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De l’existence d’une « crise éducative », et de ses modalités

mardi 10 mars 2020, par Jean-Pierre Terrail

[Dans son ouvrage récemment paru, "Les Luttes de classe en France au XXIème siècle" (Éditions du Seuil, Paris, 2020), Emmanuel Todd s’attache à démontrer la réalité d’une « crise éducative » constituant un élément fort des transformations contemporaines de la société française, qu’elle menacerait d’un « effondrement intellectuel ». Cet aspect de l’ouvrage donne ici l’occasion de revenir sur la vieille question de la « baisse du niveau » et d’interroger la réalité aujourd’hui d’une tolérance de masse à l’ignorance dans notre système éducatif.]

Emmanuel Todd est de ces intellectuels qui n’hésitent pas à déserter les sentiers battus et à ignorer le politiquement correct, bref qui s’autorisent à penser. Il le fait de façon suffisamment instruite et intelligente pour que, même si ici on ne le suit pas jusqu’au bout, même si on se sent là en désaccord formel avec lui, son travail s’avère toujours stimulant.

Un essai stimulant

Ainsi, s’agissant de son œuvre historico-anthropologique, assumée seul ou cosignée avec le démographe Hervé Le Bras, peut-on parfois juger quelque peu excessif le rôle dévolu au déterminisme des structures familiales dans l’interprétation historique. Il reste que l’accent mis sur ce rôle est le fruit d’un travail extrêmement sérieux, d’une grande érudition, dont l’apport original est peu contestable, et qui ouvre de réelles perspectives au renouvellement de la recherche anthropologique.

Son dernier livre, Les Luttes de classe en France au XXIème siècle, ne relève pas du même registre : c’est un essai sociopolitique, revendiqué comme tel, un « exercice fondamentalement spéculatif » (p. 13) qui entend réagir à chaud à l’accélération d’une histoire nationale relancée par les Gilets jaunes, et contribuer à sa compréhension.

D’aucuns seront surpris que la référence à Marx – soulignée de façon manifeste dans le titre de l’ouvrage – concerne essentiellement les analyses historiques et laisse de côté l’apport essentiel du Capital, en coupant les luttes sociales du mouvement de l’accumulation capitaliste. Ce dernier n’a plus de dynamique propre, il apparaît chez Todd entièrement subordonné à l’emprise d’un État « omniprésent en France » au sein du bloc « stato-financier » qu’il constitue avec lui [1]. Cette façon de voir débouche logiquement en clôture du livre sur l’appel à « un marché régulé par un État raisonnable, à un capitalisme apprivoisé par la démocratie politique » (p. 361). On aurait pu souhaiter une approche plus dialectique des rapports contemporains entre le capital et l’État, qui offrirait aux luttes actuelles d’autres perspectives que l’instauration d’un supposé capitalisme bisounours [2]. On s’étonnera tout aussi bien de l’absence totale dans l’analyse des luttes sociales aujourd’hui de toute référence aux enjeux environnementaux.

Ces réserves ne sont pas mineures. Elles n’empêchent pas le lecteur d’apprécier toute une série d’aperçus nouveaux ou iconoclastes : la mise en évidence statistique d’une baisse du niveau de vie qui affecte neuf Français sur dix, et la critique conjointe des artifices par lesquels l’INSEE masque cette dégradation ; la démonstration qu’il n’y a de creusement des inégalités qu’entre les 10, voire les 1% les plus riches et tous les autres Français ; le lien établi entre l’affaiblissement national et la désindustrialisation massive des dernières décennies ; la distance prise à l’égard de toute fétichisation des diplômes, étayée par la critique sarcastique de l’énarchie, etc.

Je m’en tiendrai ici à l’analyse que propose Todd de « la crise éducative » que nous vivons, qui serait « beaucoup plus préoccupante encore que le naufrage économique du pays », dans la mesure où l’éducation constituerait « l’axe central de l’histoire » (pp. 62-63).

Les indicateurs de la crise éducative

Todd s’attache particulièrement au taux d’obtention du bac général dans l’ensemble des cohortes concernés, taux considéré comme pierre de touche de l’extension du secondaire au long du dernier demi-siècle. Ce taux passe de 19,6 en 1968 à 37,2 en 1995 ; puis régresse à 31,6 en 2004 ; et reprend enfin sa progression pour atteindre 42,1 en 2018.

