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Georges Snyders, J’ai voulu qu’apprendre soit une joie

Institut de recherches de la FSU- Syllepses, 2008.

mercredi 8 avril 2009, par Janine Reichstadt

Le travail intellectuel qu’il a conduit et les débats qui ont animé ses choix théoriques prennent une place importante dans cet ouvrage autobiographique de Georges Snyders. Mais celui-ci livre aussi au lecteur quelques moments marquants de sa vie dans ses aspects privés, sociaux, politiques.

Il raconte la place de la musique chez son père et il va jusqu’à écrire "mon père c’est la musique", pour ajouter "jouer chez nous n’a qu’un seul sens : jouer du piano". On comprend pourquoi Georges Snyders peut avancer : "je suis attaché au monde par la musique", au point d’avoir souhaité devenir virtuose et de ressentir une pointe d’amertume lorsque sa vie s’est trouvée résolument orientée vers la philosophie.
Avant 1939 il fait ses études supérieures à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et se retrouve enrôlé dans la "drôle de guerre". Il passe quatre ans à Lyon : "les quatre années les plus mornes et les plus angoissées de ma vie".
Arrêté en 1944, il est déporté à Auschwitz où il connaît l’horreur du camp, les humiliations, la faim, l’obstination des nazis à chercher à détruire toute humanité chez les déportés, mais aussi la volonté et la force chez ces hommes de résister et d’affirmer leur dignité, leur humanité. "Pour le meilleur et pour le pire, on ne revient jamais d’Auschwitz".
Après son retour à Paris, il reprend ses études, réussit l’agrégation de philosophie et devient professeur. Il enseigne tout d’abord en khâgne puis à l’Université de Nancy où il se consacre à la psychologie de l’enfant. En 1967 il obtient le nouveau poste créé avec la licence en sciences de l’éducation à la Sorbonne. Ses deux thèses portent sur : "L’évolution pédagogique en France aux XVIIe et XVIIIe siècles", et "Le goût musical aux XVIIe et XVIIIe siècles".
Après avoir adhéré au Parti Communiste, il le quitte en 1956 pour y revenir et y demeurer fidèle. Et il rend hommage à trois grands penseurs qui l’aident à confirmer son attachement au marxisme, au concept de lutte de classe et au communisme : Brecht, Gramsci, Jaurès.

Réflexions sur l’école

L’ensemble des réflexions fondamentales de Georges Snyders sur l’école sont portées par deux piliers essentiels : la joie et les chefs-d’œuvre. La joie à l’école est pour lui une question cruciale : il refuse pour les élèves l’ennui, la résignation dans l’attente que "ça passe", le morne, les promesses de joies constamment différées. Il veut la joie dans le présent de l’élève, pendant qu’il est élève.

Or cette joie ne peut véritablement s’installer dans les classes si les élèves ne sont pas confrontés à des œuvres capitales, d’une valeur exceptionnelle, au fondement même de notre culture, les chefs-d’œuvre, qu’il n’est pas question de réduire aux seules productions des arts et des lettres. Les découvertes scientifiques fondamentales, les grandes réalisations techniques, les théories sociales et les synthèses majeures des sciences humaines appartiennent pleinement au monde des chefs-d’œuvre : elles ont donc une place privilégiée à occuper au sein de l’école. "Mon école voudrait en arriver au point où le chef-d’œuvre se rattache intimement à la vie des élèves, les aide à construire leur vie".
Cette ambition va forcément poser la question de la façon, sur le plan pédagogique, de parvenir à sa réalisation. Comment faire donc pour que les élèves accèdent à la valeur exceptionnelle des œuvres capitales ?

Deux préalables s’imposent pour commencer à répondre à cette question. Il faut tout d’abord se convaincre du fait que la culture des élèves n’est pas que de l’informe, du mauvais goût, et qu’ils ne sont pas que dans l’erreur. Et puis il faut tout autant se garder du danger qui consiste à plaquer sur eux, des œuvres, des questions étrangères à leurs préoccupations. C’est pourquoi il convient d’adopter une démarche qui s’articule sur un mouvement en trois temps : celui de la continuité, celui de la rupture puis celui de la reconnaissance.

Il importe que les élèves puissent exposer leurs goûts, leurs questions, leurs doutes, les valeurs auxquelles ils tiennent. Il importe également qu’ils perçoivent les présupposés, les cohérences, les incohérences qui peuvent traverser leurs discours. D’où le rôle important de l’enseignant qui a pour tâche d’aider les élèves à entrer dans cette perception.
La rupture après ce premier moment de la démarche consiste à introduire des éléments, des notions, des perspectives inédites, qui ne pouvaient pas apparaître dans la phase de travail avec ce que les élèves étaient en mesure d’envisager par eux-mêmes. Mais pour que cette rupture puisse être vraiment assimilée par les élèves, il faut qu’elle s’appuie résolument sur la première phase de travail avec eux.
Dans un troisième moment, celui de la reconnaissance, les élèves peuvent alors reconnaître tout l’intérêt de ce qui leur a été proposé, et ressentir en quoi cela change leurs premières façons de voir, éclaire leur propre expérience et l’enrichit.

