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Enseignement élémentaire : les leçons de l’expérience

mardi 7 février 2012, par Jean-Pierre Terrail

Longtemps confié aux soins exclusifs des experts, l’enseignement élémentaire fait assez brutalement irruption dans le débat public à partir de 2005. En peu d’années, ce dernier s’empare de trois séries de données auxquelles seuls jusque-là quelques chercheurs faisaient référence, bien qu’elles aient été publiées par le ministère de l’éducation nationale :

- Les plus souvent citées concernent l’efficacité de cet enseignement, que tout porte à juger médiocre : seul un tiers des élèves entrant au collège ont atteint les objectifs définis par les programmes ; à l’autre pôle 15 à 20% d’entre eux, et leur nombre est en augmentation depuis quinze ans, ont tiré un profit particulièrement modeste de l’école primaire (Voir Note d’information n° 08.38, Ministère de l’éducation nationale) (ces données convergeant totalement avec le résultat de l’enquête internationale PISA 2009 qui estime à 20% la proportion des jeunes Français de quinze ans sortant de l’école « en grande difficulté de compréhension de l’écrit »). Entre ces deux groupes d’élèves, près d’une moitié de jeunes ont effectué un parcours mal assuré, voire franchement chaotique, qui les a menés, à leur corps le plus souvent défendant, vers les voies moins valorisées de l’enseignement professionnel ou technologique.

- La seconde série de données souligne l’impact considérable de la scolarité élémentaire pour toute la suite du parcours : au point qu’une fois entré au collège, le destin d’un élève dépend bien davantage de la façon dont s’est déroulée sa scolarité primaire que de son origine sociale. Un enfant d’ouvrier qui a bien réussi les apprentissages élémentaires a quasiment les mêmes chances pour la suite qu’un enfant de cadre dans la même situation ; et les destins sont également très comparables si l’un et l’autre sont, à l’inverse, passés très à côté de ces apprentissages.

- D’autres données enfin concernent l’évolution des écarts cognitifs au long de la scolarité élémentaire. Elles indiquent notamment qu’entre l’entrée au CP et la sortie du CM2, l’écart entre les performances moyennes d’un enfant de cadre et celles d’un enfant d’ouvrier est multiplié par deux (voir Jean-Paul Caille et Fabienne Rosenwald, « Les inégalités de réussite à l’école élémentaire : construction et évolution », France, portrait social, INSEE, 2006).

Le constat du rendement pédagogique limité de l’école élémentaire peut conduire à deux conclusions très différentes.

Dans un premier cas de figure, on se convainc du caractère inévitable d’un fort taux d’échec dans l’acquisition du lire-écrire-compter, qui semble d’ailleurs confirmé par son apparente incompressibilité depuis des décennies, malgré la batterie des mesures de remédiation qui ont pu être mises en place. On se laissera dès lors aisément séduire par l’objectif de doter les élèves en difficulté d’un « socle commun de connaissances et de compétences » censé faciliter leur insertion sur le marché du travail.

C’est là cependant une façon d’habiller les inégalités scolaires qui les rend peut-être plus présentables, mais qui intéresse surtout le contrôle patronal du marché de l’emploi peu qualifié. On peut refuser cette solution, et c’est un second cas de figure, en prenant en considération les exigences du développement démocratique d’une société hyper technicisée, lequel suppose en effet une élévation massive de la culture générale et technologique des jeunes générations ; en s’attachant également à répondre à la demande des familles, qui aspirent dans tous les milieux sociaux aux études supérieures pour leurs enfants ; et en s’appuyant enfin sur la conviction, étayée par la recherche, que tout enfant entré normalement dans le langage doit pouvoir entrer tout aussi normalement dans la culture écrite.

Cette seconde perspective est celle qu’a adoptée le GRDS. La question de l’efficacité des apprentissages élémentaires acquiert ici une importance décisive. Leur réussite a un impact absolument crucial en effet sur toute la suite de la scolarité. Au point que se résoudre à leur faible efficacité actuelle reviendrait à abandonner toute espérance démocratique. Il n’y a pas d’autre voie que d’entreprendre leur réexamen à nouveaux frais, en tenant compte de l’échec avéré des types de remédiations mis en œuvre au long des dernières décennies.

Nous avons avancé en ce sens, dans notre ouvrage L’École commune, un certain nombre de réflexions concernant les conditions d’une amélioration massive de l’efficacité des enseignements élémentaires. [1] Le texte que nous présentons ici peut être considéré comme une introduction à ces réflexions.

Tirer les leçons de l’expérience

Les pratiques d’évaluation à tout bout de champ ont beau envahir nos activités professionnelles, il reste très peu fréquent que les décisions politiques soient prises à partir d’un examen sérieux et précis des raisons de l’échec ou des limites des politiques précédemment à l’œuvre. Le domaine scolaire ne fait pas exception à la règle, comme en témoigne la théorie des mesures dites de « lutte contre l’échec scolaire » qui se sont succédées depuis la grande rénovation de l’enseignement élémentaire dans les années 1970/80. Et il en va de même des plus récentes : sur quel examen des raisons de la persistance de l’échec scolaire de masse se sont appuyés les gouvernements de droite et le PS pour décréter que le socle commun de connaissances et de compétences était ce qui convenait le mieux aux élèves en difficulté ?

Or une pensée pédagogique qui ne tirerait pas les leçons de l’expérience serait évidemment une pensée figée, qui se condamnerait soit à en reproduire les erreurs à l’infini, soit à proposer de supposées novations qui ne disposeront d’aucune garantie de pertinence, soit enfin à prendre acte de ses échecs en en reportant la responsabilité sur les insuffisances d’élèves qu’on vouera dès lors au SMIC culturel. Aucune de ces alternatives ne laisse la moindre place à une relance possible de la démocratisation de notre système éducatif.

S’il n’y a donc pas d’autre voie, tirer les leçons de l’expérience est souvent une entreprise exigeante, intellectuellement et politiquement. C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit de revenir sur les quatre dernières décennies de notre enseignement élémentaire. La période est marquée par une transformation profonde de la pensée pédagogique dominante et par un bouleversement des façons d’enseigner. Les tenants d’une école démocratique y ont joué un rôle central. Sans vouloir occulter les différences et les tensions, on peut dire que la rénovation pédagogique a bénéficié d’un très large consensus, dans lequel l’alliance entre progressisme politique et progressisme pédagogique a pesé de façon non négligeable. [2]

De ce fait, ceux qui partagent aujourd’hui le plus spontanément l’idéal d’une école de la réussite pour tous sont aussi ceux (eux et leurs héritiers de pensée) qui ont été le plus engagés dans la mise en place d’une réforme qui exhibe aujourd’hui ses limites, et dans la défense de ses principes. Revenir sur ces derniers ne saurait aller de soi : et pourtant leur participation est indispensable à une véritable relance de la démocratisation scolaire.

Une rénovation pédagogique à l’intention des publics « difficiles »

La « modernisation » de l’enseignement élémentaire français s’opère à partir des années 1970/80. Elle provoque un véritable bouleversement des dispositifs pédagogiques, que l’on justifie le plus souvent par la valeur intrinsèque des pédagogies nouvelles qui viennent se substituer aux façons d’enseigner traditionnelles. Ces dernières sont décriées pour leur caractère magistral et autoritaire, et on leur oppose les exigences d’une approche de l’enfant plus respectueuse de son autonomie et de sa subjectivité, mieux réfléchie et pensée plus intelligemment, plus instruite notamment par les connaissances contemporaines de la psychopédagogie. À société et mœurs nouvelles il paraissait évident dans les années qui ont suivi 1968 qu’il fallait une école nouvelle. Cette vision du processus de rénovation pédagogique est portée notamment par les femmes instruites des classes moyennes, férues de puériculture et nourries de Françoise Dolto, qui investissent beaucoup dans la scolarisation de leurs enfants et ne laissent pas ignorer ce qu’elles attendent de l’école.

