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Le diplôme, arme des faibles

samedi 1er mai 2010, par Tristan Poullaouec

Entretien avec Tristan Poullaouec, à propos de son livre récemment paru aux éditions La Dispute (en avril 2010, dans la collection "L’enjeu scolaire"), mené par Yves Baunay, François Bouillon et Régine Tassi, paru dans le numéro 48 de Nouveaux Regards.
Sur cette même question, on peut consulter en ligne la vidéo d’un exposé à la Fondation Gabriel Péri.

Nouveaux Regards : Dans vos articles, vous insistez sur l’inquiétude des familles ouvrières quant à l’avenir de leurs enfants, sur le spectre du déclassement.

Tristan Poullaouec : C’est très dur d’arriver sur le marché du travail sans diplôme. Entre un et quatre ans après leur sortie du système éducatif, le taux de chômage des non-diplômés a atteint 42% en 2008, contre 7% pour les diplômés de l’enseignement supérieur. Et quand ils accèdent à l’emploi, les grands échoués de l’école n’obtiennent le plus souvent que des contrats précaires. Même les emplois considérés comme les moins qualifiés se ferment aujourd’hui à eux. Prenons l’industrie automobile. Pour avoir une chance d’être embauché comme opérateur, il faut maintenant au minimum un CAP ou un BEP.

Le taux de chômage selon le sexe et le diplôme depuis 1978

  • NR : Vous parlez aussi des ambitions des familles ouvrières de voir leurs enfants poursuivre des études le plus loin possible.

TP : Jusqu’aux années 1960, seule une petite fraction des ouvriers espéraient que leurs enfants aillent jusqu’au bac (15% en 1962). Aujourd’hui, le bac est un minimum, visé par 88% des familles ouvrières. La plupart d’entre elles rêvent ensuite d’études supérieures pour leurs enfants. C’est une révolution culturelle qui démarre bien avant la crise de l’emploi ouvrier et le développement du chômage de masse. Beaud et Pialoux ont souligné le nouvel essor des ambitions scolaires dans les années 80. Mais dès 1973, 64% des ouvriers souhaitent que leur enfant obtienne le bac. Les familles ouvrières ont cru à la possibilité d’études longues ouverte par les réformes scolaires des années 1960.

  • NR : Finalement, le slogan lancé par Chevènement dans les années 1980 du 80% d’une classe d’âge au bac, avec la création du bac professionnel, ne faisait que rencontrer une demande sociale préexistante.

TP : Déjà avant 1985, après avoir décroché un BEP, un tiers des enfants d’ouvriers qualifiés poursuivaient leurs études vers les baccalauréats technologiques, via une première d’adaptation. Quant à ceux qui parvenaient en fin de collège sans avoir redoublé, leurs parents demandaient le plus souvent leur orientation en seconde générale. L’allongement des scolarités s’est poursuivi dans les trois voies des lycées après la troisième. Si les ambitions des familles ouvrières restent plus modestes que celles des familles des classes moyennes ou dominantes, c’est d’abord en raison des difficultés scolaires de leurs enfants.

  • NR : Cela constitue un ébranlement pour le système éducatif ?

TP : Face aux difficultés d’apprentissage, beaucoup d’élèves se démotivent peu à peu. L’écart est de taille entre ces attentes et la réalité des parcours scolaires. Seule la moitié des enfants d’ouvriers deviennent bacheliers, contre 88% des enfants de cadres. Et quand on détaille selon le type de bac, moins de 20% obtiennent un bac général (contre 70% parmi les enfants de cadres). Les frustrations sont profondes. Mais la crise scolaire se manifeste aussi à travers des mobilisations de jeunes lycéens ou étudiants, qui sont récurrentes à partir du milieu des années 1980.

  • NR : Et qu’en est-il au moment de l’insertion ?

TP : Les familles ouvrières accompagnent encore leurs enfants dans la recherche d’un emploi, par exemple en facilitant leur embauche dans l’entreprise où travaillent les parents ou en mobilisant leur réseau de relations professionnelles, familiales ou amicales. Mais c’est surtout le cas quand les enfants ont arrêté leurs études après un BEP ou un CAP, pour leur éviter la précarité. Cela leur est beaucoup plus difficile quand les enfants ont fait des études supérieures, avec lesquelles ils sont peu familiers. Là, l’accès à l’emploi repose davantage sur les jeunes eux-mêmes. D’où une grande disparité dans la valorisation professionnelle des diplômes obtenus, assez inégale selon le capital social des parents. Cela dit, cet effet de rappel de l’origine sociale est d’autant plus faible que les diplômes sont élevés. Avec un diplôme au moins égal à la licence, la plupart des jeunes obtiennent des emplois de cadres ou de professions intermédiaires, qu’ils soient enfants de cadres ou enfants d’ouvriers.

