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Apprendre à lire : une approche inédite

Entretien avec les auteurs de Je lis, j’écris

mercredi 16 décembre 2009

Janine Reichstadt, Jean-Pierre Terrail et Geneviève Krick viennent du publier aux éditions Les Lettres bleues un nouveau manuel de lecture : Je lis, j’écris. Un apprentissage culturel et moderne de la lecture (CP). Graphisme Gérard Paris-Clavel et David Poullard. 2009, 13 €, présentation sur le site : leslettresbleues.fr.

Entretien.

Q : Comment vous situez-vous dans la fameuse querelle des méthodes de lecture ?

R : La méthode globale pure a quasiment disparu du paysage. Les manuels les plus fréquemment utilisés dans l’éducation nationale proposent une méthode dite « mixte » qui laisse cependant une très large place à la reconnaissance de mots dont la forme globale doit être mémorisée ; tout en introduisant, à un moment ou à un autre des apprentissages, l’étude du « code » des correspondances entre les signes écrits et les sons de la langue. Ces manuels amènent donc aussi les élèves, à cette occasion, à identifier les lettres et les syllabes. L’appellation « méthode syllabique » tend ainsi à se généraliser, d’autant qu’elle paraît conforme aux directives ministérielles. Mais elle masque l’opposition forte qui subsiste entre deux façons d’enseigner le code : soit en partant des sons de la langue (les phonèmes) dont on apprend comment ils s’écrivent ; soit en partant des signes écrits (les graphèmes) dont on apprend comment ils se prononcent, et dont l’étude est beaucoup plus systématique. C’est cette seconde démarche, que nous qualifions de « graphémique », et qui représente pour nous la syllabique proprement dite, que nous avons adoptée.

Q : Et quelles sont les raisons de ce choix ?

R : C’est l’épreuve d’abord de la pratique, Geneviève Krick réussissant, dans des instituts de rééducation ou des CMPP, à apprendre assez rapidement à lire, à l’aide de la syllabique « graphémique », à des élèves en très profond échec scolaire. La réflexion théorique que nous avons menée à partir de ce constat nous a permis d’en comprendre les raisons, et nous a convaincus de l’efficacité pédagogique supérieure de cette méthode (laquelle est d’ailleurs corroborée par un grand nombre d’enquêtes comparatives, notamment nord-américaines) [1].

Q : Pourtant la syllabique a mauvaise réputation auprès de beaucoup de pédagogues ?

R : Ce n’est pas le cas des parents quand ils apprennent eux-mêmes à lire à leurs enfants : ils privilégient massivement la syllabique, jugée plus sûre et plus facile à conduire. Mais il est incontestable que la syllabique suscite encore une opposition forte d’une majorité d’experts et du coup de professeurs des écoles.

Q : Comment leur critique est-elle argumentée ?

R : Ses adversaires adressent une seule critique à la syllabique, mais cette critique est jugée rédhibitoire. Ils lui reprochent de condamner l’apprenti lecteur à l’ânonnement de lettres et de syllabes sans signification, et ensuite de ne pouvoir lui donner à lire que des textes pauvres, voire bêtifiants, car ces textes doivent être construits avec les seuls graphèmes qu’il a préalablement appris à déchiffrer. A l’inverse les méthodes mixtes respecteraient, elles, le principe du « lire c’est comprendre ». Leurs
« leçons de sons » partent en effet d’un récit dans lequel on identifie une phrase, puis un mot, puis un son dont on apprend la transcription, et donnent ainsi le sentiment d’apprendre à lire sans jamais quitter le domaine du sens.

Q : Et qu’en pensez-vous ?

R : Le supposé avantage des méthodes mixtes est à nos yeux lourd de conséquences. Car les leçons de son, qui invitent à reconnaître la graphie du son étudié dans un mot écrit contraint l’élève à deviner le reste du mot, par référence au contexte de sens, à l’illustration du manuel, ou parce qu’il reconnaît une partie de ses syllabes. On l’habitue ainsi à la « lecture devinette », à une lecture approximative, flottante, qui va grever sa maîtrise formelle (orthographique et syntaxique) de la langue écrite, et pénaliser son accès au sens même de ce qu’il lit, car il ne prêtera pas une attention suffisante aux menus signes graphiques essentiels à la compréhension (les accents, la ponctuation, les marques de la conjugaison, etc.).

Q : Mais la critique adressée à la syllabique d’un apprentissage mécanique et ânonnant n’est-elle pas justifiée ?

R : Jusqu’à la parution de Je lis, j’écris, cette critique pouvait s’appuyer sur le caractère désuet de certains manuels, notamment de la fameuse méthode Boscher, dont les textes ont été rédigés… en 1906 ! Nous étions convaincus pour notre part que l’efficacité de la syllabique est une chose, la qualité littéraire de ses textes une autre. De fait tous ceux qui découvrent Je lis, j’écris sont frappés par le refus de toute infantilisation, par l’ambition des textes et de l’iconographie. Celles-ci démarquent Je lis, j’écris non seulement des autres méthodes syllabiques, mais aussi des méthodes mixtes qui pratiquent les « leçons de sons ».

Q : Cette ambition n’est-elle pas cependant trop grande pour des enfants de six ans ?

R : Qu’après avoir reproché à la syllabique une pauvreté de sens on nous reproche un excès de sens ne manquerait pas de sel ! Le meilleur de la littérature enfantine est de haute tenue littéraire et culturelle. Avec Je lis, j’écris, nous avons voulu réduire l’écart entre cette littérature et les textes d’apprentissage scolaire. Ce parti pris nous paraissait jouable, et présenter de forts avantages.

Les ressources linguistiques et l’intelligence souvent sous-estimées des élèves de CP [2] (2) leur permettent de conjuguer l’apprentissage du décodage, la découverte de mots nouveaux, la discussion et la compréhension de textes un peu exigeants. Loin de les rebuter, le travail de la langue et du sens les motive énormément, jouer avec la sonorité et l’étrangeté de mots peu familiers les ravit. Ils se convainquent que lire, ça vaut le coup ; et ils sont très sensibles à l’esthétique de la mise en pages et en images de Je lis, j’écris, à son côté « livre d’art ».

Nous n’oublions pas que d’après les enquêtes du ministère les écarts cognitifs et culturels selon le milieu social doublent entre l’entrée au CP et la fin du CM2. L’ambition de Je lis, j’écris, qui confronte tous les enfants à une culture soutenue, est un atout pour aider l’école à compenser le poids des inégalités sociales. Et fait de l’ouvrage, par la même occasion, un instrument approprié pour l’aide parentale, l’accompagnement scolaire ou l’alphabétisation des adultes.

Bien qu’étant paru après la rentrée scolaire, Je lis, j’écris est utilisé dès cette année 2009/2010 dans une série de classes de CP, dont une majorité en ZEP. Avec un succès général et réjouissant.


Voir en ligne : Les lettres bleues


[1Cf. Jean-Pierre Terrail, De l’inégalité scolaire, La Dispute, 2002 ; Geneviève Krick, « La confrontation à la lettre », in Jean-Pierre Terrail (dir.), L’École en France, La Dispute, 2005 ; Geneviève Krick, Janine Reichstadt, Jean-Pierre Terrail, Apprendre à lire. La querelle des méthodes, Gallimard, 2007

[2Cf. à cet égard Jean-Pierre Terrail, De l’oralité. Essai sur l’égalité des intelligences, La Dispute, 2009.