Attribuer ainsi un rôle décisif dans la transformation de l’institution à la supériorité intrinsèque des pédagogies nouvelles, le changement d’époque leur conférant une pertinence universelle (l’objectif de former des personnalités épanouies ou des citoyens libres ne pouvant être considéré comme propre à une catégorie sociale ou une nation) : cela n’est pas faux mais laisse cependant de côté un aspect tout à fait essentiel de l’affaire.

La décision d’introduire au moins certains principes des pédagogies nouvelles dans l’éducation nationale mûrit dans la deuxième moitié des années 1960, et débouche en 1972 sur la publication d’instructions officielles concernant l’enseignement du français, moment crucial où s’engage tout le processus de rénovation de l’enseignement élémentaire. [3] Or cette période est celle de la généralisation de l’accès au collège pour tous les élèves, et le recours à des formes nouvelles d’organisation pédagogique apparaît très expressément destiné, dans ce contexte, à favoriser la réussite des apprentissages des élèves des milieux populaires. Ceux-ci entraient jusque-là majoritairement sur le marché du travail à l’issue de la scolarité primaire, et beaucoup de responsables éducatifs appréhendent en effet le saut culturel que paraît impliquer leur entrée désormais dans l’enseignement secondaire – sachant combien dans la tradition française les études primaires et secondaires s’opposaient jusque-là par leur orientation respective plutôt vers les savoirs pratiques et plutôt vers les savoirs théoriques.

Le lien qui apparaît ainsi entre l’innovation pédagogique et les « publics difficiles » n’est d’ailleurs pas nouveau : les médecins Itard et Decroly s’occupaient des enfants handicapés, Montessori et Makarenko prenaient en charge les enfants des rues, Freinet s’intéressait aux enfants de paysans et d’ouvriers. Cette spécificité historique du recours à des pédagogies en rupture avec l’enseignement traditionnel se retrouve dans le processus de réforme des contenus et des méthodes qui démarre au début des années 1970, celui-ci concernant cette fois, et c’est une grande première, l’ensemble de l’éducation nationale.

Bien des documents de l’époque en témoignent. On peut évoquer ici ce qu’en dit Hélène Romian, ex professeur d’école normale et à l’INRP, qui a joué un rôle de premier plan dans cette affaire : elle a présidé la commission qui a élaboré en 1971 le « Plan de rénovation de l’enseignement du français à l’école élémentaire », elle en a rédigé elle-même une bonne partie, et c’est ce plan qui a inspiré (même si les auteurs se sont plaints de la censure de certaines de leurs préconisations) les fameuses instructions officielles du début 1972. Les recherches qui ont accompagné l’élaboration du plan, écrit-elle, « ont été d’emblée finalisées par ‘les exigences de la démocratisation’, compte tenu du rôle d’une insuffisante maîtrise du langage oral et écrit dans les processus d’échec scolaire et d’exclusion sociale ». [4] Ciblant l’enseignement traditionnel du français à l’école élémentaire, elle note : « Les ‘bons auteurs’ consacrés par les manuels y sont la référence de base de toute ‘correction’. Si les ‘héritiers’ peuvent se trouver d’emblée sur ces longueurs d’onde qui privilégient les savoirs abstraits et la ‘performance’ littéraire, il n’en va pas de même pour les enfants de milieux socioculturels défavorisés pour lesquels elles ne font pas sens ». [5]

Le témoignage d’Hélène Romian balise trois dimensions importantes de l’entreprise de rénovation pédagogique, inaperçues si l’on s’en réduit cette dernière au remplacement d’une façon d’enseigner par une autre, mieux appropriée à l’époque :

-  Les « exigences de la démocratisation », i. e. la généralisation de l’accès au collège, ont constitué, aux côtés du changement d’époque et de conception de l’enfance, un ressort important de la transformation de l’enseignement élémentaire. C’est d’abord pour « les enfants de milieux socioculturels défavorisés » que celle-ci a été menée à bien.

-  S’il faut une réforme des contenus et des pratiques d’enseignement, c’est en raison des manques qui affectent ces publics « difficiles » qui n’entraient pas jusque-là au collège. Ils ne disposent pas en effet des ressources cognitives et culturelles dont les autres ont hérité : la capacité à manier les « savoirs abstraits » et à réaliser des « performances » littéraires, une « maîtrise du langage écrit et oral » suffisant à leur éviter l’échec scolaire.

-  La réforme va donc viser à adapter les contenus et les pratiques d’enseignement à ces manques. Hélène Romian insiste ainsi particulièrement sur l’intérêt, afin que les apprentissages « fassent sens » pour des élèves « dont le rapport à l’écrit est marqué socialement par l’illettrisme plus ou moins important du milieu », d’une forte pratique de l’oral à l’école, marquée par la « liberté de parole ». Car celle-ci pourra les introduire à « un rapport heureux et libre au langage », et les aidera à « se construire un rapport positif au langage en général et à l’écrit en particulier », si tant est que « l’écrit transcrit de l’oral réalisé ou potentiel ». [6]

Contraintes, contradictions et limites de la réforme

Prendre ainsi en compte les circonstances et les intentions qui ont présidé à l’engagement du processus de réforme peut s’avérer très éclairant pour la compréhension tant de ses modalités pratiques que de son efficacité limitée ; et, au bout du compte, pour la réflexion des voies possibles d’une relance de la démocratisation.

Puisqu’il s’agissait de permettre à des publics marqués par des déficits cognitifs, linguistiques et culturels d’entrer néanmoins dans le secondaire, les dispositifs pédagogiques issus de la réforme des années 1970/80 seront généralement conçus sous trois contraintes :

-  Ne pas mettre les élèves en difficulté en les confrontant d’emblée à des savoirs abstraits qui ne feraient pas sens pour eux. Ainsi s’agissant du français H. Romian déplore que « les savoirs abstraits sur la langue, sur le « code » orthographique, syntaxique restent souvent la préoccupation première, qu’il s’agisse des apprentissages de base en lecture ou de la production d’écrits ». [7] On touche là à ce qui est devenu un axe très prégnant de la culture du métier enseignant aujourd’hui : l’appréhension obsessive de la difficulté intellectuelle, la quête permanente du détour pédagogique susceptible de différer l’apprentissage pour en adoucir l’approche.

-  Motiver les élèves, surtout lorsqu’ils viennent de milieux sociaux dans lesquels les savoirs savants n’ont pas nécessairement de pertinence et de valeur intrinsèques, et ne sont pas spontanément désirables. Il conviendra à cet égard de construire des séquences pédagogiques dont les thèmes empruntent à l’univers familier des élèves, en proposant des tâches réalisables et attractives, marquées donc au coin du concret et du ludique.

-  Leur permettre de poursuivre leurs études dans le secondaire, ce qui suppose que, plutôt que de les faire apprendre, on leur apprenne à apprendre, à la façon dont on préfèrera apprendre à pêcher à celui qui a faim plutôt que de lui donner du poisson. Les dispositifs de la réforme devront donc placer l’élève en situation d’incertitude et l’inviter à adopter une attitude de chercheur face aux savoirs à acquérir, en récusant toute forme d’inculcation magistrale de savoirs prédigérés, qui confinerait les élèves dans une posture complètement passive.