  • NR : L’aspiration des familles ouvrières à un statut social plus élevé pour leurs enfants, en correspondance avec le diplôme obtenu se traduit par une polarisation sur certains types de métiers visés ?

TP : En effet, ce qui est visé par les parents, c’est d’abord l’accès aux couches moyennes et l’évitement des emplois subalternes. Mais ce qui me frappe aussi, c’est leur tendance à privilégier de plus en plus les choix des enfants, y compris dans les familles ouvrières. Ce qui se traduit par l’aspiration à des métiers idéalisés par beaucoup d’enfants dans tous les milieux sociaux, comme le journalisme, les professions enseignantes, le métier de vétérinaire, etc. « Ils feront ce qu’ils pourront » a longtemps été un discours typique des classes populaires. « Ils feront ce qu’ils voudront » n’est plus aujourd’hui une ambition réservée aux classes dominantes.

  • NR : Vous publiez un livre « Le diplôme, arme des faibles » (aux éditions La Dispute, en avril prochain). Qu’est-ce qu’il amène de neuf ?

TP : J’ai voulu comprendre la conversion des familles ouvrières au modèle des études longues. Le recul historique et les données quantitatives à l’échelle nationale m’ont permis de discuter la thèse d’un fossé entre les générations creusé par la massification scolaire. D’une part, il me semble que cette grande transformation ne relève pas d’une « fuite en avant » dans laquelle les enfants d’ouvriers se seraient engagés « malgré eux ». D’autre part, l’étude des trajectoires professionnelles des jeunes d’origine ouvrière en fonction de leurs diplômes conduit à une remise en cause des théories de « l’inflation scolaire ». La démocratisation scolaire bute en revanche fondamentalement sur les inégalités d’apprentissage à l’école primaire : l’enquête souligne leur rôle décisif dans la suite des parcours scolaires, tout particulièrement pour les élèves qui n’ont que l’école pour s’approprier la culture écrite.

  • NR : Qu’en est-il de l’évolution de la reproduction sociale à travers l’accès aux diplômes et à l’emploi ?

TP : On évoque beaucoup la dévalorisation des diplômes et le déclassement à l’embauche. En réalité, le paradoxe des diplômes est qu’ils sont à la fois de moins en moins suffisants dans le contexte du chômage de masse et de la précarisation des débuts de vie professionnelle mais aussi de plus en plus nécessaires pour faire face aux exigences des postes de travail, des critères de recrutements et des évolutions de carrières. La crise économique avive encore cette tension, en renforçant les inégalités entre les diplômés. D’un côté, les diplômes de l’enseignement professionnel conduisent le plus fréquemment aux positions d’ouvriers ou d’employés et permettent rarement d’accéder en cours de carrière aux emplois les plus qualifiés. De l’autre, les diplômés de l’enseignement supérieur sont souvent reclassés en cours de carrière après un déclassement à l’embauche. Au total, les enfants d’ouvriers ont aujourd’hui légèrement plus de chances d’occuper une position de cadre ou d’exercer une profession intermédiaire : c’était le cas de 19% d’entre eux à l’âge de 30 ans en 1970, c’est désormais le cas de 26% de la génération qui a eu le même âge en 2003.


Voir en ligne : Nouveaux Regards, Revue trimestrielle de l’Institut de recherche de la FSU


Le livre est disponible aux éditions La Dispute, ici.

Messages

  • je trouve très intéressant votre réflexion . un petit commentaire concernant les raisons évoqués du fameux manque d’ambition des familles dû entre autre selon vous aux difficultés scolaires. Certes mais l’ambition des familles ne peut être vu sans réfléchir à l’ambition que les enseignants prêtent aux familles ou l’ambition dont ils devraient être porteurs pour ces familles. Pour m’occuper depuis de nombreuses années d’orientation et d’insertion, je suis témoin de la reproduction (consciente ou inconsciente) des classes sociales , sous tendue par une volonté de "bien faire " et d’écarter de fait des voies d’accès généralistes les enfants d’ouvriers. Je crois qu’un vaste chantier autour de cette notion d’orientation (de ce qu’on autorise comme projet de vie pour un élève)reste à faire ; cordialement Adeline Nicoladzé Inspectrice de l’orientation