Cette reprise d’après 2004 ne devrait cependant pas faire illusion, car on observe qu’entre 1995 et 2018 le taux de réussite des candidats à l’examen passe de 72 à 88% : le bac général est donc « devenu plus facile à obtenir » (p. 65), et la hausse du nombre de ses titulaires ne contredit pas la tendance réelle à la régression du niveau intellectuel des jeunes générations depuis le milieu des années 1990.

Cette appréciation est d’autant plus crédible qu’on peut l’étayer par l’évolution, en amont, des résultats des évaluations nationales à l’entrée en 6ème. Ainsi, relève l’auteur, alors que les scores obtenus en calcul lors de ces évaluations sont de 250 points en 1987, ils régressent régulièrement depuis pour se monter en 2017 à 176 points. Et les performances en lecture et orthographe manifestent une évolution régressive semblable au long des trois décennies concernées.

On doit en conclure, note l’auteur, que « de plus en plus d’enfants obtiennent le bac au sein de générations qui savent de moins en moins bien écrire et compter » (p. 65). Et l’on peut conjointement « supposer que le niveau de l’enseignement supérieur a dû, lui aussi, baisser pendant notre période », alors que le taux d’accès à bac+2 passe de 27,4 % en 2000 à 43,6 % en 2016.

Dernière observation. La tendance à la croissance des écarts cognitifs au sortir du système scolaire entre les meilleurs et les moins bons, au long des dernières décennies, et du même coup le creusement des inégalités sociales face à l’école, est souvent soulignée par les enquêtes et les commentateurs. Pour autant, comme Todd le fait remarquer, l’affaissement des performances intellectuelles des jeunes est général, affectant toutes les catégories sociales, même si c’est de façon relativement différenciée : ainsi la baisse des résultats en calcul à l’entrée en 6ème est de 30 % chez les enfants d’ouvriers, 28 % chez ceux des professions intermédiaires, et encore 26 % chez les enfants de cadres supérieurs.

Les causes de la régression

Un phénomène aussi général ne peut qu’avoir des causes elles-mêmes générales. Les techniques d’apprentissage scolaire devraient-elles être incriminées ? En réalité, soutient Todd, « l’école n’est pas la seule ni même la principale responsable du déclin des facultés intellectuelles élémentaires ». Comme le montre l’exemple des USA, c’est l’arrivée de la télévision qui est à la source de la diminution des temps de lecture : « Toutes les sociétés du monde doivent désormais affronter un reflux massif de l’écrit comme instrument de loisirs pour les enfants en cours de formation cérébrale » (p. 71). Paradoxe : « Une percée technologique majeure nous menace d’un effondrement intellectuel » (p. 72). La solution ne peut être que mondiale : « une mise sous contrôle des écrans » (p. 73).

Éléments de discussion

En soulignant avec tant de force l’affaiblissement du niveau intellectuel des jeunes générations, Emmanuel Todd touche un point sensible, et on peut se féliciter du tranchant de son propos : cet affaiblissement est régulièrement évoqué à l’occasion de la publication de tel ou tel résultat d’enquête (les évaluations à l’entrée en 6ème, les enquêtes PIRLS et PISA, notamment), puis on passe à autre chose. Son argumentation mérite donc attention, réflexion… et discussion.

L’école et le temps d’écran

La substitution du temps d’écran au temps de lecture sur papier est peu contestable, et touche toutes les catégories de lecteurs. Les méfaits « stupéfiants » du visionnage passif prolongé sont avérés. L’on sait qu’ils touchent massivement les jeunes, jusqu’aux très jeunes. Les écrans sont une arme absolue pour les parents en quête de tranquillité de leur progéniture, et leurs conséquences physiologiquement néfastes commencent seulement d’être mis précisément en évidence par l’imagerie cérébrale.

Les écrans devraient certainement être totalement bannis des premières années de la vie. Pour les plus grands, quand le risque de compromettre le développement normal du cerveau s’est réduit, il importerait de distinguer les usages. Tous les types d’écran ne se valent pas et n’ont pas les mêmes implications intellectuelles : le visionnage passif d’images n’a pas les mêmes conséquences que des jeux vidéo qui exigent parfois un véritable travail d’intelligence ; les nouvelles formes de communication électronique exigent la manipulation des symboles de l’écrit, même s’il s’agit d’un simple échange d’informations, voire de bavardage et de futilités ; et le travail intellectuel proprement dit se fait de plus en plus exclusivement sur écran. Pour une part de ses usages (certainement trop restreinte de façon générale et particulièrement chez les jeunes), la « percée technologique » du numérique provoque un changement du support matériel de l’écrit plus qu’un « effondrement intellectuel ».