On ne sait pas très bien, en tout cas cela n’apparaît nulle part très clairement, si tous ceux qui sont intervenus sous une forme ou une autre dans l’institutionnalisation de la réforme (inspecteurs et conseillers pédagogiques, auteurs de manuels, formateurs IUFM) l’ont fait en toute conscience du caractère redoutablement contradictoire de ces contraintes. Car d’un côté les dispositifs ainsi conçus ont pour but de permettre à chaque élève de parcourir pour son propre compte le cheminement cognitif qui a conduit historiquement l’humanité à la connaissance visée. L’itinéraire est certes désormais précisément balisé par les concepteurs de la séquence pédagogique : il reste qu’il invite inévitablement l’élève, mis en position de chercheur, à une investigation intellectuellement exigeante. D’un autre côté, puisque pour les promoteurs de la réforme ce cheminement doit partir du familier et déjà connu, et rester attractif pour motiver l’élève, ne doit-il pas proposer des activités faciles et intellectuellement peu exigeantes, qui risquent précisément à l’inverse de contourner la difficulté intellectuelle, ou de différer sans terme précis le moment de l’affronter ?

Quelle qu’ait été la perception de cette contradiction, l’expérience des quatre décennies écoulées montre clairement que les solutions pratiques qui lui ont été apportées en ont à chaque fois privilégié le second terme, en donnant le primat au détour pédagogique, au contournement de la difficulté intellectuelle, au souci de facilitation des apprentissages : ce constat confirmant combien la réforme a été conçue et mise en œuvre à destination expresse des publics réputés « difficiles » et combien ses modalités ont été précisément pensées en termes d’adaptation de l’enseignement aux « manques » ou « déficits » présumés de ces publics.

Ces deux dimensions de la réforme – elle vise les publics « difficiles » et elle entend adapter l’enseignement à leurs déficits cognitifs – étant clairement au principe de sa conception et de sa mise en œuvre, on voit mal comment elles pourraient ne pas être du même coup au principe des limites de son efficacité.

La prégnance historique de ces deux caractéristiques de la réforme ne saurait étonner. S’intéresser en priorité aux publics défavorisés, et repenser l’enseignement en référence à ce qui leur manque pour réussir relève en effet du simple bon sens démocratique, et plus largement de toute intention de promouvoir la formation scolaire des jeunes générations.

Mais alors en quoi ces deux visées, qui sont au cœur de la réforme, ont-elles pu faire obstacle, dans la pratique, à leur objectif proclamé ? Ce que montre suffisamment l’expérience de quatre décennies, c’est bien qu’adapter l’enseignement aux manques des publics défavorisés ne contribue pas à leur réussite. Du coup c’est le présupposé fondamental de cette démarche d’adaptation qu’il convient de soumettre à la question : celui qui réduit ces publics à ce qui paraît leur faire défaut pour réussir.

La recension des manques

L’appréhension de ces publics par leurs manques a une longue histoire, qui continue. Face aux différences de performances d’élèves confrontés aux mêmes épreuves, et notamment d’élèves appartenant à des milieux sociaux différents, il était tout à fait logique d’interroger l’inégalité de leurs ressources. De fait, de premières investigations en ce sens, qui démarrent dès les années 1920 et portent sur les usages linguistiques selon la catégorie sociale, signalent des différences dans la richesse du vocabulaire utilisé, la longueur des phrases et leur complexité syntaxique. Soulignant combien « les performances linguistiques sont essentielles à la réussite scolaire », et s’appuyant sur ces recherches et sur ses propres enquêtes, qui confirment ces différences, Basil Bernstein en propose une interprétation qui fera date (1961). Celle-ci oppose le « code restreint » dont relève les énoncés des classes populaires (phrases plus courtes, grammaticalement plus simples, lexique plus pauvre), et le « code élaboré » qui régit ceux des classes moyennes et supérieures (lesquels présentent les caractéristiques inverses) ; et associe l’opposition de ces codes linguistiques à l’organisation sociale respective de ces classes, à leurs modes propres de relations internes, plus communautaire dans les classes populaires, plus individualiste dans les autres. [8] Vingt ans plus tard Jack Goody proposera une interprétation complémentaire de ces mêmes constats, dont le poids s’accroît à mesure que s’affaiblit le caractère communautaire des relations internes au monde ouvrier. Pour lui, les spécificités de l’oral pratiqué dans les classes moyennes et supérieures sont redevables d’une forte familiarité avec la langue écrite, acquise lors d’une scolarité prolongée, et renforcée par une pratique professionnelle quotidienne. Cette familiarité avec une langue qui a ses canons propres (lexique plus précis et diversifié, phrases plus longues et à la construction plus complexe, rapport plus réfléchi à la façon dont on construit sa parole) contamine inévitablement le parler « correct », « châtié », « cultivé » que les parents transmettent soigneusement à leurs enfants, car elle les distingue du vulgaire. [9]

La comparaison des ressources a porté également sur les modèles éducatifs. Certains ont souligné la différence des façons typiques dont les mères s’adressaient à leurs enfants petits : leur parlant dans les milieux populaires sans nécessairement attendre de réponse ; parlant avec eux – en les associant à l’échange – dans les classes supérieures, favorisant dans ce dernier cas leur aisance verbale et leur développement linguistique. D’autres chercheurs ont souligné la proximité plus grande des modèles éducatifs « cultivés » avec le modèle de la pédagogie scolaire. Chamboredon signale au début des années 1970 en France la diffusion beaucoup plus importante des jeux éducatifs, et de façon plus générale des préoccupations et des connaissances psychopédagogiques, dans les classes moyennes. [10] À la même époque aux Etats-Unis une enquête de S.B. Heath montre que les questions posées aux enfants diffèrent selon le milieu social : chez les ouvriers noirs les adultes n’en connaissent pas la réponse, ce qui n’est majoritairement pas le cas chez les ouvriers blancs et a fortiori dans les classes moyennes et supérieures. [11] Ainsi, dans ces dernières, les enfants arrivent à l’école déjà familiers avec la logique des questions « pédagogiques » que pratiquent les enseignants, et en déchiffrent plus aisément les conventions et les intentions.

Toutes ces recherches (et bien d’autres) viennent alimenter l’observation fulgurante de Pierre Bourdieu : les différences de réussite à l’école ne peuvent s’expliquer que par le fait que celle-ci ne fournit pas elle-même les ressources permettant de satisfaire ses propres réquisits ; seuls dès lors ceux qui trouvent ces ressources dans leur milieu familial peuvent répondre à ses attentes. [12] Les ressources familiales (le fameux « capital culturel », particulièrement le capital linguistique) sont transmises de façon pour une part implicite, dans la multiplicité des interactions de la vie quotidienne ; mais aussi de façon très délibérée, par la grâce d’un véritable volontarisme éducatif qui se manifeste notamment par l’encadrement du travail scolaire à la maison. Cet encadrement est le fait de nos jours de tous les milieux sociaux, à raison de durées de temps équivalentes : mais bien entendu une heure d’aide maternelle est beaucoup plus efficace lorsque la mère est diplômée de l’enseignement supérieur.