"Je rêve (je crois bien que c’est délire) d’un enseignant qui mènerait ses élèves du rock à Boulez. Cela implique qu’on mette en valeur tout ce que le rock par exemple contient d’intéressant : sens du rythme, véhémence, exaltation, usage astucieux de sonorités nouvelles ; et surtout (c’est là le plus difficile) qu’on parvienne jusqu’au point où nos élèves ressentiraient que cette joie esthétique, savourée pour le moment dans le rock, se réalise chez Boulez avec une plénitude plus convaincante. Est-ce tout à fait impossible ?"

Controverses pédagogiques

Après avoir précisé les fondamentaux sur lesquels il organise sa pensée du travail de l’école, Georges Snyders reprend le débat auquel il a participé durant toute sa vie de chercheur, dans l’optique de revisiter les positions qu’il a prises, au risque de devoir s’adresser à lui-même les critiques qui lui paraissent nécessaires aujourd’hui, tout en spécifiant ce qui à ses yeux peut demeurer parfaitement légitime.

L’examen de ces "controverses pédagogiques" l’amène à reprendre à son compte les thèses essentielles de Bourdieu et Passeron sur la reproduction des inégalités sociales à laquelle l’école participe pleinement.
Georges Snyders rejoint Alain sur l’importance qu’il accorde aux chefs-d’œuvre, mais il ressent envers lui un grief essentiel, celui de voir entre ceux-ci et le monde du quotidien une opposition majeure. Celui-ci ne serait que le monde du clinquant, du superficiel ne pouvant susciter que de la défiance.

Le respect de l’enfant chez Freinet ne peut-être que salué par Georges Snyders qui souligne le fait que chez ce pédagogue on s’appuie sur ses demandes, on valorise le travail et la responsabilité. Toutefois, la pratique du texte libre risque de bloquer l’élève sur l’anecdotique. L’enseignant s’efface probablement trop, mais surtout, et notamment au travers des BT (bibliothèques de travail), ce sont les contradictions majeures du monde dans lequel nous vivons qui n’occupent pas auprès des élèves toute la place qui leur revient. "Malgré la droiture innée de l’enfant selon Freinet, il risque d’en rester aux apparences et à l’acceptation de l’ordre établi, si les idées qui mettent en question la société ne sont jamais évoquées devant lui."

Le retour sur ses textes publiés par la Nouvelle Critique dans les années 50 amène Georges Snyders a critiquer la rigidité de son marxisme d’alors. Il continue de penser qu’il avait raison de dénoncer certaines BT où aucune place n’est donnée aux revendications des travailleurs dans une usine, et où la l’approche de la Kabylie ressemble trop à une promenade touristique, toutefois il reconnaît l’erreur de ce qu’il appelle son "anti-freinétisme primaire", travaillé par de vrais-faux dilemmes de l’époque, pouvant se formuler ainsi :"peut-on ou non être à la fois un instituteur freinétiste et un "vrai" communiste ?"

Ses critiques d’alors de la non-directivité au travers des positions de Neill et de Rogers le conduisent aujourd’hui à penser qu’il n’a pas suffisamment su reconnaître la place du désir et le refus de la domination que ces auteurs entendaient mettre en avant. Toutefois il ne peut que rappeler, pour en maintenir la dénonciation, ces propos de Neill : "Laissé en liberté, loin de toute suggestion de l’adulte, l’enfant peut se développer aussi complètement que ses capacités le permettent. C’est un lieu [Summerhill] où ceux qui ont des capacités naturelles pour devenir savants le deviendront alors que ceux qui n’ont de capacité que pour balayer les rues les balaieront." Et Georges Snyders de conclure : "La non-directivité est une psychologisation des problèmes sociaux."

En introduisant le Conseil dans la classe, Oury et Vasquez ont cherché à dépasser l’opposition entre l’autorité du maître et la liberté de l’élève, à sortir du dilemme entre la directivité et la non-directivité, en proposant aux élèves de devenir une force d’initiative, de décision. Mais l’adulte s’abstient trop face au poids des préjugés, des idées reçues. L’expression libre des élèves doit aussi rencontrer des vues théoriques qui ne peuvent pas venir d’eux, et à cet égard le rôle du maître est essentiel.