Au-delà d’un certain âge avant lequel la confrontation aux écrans doit être radicalement prohibée, le « contrôle des écrans » prôné par Todd devrait assurément constituer une préoccupation forte des parents et des pouvoirs publics. Dans cette affaire, l’institution scolaire est en position de mobiliser un « temps de cerveau disponible » considérable, et souvent oublié par des commentateurs qui sont sensibles aux effets produits par les écrans sur les scolarités, mais n’interrogent guère ceux que l’école peut (et/ou pourrait) produire sur l’usage des écrans. L’école a certes pris aujourd’hui bien du retard sur l’essor d’une industrie de la « captation de l’attention », selon le mot de Bernard Stiegler, captation que les intérêts mercantiles conduisent à une « déformation de l’attention », à une sujétion qui la canalise « vers les objets non pas de la raison, pas plus que du désir, mais de la consommation, c’est-à-dire de la pulsion » et du même coup « court-circuite les structures éducatives en général, de la sphère parentale à l’école et à l’université » [3]. Face à quoi le seul recours est celui d’une « société luttant résolument et délibérément (…) contre le règne de la bêtise (…) et de la prolétarisation de l’esprit » [4].

L’école a ici toute sa place à prendre. En dispensant de façon sérieuse, instruite, systématique une formation à l’image, et à l’image animée. En tirant parti pour son propre compte des pouvoirs de captation de l’attention du numérique, en le mettant au service donc de l’instauration/restauration de l’autorité des savoirs. En alimentant le plaisir d’apprendre, en étant source d’un désir de savoir, d’une soif de compréhension, de réflexion, d’argumentation qui ne peuvent trouver à se satisfaire dans les usages banals des technologies numériques. On voit bien d’ailleurs que là où elle est effective, quel que soit le milieu social, la réussite scolaire s’accompagne de fait d’un usage différent des écrans, beaucoup plus sélectif, plus rétif à la sujétion, et qui n’hésite pas à s’en détourner au bénéfice de la lecture sur papier.

Le recours essentiel de l’institution scolaire face à la sujétion numérique des jeunes générations passe en ce sens par sa capacité à généraliser les entrées réussies dans la culture écrite, sans lesquelles toute prétention à un contrôle autoritaire des écrans serait vouée à l’échec. Il lui faut pour cela renoncer aux usages du numérique fondés sur l’idée que les inévitables difficultés des apprentissages seraient solubles dans la manipulation et le ludique : se défier autrement dit de toute tentation de simplement accompagner le mouvement du numérique récréatif au nom de la nécessaire « ouverture de l’école sur la vie ».

L’école n’est certes responsable ni de l’essor industriel des écrans, ni de leur puissance de séduction, ni des éducations parentales qui n’en prémunissent pas suffisamment les enfants. Mais, dans la mesure où elle ne fait pas tout ce qu’elle pourrait faire pour assurer une véritable démocratisation de l’accès au savoir, dans cette même mesure elle porte la responsabilité de la marge de jeu qu’elle abandonne à la prolétarisation des esprits par un usage abêtissant et assujettissant des écrans.

Stagnation et dégradation des performances scolaires

On ne saurait donc se contenter de victimiser une institution scolaire qui n’en pourrait mais, face à l’invasion irrépressible des écrans. Il suffit d’ailleurs, pour s’en convaincre, de reconstituer la chronologie des faits.

À suivre Emmanuel Todd, l’année 1995 marquerait les débuts de la dégradation éducative – repérable tant au niveau du bac général qu’à l’entrée en 6ème –, qui menace de provoquer à terme un « effondrement intellectuel » du pays. Or la prise en compte de la décennie antérieure invite à nuancer l’analyse. La DEPP [5] indique en effet que les performances en français et en maths à l’entrée en 6ème sont stables de 1987 à 1997 (on ne dispose pas de mesures plus anciennes), information indicative à peu de choses près de ce qui se joue dans la décennie 1985/1995. Celle-ci est identifiée par l’historiographie des flux de scolarisation comme « la deuxième explosion scolaire » après celle des années 1960. De fait l’impulsion donnée aux prolongations d’études à partir de 1985, tant par la création du bac pro que par les consignes du ministre Chevènement visant à limiter drastiquement les redoublements en vue d’atteindre l’objectif des 80% d’une génération parvenant au niveau du bac, va progressivement (mais rapidement) provoquer la massification des effectifs lycéens et, à sa suite, celle des effectifs d’étudiants.