Toutes ces recherches menées depuis les années 1960 sont venues sans conteste enrichir notre compréhension des inégalités scolaires, et particulièrement de leur principale détermination, l’origine sociale des élèves. Pour ce faire, elles ont toujours posé la même question : qu’est-ce qu’ont ceux qui réussissent que n’ont pas les autres ? Mais jamais n’est posée cette autre question : ceux qui ne réussissent pas n’ont pas ce qui fait réussir les autres, mais qu’ont-ils par eux-mêmes ? Et comme elle n’est jamais posée, les enfants des classes populaires apparaissent toujours exclusivement définis par le manque. Ils ont moins de mots, des phrases moins longues, un rapport au langage moins réfléchi, trop marqué par l’oralité, un rapport au savoir trop utilitaire, ils sont insuffisamment préparés à la logique des interactions pédagogiques… L’hégémonie de cette appréhension par le manque est telle qu’il est devenu difficile de lui échapper complètement, même lorsqu’il s’agit de promouvoir la réussite des publics populaires et de récuser les pédagogies différenciées qui s’exercent à leur détriment. Dans la campagne présidentielle de 2012 le programme du Front de gauche, pourtant le seul à se revendiquer d’une perspective ambitieusement démocratique pour l’école, ne propose-t-il pas de redéfinir cette dernière « en référence à l’élève qui n’a que l’école pour apprendre » ? [13] On comprend bien la visée de cette formule, qui fait écho à distance à la thèse de Bourdieu : une école démocratique ne doit pas déléguer la transmission efficace des savoirs scolaires aux familles « cultivées ». Il reste que cette façon de définir l’école démocratique ajoute encore à la longue litanie des approches déficitaires des enfants du peuple. Comme si ces derniers n’apprenaient rien hors de l’école, et d’abord dans leur famille, où ils ont pourtant d’abord appris à parler, ce qui n’est peut-être pas sensiblement moins difficile que d’apprendre à manier la langue écrite…

La nécessité d’un changement radical de perspective

Voir les « publics difficiles » sous l’angle de ce qu’ils n’ont pas conduit immanquablement à une pédagogie de l’adaptation au manque qui, nous l’avons vu, s’est avérée parfaitement inefficace.

Nell Keddie avait pourtant attiré l’attention sur cette pente il y a maintenant plus de quarante ans, à l’occasion d’une enquête sur le comportement d’enseignants dont elle souligne qu’ils étaient partisans de la démocratisation de l’école. Face à un public « normal », qui se conforme aux attentes de l’école, ceux qu’elle observe considèrent qu’ils doivent enseigner normalement, et construire leurs cours en fonction du thème traité et de ses exigences intellectuelles propres. Face à des publics populaires susceptibles d’être plus facilement mis en difficulté, ils partent du principe que rien ne servirait d’ignorer ce risque, et qu’il faut donc construire leurs cours en fonction de ce que l’on peut attendre d’eux, quitte à en réduire sérieusement l’ambition intellectuelle. [14]

Nell Keddie oppose ainsi les enseignements qui sont conçus d’abord en fonction des contenus et de leur logique propre, et ceux qui sont conçus d’abord en fonction des élèves. L’entreprise de rénovation pédagogique de l’école élémentaire française des années 1970/80, et toutes les mesures qui l’ont prolongée, jusqu’à l’instauration aujourd’hui du « socle commun de connaissances et de compétences », se sont manifestement inscrites dans la seconde perspective. On en connaît les résultats, quelles qu’aient été les intentions démocratiques là aussi de beaucoup de protagonistes de ces réformes, qui entendaient bien conduire les « publics difficiles » sur les chemins d’une appropriation véritable de la culture écrite.

Pour sortir de l’impasse, on ne voit pas d’autre solution dès lors que d’explorer le premier terme de cette alternative. Pas d’autre solution autrement dit que de repenser les enseignements en fonction des contenus et de leur logique propre. Il ne s’agit évidemment pas pour autant d’ignorer la difficulté intrinsèque des apprentissages et de se désintéresser de la façon dont les élèves vont pouvoir s’y confronter et la surmonter. Mais « l’adaptation » aux élèves doit se faire sans perdre de vue l’exigence des contenus et de leur logique propre.

C’est là un changement radical de point de vue sur la façon d’accueillir les « publics difficiles », qui s’oppose frontalement à ce qui est devenu un lieu commun de la doxa pédagogique : on ne peut « démocratiser » l’enseignement qu’au prix d’une baisse des exigences – opinion qui ne voit elle aussi les « publics difficiles » que sous l’angle comparatiste de leurs moindres ressources.

Comment maintenir l’exigence des contenus face à la faiblesse de ces ressources ? La contradiction n’est qu’apparente, et peut être levée pour peu que l’on cesse d’appréhender les « publics difficiles » sous le seul angle de ce qu’ils n’ont pas pour s’intéresser tout autant à ce qu’ils ont. « S’adapter » à ces publics, soit, mais en les considérant pour ce qu’ils sont vraiment.

Qu’ont donc les enfants du peuple, que méconnaît toujours la perspective comparatiste ? Quelque chose d’évident, mais dont il faut mesurer toutes les conséquences : ils sont les protagonistes de notre commune humanité. Ils en partagent les biens universels, à commencer par l’accès à la parole, une qualité à vrai dire essentielle pour notre propos. Certes, ils pratiquent rarement le langage châtié des beaux quartiers. Mais en prenant la peine de distinguer les façons de parler de l’accès à la parole lui-même, l’on doit bien constater que si leurs « performances » linguistiques ne sont pas celles de l’oral cultivé ou apprêté, ils partagent avec tout humain une « compétence » linguistique de base – la capacité à enregistrer et utiliser des mots nouveaux, à construire des phrases, à comprendre et se faire comprendre.

Or l’examen attentif des actes de parole et des fonctionnements du langage en général montre qu’on ne saurait s’approprier cette compétence de base sans se doter simultanément d’un outillage mental comprenant tout particulièrement les capacités d’abstraction, de raisonnement logique, de pensée réfléchie. L’observation des façons de penser et des performances intellectuelles dans les sociétés de tradition orale, comme chez les enfants de moins de six ans, à suivre les recherches post-piagétiennes les plus récentes de la psycholinguistique, confirme que cet outillage mental est bien lui aussi un apanage de commune humanité. C’est en ce sens que nous pouvons entendre et reprendre à notre compte l’intuition provocante de Joseph Jacotot, soutenant au début du 19ème siècle le principe de « l’égalité des intelligences » : celles-ci sont certes toutes différentes, mais à six ans, au moment de l’entrée dans la culture écrite, tous les enfants disposent du même outillage mental de base. Un outillage nécessaire et suffisant pour entrer normalement dans la culture écrite. [15]

Dans ces conditions, l’école pourrait avoir un tout autre rapport à la question des ressources de ses publics. Si tous ses élèves ont les moyens d’une entrée normale dans la culture écrite, il lui faudrait viser pour tous, dans une perspective démocratique, l’exigence cognitive et linguistique qui est celle des familles « cultivées » à l’égard de leurs propres enfants. Au principe si l’on préfère qui régit l’enseignement élémentaire depuis quatre décennies, « Ne pas nourrir d’attentes trop élevées à l’égard des enfants des classes populaires afin de ne pas les mettre en difficulté », il lui faudrait en substituer un autre, bien différent : « Être très exigeant avec les publics difficiles afin de leur apporter ce qu’ils ne trouvent pas dans leur milieu familial ». En leur donnant les moyens, bien sûr, de se confronter efficacement à cette exigence. Comment autrement ne pas se retrouver dans la situation d’aujourd’hui, où les écarts cognitifs et culturels sont multipliés par deux entre l’entrée au CP et la sortie du CM2 ?

Les propriétés du langage

La question des propriétés du langage est certainement au cœur de ce renversement de perspective. A la fois, comme on vient de le voir, parce qu’elle est la clé véritable et méconnue du « tous capables » professé par le volontarisme pédagogique, ou plus largement du principe de l’éducabilité universelle ; mais aussi parce que l’intelligence qu’on en a influence largement la conception des dispositifs pédagogiques, qu’il s’agisse de ceux aujourd’hui à l’œuvre, ou de ceux qu’on pourrait juger plus efficaces.

