduit par le GRDS. « L’idée que chacun d’entre nous possède son style d’apprentissage est un mythe. L’imagerie cérébrale montre que nous possédons tous des circuits et des règles d’apprentissage très semblables. Les aires cérébrales responsables de la lecture, du calcul mental ou des mathématiques sont, à quelques millimètres près, les mêmes chez tous – y compris chez les enfants aveugles. Tous les enfants rencontrent des difficultés similaires, et les mêmes méthodes pédagogiques permettent de les surmonter. Les différences, bien réelles, portent sur la vitesse d’apprentissage et les goûts de chacun : sachons nous y adapter (…), mais assurons-nous en premier lieu que tous les enfants acquièrent les fondamentaux dont ils auront besoin. » (Page 316)
[1] Entretien avec Roland Gori, Carnets Rouges, n°14, octobre 2018.
[2] Daniel Blay, Mon cerveau n’est pas un ordinateur, Regards croisés, 25, Janvier-février-mars 2018.
[3] André Giordan, Les neurosciences, la grande illusion en éducation (1), www.educavox.fr, 6/02/2018.
[4] Michel Develay, Vérité et neurosciences, Les Cahiers pédagogiques, 5/10/2017.
[5] Gérard Pommier, Les neurosciences, d’un point de vue éducatif, ne servent à rien ! Le Point, 24/03/2018.
[6] Pour que s’activent les neurones, Les Cahiers pédagogiques, n°527, février 2016.
[7] Guillaume Lecointre, Savoirs, opinions, croyances. Une réponse laïque et didactique aux contestations de la science en classe, Belin, 2018. Note de lecture de cet ouvrage, Janine Reichstadt, Croire et savoir : pour une épistémologie exigeante en classe, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article292
[8] Guillaume Lecointre, Ibidem.
[9] Saussure ne serait peut-être pas mécontent d’apprendre que sa grande découverte de l’union du concept et de l’image acoustique, du signifié et du signifiant qui permet de comprendre pourquoi déchiffrer un mot que l’on connaît nous donne immédiatement accès à sa signification, parvient à trouver un écho dans l’architecture de notre cerveau.
[10] Jean-Pierre Terrail, Entrer dans l’écrit. Tous capables ? La Dispute, 2013.