La période qui s’ouvre en 1995 est marquée par ce processus de massification. Réalisée à performances constantes au sortir du primaire, cette dernière implique l’arrivée aux étages supérieurs du système éducatif d’élèves dotés d’une maîtrise médiocre des fondamentaux de la culture écrite, alors que leurs aînés sortaient bien plus tôt sur le marché du travail. Leur arrivée pose des problèmes difficiles aux enseignants concernés, car elle met en cause des pratiques pédagogiques adaptées à des élèves disposant d’acquis de base mieux assurés. Nombre d’entre eux réagiront par une tendance à la baisse des exigences cognitives, qu’ils conçoivent comme la seule façon de faire face à la situation sans trop pénaliser leurs élèves. La baisse des exigences en amont, seule modalité imaginée par l’équipe chevènementiste pour favoriser l’essor général des scolarités [6], va ainsi susciter celle des exigences en aval. C’est une dynamique sans doute imprévue par ses initiateurs qui se met dès lors en place, marquée par une tolérance nouvelle du corps enseignant (tolérance contrainte et malheureuse pour beaucoup) à l’égard : des insuffisances cognitives de leurs élèves ; des écarts entre les programmes officiels (dont l’ambition tend plutôt à croître) et ce qui en est réellement traité en classe ; et au bout du compte des écarts entre la certification et les compétences effectivement acquises. Seules sans doute les filières les plus élitistes échappent complètement à cette dynamique [7].

Une paupérisation cognitive de masse ?

Ces observations permettent-elles de conclure à la paupérisation cognitive des jeunes générations, au point que le pays soit menacé à terme d’un « effondrement intellectuel » ? Si c’était le cas, le processus irait en tout cas de pair avec un formidable essor des niveaux de certification. Rappelons en ce sens que le taux de bacheliers par génération (toutes sections confondues) passe de 5% en 1950 à 30 % en 1985… pour doubler dans la décennie suivante, grimpant à 62,7 % en 1995. Il atteint aujourd’hui les 80%, dépassant l’objectif fixé par Chevènement (qui visait seulement 80% d’élèves parvenant en terminale). Comment traiter ce paradoxe ?

L’obsession de la « baisse du niveau » est très ancienne, et on nous appelle régulièrement à nous en défier [8]. Nous disposons toutefois aujourd’hui de séries statistiques qui laissent peu de place au doute. Celle qui indique la dégradation de la maîtrise par les entrants en 6ème de la langue écrite et du langage mathématique depuis le milieu des années 1990, et sa stagnation au long de la décennie précédente, est essentielle : l’on sait en effet combien la valeur scolaire au sortir du primaire s’avère déterminante au regard des performances ultérieures, son impact étant manifeste encore sur les chances de décrocher un diplôme de fin d’études supérieures. On retrouve d’ailleurs, dans les enquêtes PISA ou de la DEPP, la même tendance à la baisse des acquis cognitifs lorsque l’enquête est menée plus tard dans le parcours, en fin du cursus au collège.

L’hypothèse avancée par Emmanuel Todd d’une tendance historique à la baisse du niveau réel des bacheliers et des diplômés de l’enseignement supérieur n’a dès lors rien d’illogique ; ce que semble effectivement confirmer la hausse régulière et sensible des taux de réussite (rapportés au nombre de candidats) des années 1990 à aujourd’hui, hausse qui affecte d’ailleurs non seulement le bac général, mais également les bacs technologiques et professionnels. Ainsi les taux de réussite passent, entre 1995 et 2017, de 75 à 91 % pour le bac général ; de 76 à 90 % pour le bac technologique ; de 73 à 82 % pour le bac professionnel. Et cette hausse des taux de réussite de l’examen s’accompagne d’une inflation des mentions obtenues. Ces diplômes sont donc au total plus facile à obtenir… par des candidats en moyenne moins bien préparés.