A cet égard, il faut bien constater que la tradition psychopédagogique se réfère très majoritairement à une conception du langage qu’on pourrait qualifier de réductionniste, dans la mesure où elle réduit le langage à un système de représentation comparable à n’importe quel autre. Pour cette conception, chaque objet du monde a sa représentation, son signifiant dans la langue, à la façon dont chaque aléas d’un itinéraire est signalé par son symbole dans le code de la route. La signification, ici, d’une catégorie de la langue, d’un mot, est établie par sa relation à l’objet signifié, à la façon dont une flèche courbée annonce un virage. Les mots de la langue seraient ainsi autant de cellules juxtaposées, comme sont juxtaposés dans le monde extra linguistique les objets qu’ils désignent. L’idée d’étudier une catégorie, un concept considéré isolément et saisi dans sa relation au monde apparaît dès lors comme allant de soi. C’est ainsi au terme seulement du long texte de 1933-1934 qu’il consacre au développement des concepts scientifiques que Vygotski admet qu’il convient maintenant de passer de « l’étude du concept isolé, en tant que cellule singulière, à l’analyse des tissus de la pensée ». [16]

Assimiler le langage à tout autre système de signes, c’est bien ce à quoi procède Hélène Romian dans ce texte déjà cité qui évoque les principes de la rénovation pédagogique de l’enseignement élémentaire : « Le langage, écrit-elle, relève de la fonction symbolique qui permet de représenter un « signifié » au moyen d’un « signifiant » : langage, image, geste… ». [17]

Cette définition ignore ce que la révolution saussurienne pose très clairement dès les débuts du 20ème siècle : les mots ne sont pas les étiquettes des choses, dans une relation de signifiant à signifié. Ce ne sont pas les choses qui, en tant que signifiés, donnent leur signification aux mots. Et la signification des mots, par suite, ne saurait s’appréhender dans leur relation isolée aux choses. Les mots en effet sont à la fois signifiants et signifiés. Ils sont porteurs d’une signification qu’ils tirent non pas des choses, mais de la langue. S’ils désignent un objet du monde extra linguistique (qui sera leur « référent », et non leur signifié), ils ne sont pas le reflet verbal de cet objet : ce sont eux qui tirent cet objet du chaos du monde non verbal, et en proposent une certaine conception. Lorsque Spinoza souligne que « le concept de chien n’aboie pas », il dit autre chose que lorsque Magritte rappelle que sa toile n’est pas une pomme. Dans les deux cas on a bien affaire à un rapport de représentation. Mais une toile n’est pas un concept. Le mot est « concept » en ce qu’il nous propose une idée particulière de ce qu’il désigne, comme une entrée de dictionnaire renvoie à d’autres mots qui en donnent la définition. C’est bien la langue, et non la chose extérieure, qui nous donne la clé du mot. Le mot engage toute la langue, alors que la toile de Magritte désigne la pomme sans avoir besoin d’autres toiles pour cela.

L’idée d’un « concept isolé » n’a donc pas de sens : tout concept est toujours pris dans le tissu de la langue et donc de la pensée. Contrairement à une représentation courante, on n’apprend pas à parler en assimilant des listes de mots saisis chacun dans sa correspondance aux choses, mais en faisant des phrases qui permettent d’agir sur le monde : verbes, adverbes, mots grammaticaux sont d’ailleurs très présents dans le premier lexique dont se dote l’enfant. L’efficacité de cette action sur le monde tient particulièrement au pouvoir d’évocation du langage, qui fait vivre l’absent, un absent abstrait donc de son contexte d’existence naturel. Entrer dans le langage, c’est ainsi à la fois s’approprier progressivement un univers spécifique, complexe, doté d’une forte épaisseur propre, et apprendre à manier l’abstraction.

Ce dernier point est crucial : l’entrée dans le langage est la clé de l’accès à l’abstraction, et par là à toutes les pratiques symboliques, à commencer par la compréhension du geste de la désignation, mais aussi de celle des images, etc. Il va de soi que la toile de Magritte représente une pomme… pour ceux qui parlent ! Et la puissance des capacités intellectuelles qui se développent dans le processus des apprentissages linguistiques est considérable : Vygotski rappelle ainsi ce constat établi dès les années 1930, selon lequel les enfants sont capables d’apprendre trois langues en même temps, et sans que cela ralentisse le rythme des acquisitions par rapport à ceux qui n’en apprennent qu’une. [18]

Les fortes conséquences d’une méconnaissance

La question du langage est si centrale pour les apprentissages scolaires que la méconnaissance des apports de la linguistique saussurienne par les promoteurs de la rénovation de l’enseignement élémentaire ne pouvait pas ne pas retentir sur l’ensemble des dispositions pédagogiques adoptées, notamment pour l’apprentissage de la langue écrite. Ces dispositions seront ainsi marquées par une hantise généralisée de la confrontation des élèves à l’abstraction, tout particulièrement bien sûr lorsqu’il s’agit de supposés « publics difficiles ». A l’égard de ces derniers, les concepteurs du Plan de 1971 déplorent que « Les savoirs abstraits sur la langue, sur le ‘code’ orthographique, syntaxique, restent souvent la préoccupation première » dans l’enseignement traditionnel. Ils proposent de prendre le contre-pied de cette perspective qui « privilégie le morphosyntaxique, c’est-à-dire les savoirs les plus abstraits, les plus éloignés de l’expérience langagière des enfants », en valorisant au contraire « ce qui fait appel à cette expérience », pour retrouver les savoirs abstraits au terme seulement de ce détour, quand les élèves auront plus de chances d’y trouver « sens et intérêt ». [19]

On mesure ici l’impact très lourd, sur les formes que va prendre notre enseignement élémentaire dans les quatre dernières décennies, de cette hantise de l’abstraction : généralisation du détour pédagogique concret et ludique, valorisation de la méthode globale pour la lecture (visant à éviter la confrontation à l’abstraction de la lettre et de la syllabe imposée par la syllabique), forts reculs de l’enseignement de la grammaire, contournement de l’abstraction mathématique au profit d’exercices pratiques de dénombrement, de mesures, de comparaisons, où l’élève est placé dans des situations supposées familières…

On pourrait s’attarder à débusquer toutes les modalités des dispositifs pédagogiques qui trahissent l’incompréhension des fonctionnements du langage humain, par exemple dans la déclinaison à l’infini, par les manuels, de ce type d’exercice à trou dans lequel le mot manquant doit être identifié par l’illustration, comme si l’image était l’équivalent du mot, et que l’objet figuré en détenait la signification. Et comme si le langage n’avait pas précisément pour spécificité de faire vivre et comprendre ce qu’on n’avait pas sous les yeux… Arrêtons-nous à ce propos sur un exemple dont la portée peut paraître modeste, mais qui s’avère particulièrement démonstratif.

Sur la « pédagogie du langage »

Confirmant à cet égard la circulaire de 1986, les programmes Lang de 2002 placent la communication linguistique au cœur des missions de l’école maternelle, dans laquelle les « apprentis parleurs » vont réaliser leur « première acquisition du langage » (je n’invente rien). [20] Les experts qui ont rédigé ces programmes conçoivent le développement des capacités linguistiques sur le modèle piagétien d’un passage par stades successifs du concret à l’abstrait, d’un « usage du langage en situation (lié à l’expérience immédiate) à un langage d’évocation des événements passés, futurs ou imaginaires, [jusqu’à permettre à l’élève] de se donner enfin tous les moyens nécessaires à une bonne entrée dans l’écrit ». [21] Cette « pédagogie du langage », pour reprendre les termes des rédacteurs, appelle au moins trois remarques.