Aujourd’hui le GFEN est placé très haut dans les réussites pédagogiques par Georges Snyders car il propose aux élèves d’agir, de réaliser des projets qui sont autant de créations "pour de vrai". "C’est en agissant que le jeune va choisir, va construire ses savoirs. Construire ses savoirs c’est se construire soi-même." Il ne s’agirait donc plus ici d’écrire une rédaction parce que le maître l’a demandé sur un sujet qu’il a lui-même choisi, mais d’écrire pour qu’au travers de l’écriture se crée un échange concret. Le GFEN valorise l’expérience de vie des élèves, le travail de groupe, l’autonomie, mais dans sa volonté de s’opposer à l’école traditionnelle il en arrive à ne pas suffisamment se préoccuper des valeurs culturelles des élèves dans la distance qui les sépare de la notion de chef-d’œuvre.
""Tous capables", cri de ralliement du GFEN, ne peut pas signifier tous capables de composer la 5e symphonie." Les chefs d’œuvre ne sont pas à la portée de la main : ils exigent des efforts en direction de la haute culture, efforts qui ne sont pas toujours suffisamment exigés au GFEN.
Georges Snyders reconnaît à Meirieu le grand mérite de greffer l’enseignement sur l’expérience et les acquis des élèves et de les conduire jusqu’au chef-d’œuvre. Son admiration va aussi à la valorisation chez le pédagogue de la construction par l’adolescent de son autonomie vis-à-vis des adultes. Toutefois il insiste sur le fait qu’il ne convient pas de confondre l’autonomie avec l’absence d’influences, de pressions. "Je me demande si Meirieu se péoccupe jusqu’au bout de replacer les problèmes d’autonomie des adolescents dans le contexte sociopolitique d’ensemble (...) Je pense que pour atteindre la forme la plus accomplie d’autonomie, il faut que l’adolescent se réfère à quelques grands chefs-d’œuvre qui ont su donner aux questions essentielles les réponses que je juge valables. Et je suis déçu de ne pas trouver de tels appels chez Meirieu." N’oublions pas que Georges Snyders insiste pour que l’on considère avec force que les théories sociales et les synthèses majeures des sciences humaines appartiennent au monde des chefs-d’œuvre.

Une des conclusions les plus fortes que l’on peut tirer des réflexions de Georges Snyders cherchant à déterminer dans cet ouvrage, les missions fondamentales de l’école, peut s’inscrire dans cette affirmation : "L’école est là pour proclamer que Beethoven n’appartient pas aux classes dominantes, pour que les élèves ne confondent pas le génie et les mondanités."
Et à cet égard il nous est possible d’interroger le rôle qu’il attribue à ce qu’il faut bien appeler les handicaps socio-culturels. Il rappelle la connivence culturelle entre la famille et l’école qui favorise les élèves des classes favorisées, et il insiste sur les appuis qui manquent aux élèves d’origine populaire dans leur famille. Mais on voit mal se profiler l’idée d’un possible travail spécifique de l’école pour permettre aux élèves d’origine populaire de connaître eux aussi, et dès à présent, l’expérience de la réussite et de la joie à l’école. C’est que Georges Snyders lie très fort le niveau de démocratisation de l’enseignement au niveau de démocratie de l’Etat.

"Pour que les qualités de l’enseignement soient mises au premier plan, la lutte des forces progressistes doit être approfondie, étendue à l’ensemble des problèmes que les élèves rencontrent, aux problèmes sociaux évidemment. (...) C’est une illusion de poser l’école comme facteur déterminant du progrès social, "ascenseur" social." Il est vrai que l’école aurait bien du mal à résoudre à elle seule les problèmes sociaux en général et ceux des élèves qu’elle reçoit, plus particulièrement. Mais aujourd’hui, elle ne peut pas ne pas se poser la question de savoir si il lui est possible ou pas de prendre une place beaucoup plus importante dans le nécessaire mouvement de démocratisation de la réussite scolaire.
Les élèves d’origine populaire sont regardés le plus souvent au travers du prisme de manques, de déficits socio-culturels déclarés à l’origine de leurs difficultés. Or si au lieu de se tourner vers ce qu’ils n’ont pas on essayait d’être attentif aux ressources dont ils sont nécessairement pourvus en tant qu’êtres de langage, les perspectives de réussite scolaire pour ces élèves également pourraient sans aucun doute prendre un sens fort, sans qu’il faille attendre les transformations de fond de la société dans le sens de sa démocratisation.
Pour ma part je suis convaincue de la nécessité et de la possibilité de mettre, au sein de l’école, les qualités de l’enseignement au premier plan : la sortie des problèmes sociaux ou même psychologiques rencontrés par les élèves ne pourra jamais donner, par elle-même, la clef des pratiques d’enseignement en mesure de permettre aux élèves d’apprendre à lire ou de comprendre les mathématiques.

Quoi qu’il en soit de ce débat, il est certain que l’ouvrage de Georges Snyders mérite d’être lu avec un grand intérêt ; il est très stimulant pour la réflexion sur l’école, la société et les choix auxquels nous sommes confrontés pour nous inscrire dans le processus de démocratisation sociale, économique et politique du monde dans lequel nous vivons.