1/ Elle s’adresse d’évidence aux « publics difficiles » dont on présume, là aussi, qu’« ils n’ont que l’école pour apprendre », et auxquels les experts prêtent, en l’occurrence, un double déficit. Ils soupçonnent les enfants des classes populaires d’être restés, à trois ans, à l’écart du langage, et a fortiori d’un « langage d’évocation », au point qu’il soit nécessaire de demander aux maîtresses de petite section de leur apprendre à parler, et à cette fin de pratiquer avec eux un langage « en situation ». Sans doute imaginent-ils que seuls leurs propres enfants, et ceux de leur milieu social, commencent à parler bien avant deux ans, et sont en mesure d’accéder au « langage d’évocation » pratiqué par les contes et autres récits de la littérature enfantine – qu’ils leur ont lu très tôt sans se soucier de quelque « langage en situation ». Leurs préjugés n’en contredisent pas moins tout ce que l’on sait des processus du développement linguistique : quelle que soit la « pédagogie du langage » pratiquée par le milieu familial, les grandes étapes de l’acquisition du langage sont atteintes à peu près au même âge, et cela sur la terre entière ; et, sous la forme notamment du récit (entendu, compris, et pratiqué), le « langage d’évocation » est toujours un élément essentiel de la communication linguistique dès les premiers échanges. [22]

2/ Comme à chaque fois qu’un savoir est jugé trop abstrait pour être affronté directement par les « publics difficiles », les experts lui préfèrent une approche s’appuyant sur les vertus de « l’expérience immédiate » et préconisent, comme moyen d’accès à terme au « langage d’évocation », la pratique d’« échanges très fortement ancrés dans le vécu d’une situation », qui seuls pourraient donner de la « signification » aux énoncés. La perception de la situation devrait en effet permettre aux enfants de comprendre les mots employés, de se les approprier, d’assimiler le sens des phrases, de développer ainsi leurs ressources linguistiques. Petit problème : les mots ne tirent pas leur signification des objets du monde mais de la langue, les phrases ne trouvent pas leur sens dans les situations mais dans la langue, et… la perception des choses et des situations est toujours déjà elle-même informée par les catégories de la langue.

A l’encontre des thèses de Piaget, qui subordonnait le développement de l’intelligence au jeu combiné de la perception et de l’imitation, le langage ne jouant en l’affaire qu’un rôle secondaire et tardif, les recherches des années 1990/2000 ont pu montrer, en utilisant notamment la comparaison interlinguistique, que dès les premiers mois de l’existence la perception de l’environnement est significativement médiatisée par les catégories de la langue parlée par l’entourage. [23] Quant à la relation entre énoncés et situation, un exemple suffira à faire comprendre qu’en aucun cas l’ancrage d’une phrase « dans le vécu d’une situation » ne peut donner accès à sa signification. Les deux phrases « Passe-moi le pain » et « Passe-toi de pain » répondent l’une et l’autre aux critères de ce que nos experts appellent « le langage en situation », elles peuvent être prononcées à la cantine exactement dans le même dispositif pratique, et accompagnées du même geste de désignation de l’aliment. Ce qui les distingue relève exclusivement de la langue, et la différence est fort menue, concernant deux phonèmes (deux lettres à l’écrit) en tout et pour tout. Et pourtant le sens change radicalement de l’une à l’autre.

En réalité c’est la distinction entre « langage en situation » et « langage d’évocation » qui n’a pas de sens : parler c’est toujours par principe abstraire, évoquer, convoquer, entrer dans un univers qui n’est pas celui du concret des choses et des situations, et d’où le monde non verbal, même quand on l’a sous les yeux, s’évoque selon les règles propres de la langue.

Ce n’est pas là querelle de sophistes, ou dispute entre linguistes. Car la recommandation de pratiquer à l’école avec les plus jeunes enfants un « langage en situation », si elle ne saurait avoir la pertinence que lui prêtent les experts, n’en a pas moins des effets bien réels, puisqu’elle invite les enseignants à circonscrire étroitement le vocabulaire et les énoncés pratiqués en classe à ce qui peut leur paraître en prise immédiate avec la situation. Les « publics difficiles » n’auront ainsi droit à l’école qu’à une langue pauvre, alors que les autres seront confrontés chez eux à une langue et à des énoncés beaucoup plus diversifiés et intellectuellement stimulants.

3/ C’est le développement de la communication à l’école maternelle, notent les programmes de 2002, qui, mobilisant successivement le « langage en situation » puis le « langage d’évocation », va procurer à l’élève « tous les moyens nécessaires à une bonne entrée dans l’écrit ». La continuité des options pédagogiques essentielles qui ont gouverné l’école primaire au long des quatre dernières décennies est décidément remarquable. Cette directive se situe en effet dans la droite ligne des concepteurs du Plan de 1971. Comme le rappelle Hélène Romian, l’approche de la langue écrite à travers l’étude des codes qui la régissent leur apparaît trop abstraite pour les enfants des milieux défavorisés. Il vaut mieux viser d’abord le développement de leur « culture de l’oral », qui facilitera leur approche de l’écrit. Plus ils auront de ressources en matière de langage oral, plus ils seront à l’aise dans l’énonciation verbale, et mieux ils entreront dans l’écrit. Et réciproquement : une entrée difficile ou ratée dans l’écrit a toutes chances de signaler une maîtrise insuffisante de l’oral. Ce raisonnement anime à partir de 1986 le recentrage de l’école maternelle sur la pratique de la communication verbale, et a été largement pris en compte à l’école élémentaire elle-même, dont les maîtres sacrifient beaucoup aujourd’hui à la pratique de l’oral dans la classe. [24]

Cette valorisation de la communication orale dans la classe procède de deux présupposés. Le premier est celui qui disqualifie, en raison de sa trop grande abstraction, une entrée dans la langue écrite qui serait associée d’emblée à l’étude de la lettre, de la syllabe et des codes orthographiques et syntaxiques : il conduit notamment à différer l’enseignement du code graphophonologique, ou à l’aborder moins frontalement que ne le fait la syllabique, et à faire de même avec l’enseignement de la grammaire. Le second, sur lequel il faut s’arrêter un instant, est celui selon lequel, pour reprendre la formule d’Hélène Romian : « L’écrit transcrit de l’oral réalisé ou potentiel » [25].

Si la hantise de l’abstraction de la lettre traduit une méconnaissance de ce que sont les ressources intellectuelles réelles des élèves, proviendraient-ils de milieux illettrés, ce second présupposé est tout aussi discutable. L’écrit peut évidemment transcrire de l’oral, mais le registre propre de la langue écrite ne saurait se définir en termes de transcription de l’oral. D’un côté la langue écrite est soumise aux contraintes de la communication différée, porteuse d’une forte exigence de respect des codes établis et d’explicitation des contenus de pensée ; de l’autre elle bénéficie d’une matérialité visuelle qui lui donne une existence indépendante de la parole vive, et permet la production d’énoncés beaucoup plus complexes au plan de la syntaxe comme à celui du vocabulaire.

L’institution scolaire a vocation à introduire ses publics aux savoirs de la culture écrite, et au premier chef au registre de la langue écrite. La pratique de l’oral donne-t-elle « tous les moyens nécessaires à une bonne entrée dans l’écrit » ? La formule est ambiguë. Car d’un côté on ne saurait récuser l’intérêt pédagogique d’un développement des ressources langagières orales des jeunes élèves, les seules qui leur permettront d’affronter les difficultés de la langue écrite. Mais d’un autre côté, ce développement ne saurait être tenu comme un préalable seulement à l’entrée dans l’écrit. Car, et les tenants de l’oral dans la classe négligent totalement cet aspect de la question, l’entrée dans l’écrit, en confrontant l’élève à son registre propre, contribue elle-même puissamment au développement des ressources syntaxiques et lexicales qu’il est en mesure de mobiliser à l’oral. N’est-ce pas, comme le souligne Goody, la familiarité avec la culture écrite qui finit par transformer l’oral des classes moyennes et supérieures, et permet à leurs enfants d’arriver à l’école avec des ressources langagières plus adéquates à la réussite scolaire ? Si l’école veut jouer pleinement son rôle et compenser les inégalités culturelles, il n’est pas de moyen plus sûr que de permettre à ses publics de se confronter à la richesse de la langue écrite dès leur entrée dans l’enseignement élémentaire. Faute d’assurer efficacement cette confrontation, la pratique de l’oral à l’école primaire est condamnée à n’avoir qu’un impact limité. Et même un impact différenciateur, si les uns échangent des propos anodins pendant que les autres investissent les complexités de la langue écrite [26].

Pour une réelle démocratisation des apprentissages élémentaires

La méconnaissance du potentiel de pensée rationnelle et abstraite des « publics difficiles », massivement issus des classes populaires, a conduit les promoteurs de la rénovation de l’école élémentaire à régler l’enseignement non pas sur leurs ressources, mais sur les insuffisances, réelles ou supposées, de leur patrimoine linguistique et culturel [27]. Les dispositifs pédagogiques mis en place depuis les années 1970 ont été marqués, de ce fait, par la hantise de l’abstraction, la recherche permanente du détour pédagogique, le diffèrement de la confrontation à la difficulté intellectuelle. Cette posture a conduit à une impasse.

Il n’y aura de relance démocratique de l’enseignement élémentaire que si, tirant les leçons de cette expérience historique, ses protagonistes acceptent de faire fond sur les capacités d’intelligence des élèves les plus distants culturellement des attentes scolaires.

Ne pas mettre les publics défavorisés en difficulté : cet impératif a régi la conception des apprentissages élémentaires pendant quarante ans. Le GRDS propose de lui substituer un tout autre principe : l’école ne doit pas ruser avec les exigences des apprentissages intellectuels. Avec les publics défavorisés elle ne doit rien céder de ses attentes et ne pas craindre l’affrontement à la difficulté intellectuelle. C’est la seule façon de leur garantir l’accès aux savoirs de la culture écrite. En accompagnant ce principe de son corollaire : il est du ressort de l’école, et non des familles, d’assurer une conduite des apprentissages qui permette de soutenir efficacement cette ambition.

Pour préciser cette perspective d’un réexamen d’ensemble des dispositifs pédagogiques en vigueur dans l’enseignement élémentaire, le GRDS propose trois séries de suggestions dont nous nous contenterons ici de mentionner la thématique [28].

1/ Concernant l’apprentissage si crucial de la lecture, ne faut-il pas interroger ce paradoxe selon lequel, d’une part, les méthodes mixtes utilisées par 90% des maîtres encore aujourd’hui placent l’élève dans une posture d’incertitude et de construction des savoirs lorsqu’il s’agit d’assimiler le code des correspondances graphophonologiques, en l’invitant à « faire des hypothèses » et à deviner les contenus à lire [29] ; et d’autre part, s’agissant précisément des contenus, la quasi totalité des manuels disponibles ne proposent qu’un vocabulaire minimal et des historiettes animalières ou domestiques convenues, et bien éloignées de l’ambition lexicale et culturelle du meilleur de la littérature enfantine que les « héritiers » trouvent, eux, dans leur famille ?

Paradoxe, car en effet le code des correspondances graphèmes/phonèmes est de pure convention, il n’y a là rien à comprendre, à interroger, à deviner, mais tout à apprendre. Ne serait-il pas plus respectueux de l’intelligence des élèves de les confronter d’emblée à l’abstraction de la lettre et de la syllabe, ce qui permettrait de leur proposer un apprentissage progressif et systématique, le plus approprié à l’assimilation rapide d’un système de conventions ? Et de faire appel à leurs capacités d’investigation et à leur curiosité intellectuelle dans le domaine des contenus donnés à lire, là où il y a au contraire tout à interpréter, à comprendre, à imaginer, à rêver [30] ?

2/ Concernant l’entrée dans les mathématiques, l’enseignement d’aujourd’hui est là aussi massivement dominé par la logique du détour pédagogique, et le souci d’éviter une confrontation trop précoce au monde des « idéalités pures ». Partant du principe que les contenus à transmettre doivent être « contextualisés » pour que l’élève puisse se les approprier, cet enseignement propose des mathématiques « concrètes » et « ludiques », en supposant que la manipulation des euros aidera les élèves, comme les problèmes de robinet sous la Troisième République, à comprendre la logique des nombres et des opérations arithmétiques.

Les mathématiques étant par nature du domaine exclusif des idéalités, les mathématiques « concrètes et ludiques » pratiquées au CP par exemple relèvent d’une approche non mathématique du numérique. L’expérience des effets pratiques de cette posture pédagogique – les performances à la sortie du primaire ne sont pas meilleures en maths qu’en français – devrait suffire, avec un minimum d’honnêteté intellectuelle, pour reconsidérer la conviction selon laquelle le non-mathématique est une bonne voie pour entrer dans les mathématiques. Le GRDS propose là encore de tabler sur les ressources de pensée rationnelle dont sont dotés tous les élèves pour les confronter sans ruser avec la réalité des idéalités mathématiques. Dès le CP, dans cette perspective, l’objectif devrait consister non pas à faire compter – en dénombrant des billes, des boîtes ou des euros –, mais à permettre aux élèves de comprendre la façon dont est organisé notre système de numération, en passant ainsi du nombre-de au nombre comme idée pure. Et il est tout à fait possible, en remplaçant les exercices de dénombrement pratique par un travail sur la façon dont est structurée la langue des nombres – nous nous référons notamment à cet égard aux propositions de Stella Baruk – d’accompagner efficacement les élèves dans cette première confrontation à l’abstraction mathématique.

3/ Au-delà de ces deux apprentissages essentiels de l’entrée dans la culture écrite, ceux de la lecture et de la numération, une série de travaux de recherche et d’observations dans les classes invitent à réfléchir aux effets généraux du détour pédagogique. Celui-ci se manifeste essentiellement par l’adjonction dans les séquences d’enseignement d’une phase initiale de « découverte », qui précède désormais (et transforme) les deux phases qui structuraient la séquence dans l’enseignement traditionnel : la leçon et les exercices d’application.

C’est cette première phase qui a en charge aujourd’hui l’essentiel du travail pédagogique et de l’activité intellectuelle des élèves : c’est ce qui s’y passe qui décide de la réussite ou de l’échec des apprentissages. La deuxième phase – la leçon –, de fait, se déroule en général rapidement, en quelques phrases que les élèves doivent écouter ou noter sous la dictée. Or, dans le principe, cette première phase de découverte peut consister à proposer aux élèves soit une véritable confrontation à la difficulté intellectuelle soit, tout aussi bien, une mise en activité supposée introduire en douceur à cette dernière. Dans la pratique, il s’avère que la seconde alternative l’a largement emporté. La phase de découverte, dans ces conditions, finit par faire obstacle aux apprentissages – soit parce qu’elle dérive l’attention de l’élève vers des objets qui n’ont rien à voir avec le savoir visé, soit parce que ces objets font eux-mêmes obstacle à la compréhension du savoir visé – et du même coup par justifier cette observation critique : « Le souci désespéré mais obstiné de créer les conditions de l’apprentissage conduit à différer encore et encore le moment de l’apprentissage effectif, celui de l’acquisition d’un savoir par l’élève » [31].

Nous ne voyons pas motif, dans ce constat, à un retour aux formes de l’enseignement traditionnel, en abandonnant le principe d’une pédagogie qui vise à apprendre à apprendre plutôt qu’à faire apprendre. Mais il reste à trouver les moyens de mettre en œuvre ce principe de façon réellement efficace, et nous savons désormais que cela ne peut se faire au moyen de détours pédagogiques qui cherchent à contourner les difficultés d’apprentissage. C’est une expérience historique précieuse, à condition qu’on accepte d’en tirer les leçons.


[1GRDS, L’École commune. Propositions pour une refondation du système éducatif (chapitre 2, « Réexaminer les enseignements élémentaires »), La Dispute, Paris, 2012.

[2Il est frappant à cet égard que ce soit le journal L’Humanité qui, de toute la presse nationale, ait soutenu avec le moins de réserves la réforme de l’enseignement du français de 1972, cf. Viviane Isambert-Jamati, La réforme de l’enseignement du français à l’école élémentaire, CNRS, Paris,1977.

[3En laissant de côté l’épisode des maths modernes, qui démarre en 1966, non seulement parce que l’expérience avorte rapidement, mais surtout en raison de sa singularité par rapport à la ligne générale des transformations de l’époque.

[4Hélène Romian, « Culture commune en français : à quelles conditions ? », texte de 2000 repris in GFEN, Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, La Dispute, Paris, 2009, p. 209.

[5Ibid., p. 210.

[6Ibid. pp. 211, 217 et 213.

[7Ibid. p. 211.

[8Voir Basil Bernstein, Langage et classes sociales, Éditions de Minuit, Paris, 1980. Voir également Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail, Les Sociologues, l’école et la transmission des savoirs, La Dispute, Paris, 2007.

[9Voir Jack Goody, Entre l’oralité et l’écriture, PUF, Paris, 1981.

[10Jean-Claude Chamboredon et Jean Prévot, « Le métier d’enfant », Revue française de sociologie, vol. XIV, 1973.

[11Shirley Brice Heath, Ways with Words, Cambridge University Press, 1983.

[12Pierre Bourdieu, « L’école conservatrice », Revue française de sociologie, vol. VII, 1966.

[13Le programme du Front de gauche, Librio, Paris, 2011, p. 78.

[14Voir Nell Keddie, « Le savoir dispensé dans la salle de classe » (1971), trad. française in Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail, Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs, op. cit.

[15Toutes les assertions qui précèdent, concernant la relation entre parole et capacités de pensée, sont développées et étayées in Jean-Pierre Terrail, De l’oralité. Essai sur l’égalité des intelligences, La Dispute, Paris, 2009.

[16Lev Vygotski, Pensée et langage, La Dispute, Paris, 1997.

[17Hélène Romian, « Culture commune en Français : à quelles conditions ? », art. cité., p. 212.

[18Lev Vygotski, Leçons de psychologie, La Dispute, Paris, 2011.

[19Hélène Romian, « Culture commune… », art. cité pp. 211 et 221-222.

[20Qu’apprend-on à l’école maternelle, préface de Jack Lang, ministère de l’éducation nationale, 2002, p. 72.

[21Ibid. p. 71.

[22Pour un commentaire étayé de ces constats, voir Jean-Pierre Terrail, De l’oralité. Essai sur l’égalité des intelligences, La Dispute, Paris, 2009.

[23Même remarque que note 21.

[24Voir sur ce point Houssen Zakaria, Que font les maîtres ? Pour un bilan de la rénovation de l’enseignement élémentaire, La Dispute, Paris, avril 2012.

[25Hélène Romian, « Culture commune… », art. cité, p. 213.

[26Il est frappant de constater que la recentrage de la maternelle sur la communication orale, à partir de la deuxième moitié des années 1980, n’a pas eu d’effet statistiquement perceptible sur les performances à la sortie du primaire (qui tendent plutôt à se dégrader). Quant à la pratique de l’oral à l’école élémentaire, les observations qui ont pu en être faites relèvent qu’elle prend facilement la forme d’un échange de faible portée cognitive dès lors qu’elle est coupée d’un travail précis sur la langue écrite (voir notamment Élisabeth Bautier, « Ambitions et paradoxes des pratiques langagières scolaires », in GFEN, Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, op. cité ; et Houssen Zakaria, Que font les maîtres ?, op. cité).

[27Cette méconnaissance a été largement partagée par les responsables éducatifs de la Troisième République, si l’on en juge par les instructions officielles qui recommandaient de ne pas faire appel au raisonnement déductif à l’école primaire….

[28Voir GRDS, L’École commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, op. cité, chapitre 2 : « Réexaminer les enseignements élémentaires ».

[29Hélène Romian rappelle que le Plan de 1971 plaidait pour l’adoption de cette posture grâce à laquelle « progressivement, les enfants construisent leurs savoirs sur la « combinatoire » des relations graphèmes/phonèmes. Elle ne leur est pas donnée préélaborée, et à apprendre selon un parcours balisé. Elle répond à des problèmes qu’ils se sont posés », cf. « Culture commune… », art. cité, p. 224.

[30Il semble que le seul manuel qui ait opéré ce renversement de perspective, en proposant une technique de déchiffrage progressive sans devinette, ainsi qu’un vocabulaire diversifié et des textes exigeants,soit Je lis, j’écris. Un apprentissage culturel et moderne de la lecture, aux Lettres bleues.

[31René Lacroix, « Un événement postmoderne : l’extinction du pédagogisme », La Pensée, 349, 2007.

Messages

  • bonjour,
    j’ai lu avec intérêt votre article et je souscris avec de très nombvreux constats que vous faites par contre je ne trouve pas très honnête dans les notes de bas de page de ne citer qu’un seul manuel de lecture qui aurait de réelles ambitions littéraires pour les élèves de CP (livre auquel vous avez participé !!!, on n’est jamais aussi bien servi que par soi même). pour part je connais au moins deux autres manuels : à l’école des albums et chut je lis qui ont cette ambition pour les élèves. De plus, la devinette en lecture dont vous parlez date un peu... les manuels cités comme d’autres d’ailleurs ne proposent plus de "deviner" les mots inconnus mais de décomposer ceux ci à partir de la connaissance des correspondance grapho phonologiques. en résumé votre position sur cette question me semble un peu carricatural.

    • Bonjour,

      Permettez-moi de vous répondre en trois points.

      1- Les travaux du GRDS font la démonstration permanente du sens des objectifs fondamentaux qu’ils poursuivent : parvenir à la pleine démocratisation de la réussite scolaire. La publication du manuel Je lis, j’écris, s’inscrit totalement dans ces objectifs : "servir" tous les élèves, sans oublier, ce qui n’est pas si fréquent, les capacités des enfants originaires des classes populaires, pleinement en mesure eux aussi, d’accéder à un vocabulaire exigeant et à des textes ambitieux.

      2- Si "A l’école des albums" par exemple propose quelques textes qui sortent un peu des nombreuses platitudes que l’on rencontre très souvent, il se situe dans la démarche de la mixte qui demande aux élèves de "lire" des mots et des phrases qu’ils sont parfaitement incapables de déchiffrer par eux-mêmes, n’ayant pas encore étudié toutes les combinaisons graphémiques nécessaires. Quel accès autonome ont-ils aux ambitions que vous souhaitez mettre en avant ?

      3- Pour ce qui est de la devinette, des conseils pédagogiques, des livres du maîtres et de nombreux travaux de chercheurs, d’inspecteurs et d’enseignants insistent sur la nécessité de mettre les élèves en activité de recherche pour essayer d’identifier les mots. Il s’agit donc de deviner, grâce aux illustrations, à des ressemblances de forme entre des mots, au contexte que l’on croit avoir plus ou moins compris, le ou les mots que l’on a sous les yeux.
      Si vous souhaitez retrouver des citations et des références précises je me permets de vous recommander le livre que j’ai publié chez L’Harmattan en 2011, Apprendre à lire : l’enjeu de la syllabique.

      Les enjeux d’un apprentissage parfaitement réussi de la lecture sont tels, qu’il sera difficile il me semble, de voir dans cette référence à mon livre, une simple volonté de me servir.