Aux yeux d’Emmanuel Todd, l’arrivée à l’âge adulte des générations concernées par cette baisse des acquis cognitifs est une menace pour le niveau éducatif global du pays : un point de bascule vers un affaiblissement absolu de ce niveau devrait être atteint selon ses calculs aux alentours de 2030, quand les générations entrées en 6ème à partir de 1995 arriveront à la quarantaine et pèseront davantage que les générations antérieures mieux formées, qui auront disparu ou dont le potentiel intellectuel sera dégradé par l’âge [9].

Tirer une telle conséquence des constats qui précèdent paraît toutefois discutable. La comparaison entre une personne qui a bénéficié d’une formation élémentaire plus solide, mais qui a arrêté ses études beaucoup plus tôt, et son homologue né trente ou quarante ans plus tard, et qui lui a poursuivi ses études jusqu’au bac voire à l’université malgré ses lacunes en maths et en français, ne va pas de soi. Les programmes et les attentes scolaires ont changé, comme a changé ce qu’on apprend hors de l’école, dans la famille, par les pairs, par les médias, de nos jours par internet, etc. La comparaison entreprise par la DEPP en 1996 entre les performances conservées dans le département de la Somme des élèves présentés au certificat d’études dans les années 1920 et celles des collégiens d’alors [10] met en exergue tous les obstacles auxquels se heurte une telle démarche et les approximations auxquelles elle est contrainte, et tout aussi bien la difficulté d’en appréhender les résultats en termes simplement de hausse ou de baisse de niveau : ainsi les élèves des années 1920 ont une meilleure orthographe, mais ceux de 1996 sont plus performants en rédaction… D’autre part ce n’est pas parce que les jeunes d’aujourd’hui maîtrisent moins bien certains fondamentaux de la langue écrite et des mathématiques que la prolongation de leurs études bien au-delà du seuil où s’arrêtaient leurs aînés pourrait être tenue pour non avenue ou sans effets : ainsi la recherche d’Anne-Sophie Romainville sur les élèves de l’enseignement secondaire (de la 5ème à la première) montre les bénéfices qu’en retirent les élèves dont le parcours élémentaire a été médiocre, même si ces bénéfices restent sérieusement limités par les lacunes initiales [11].

La « crise éducative » : une réalité ?

La thèse d’un affaissement du potentiel intellectuel national appelé à se muer à terme en véritable « effondrement » apparaît en fin de compte insuffisamment démontrée, laissant pour le moins perplexe. Pour autant il n’est certainement pas excessif de parler avec Todd de « crise éducative ». Sans doute celle-ci est-elle accentuée depuis quelques années par des politiques ministérielles imposant sans discussion possible des mesures peu goûtées par la majorité du corps enseignant – qu’il s’agisse des réformes des rythmes scolaires et du collège sous Hollande, de celles de l’enseignement professionnel, du lycée, de l’accès à l’université sous Macron, sans parler de la réforme des retraites – et aux effets très sensibles : sentiment de non reconnaissance et de maltraitance, colères, démoralisation, démissions, chute des candidatures aux concours de recrutement. Mais l’on ne saurait s’en tenir là.

L’histoire du malaise enseignant, pour commencer par lui, remonte bien plus tôt, au moins au tournant que représente à partir du milieu des années 1980 la démocratisation organisée par la politique chevènementiste, démocratisation contradictoire en ce que la prolongation des cursus qu’elle impulse s’opère sans la moindre amélioration des acquisitions cognitives à l’école élémentaire. Les nouveaux entrants au lycée et à l’université y arrivent avec leurs lacunes. Ne sachant trop comment les accueillir, ne trouvant le plus souvent d’autre issue que ce qu’il faut bien appeler une tolérance à l’ignorance, nombre de leurs enseignants auront le sentiment d’une dévalorisation de leur métier – un métier qui perd son sens s’il ne consiste plus… à enseigner et réduire l’ignorance. Et ce ne sont pas dans les décennies suivantes les encouragements implicites de l’administration à jeter un voile pudique sur les écarts entre le « niveau » réel des élèves et l’exigence officielle des programmes et des épreuves diplômantes, ce ne sont pas non plus les injonctions à remplir des « livrets de compétence » auxquelles on ne peut ni se dérober ni consentir sans faux-semblant, qui auraient pu leur permettre l’économie d’une conscience malheureuse.

D’autre part, si dès avant 1995 les performances de notre école élémentaire s’avèrent insuffisantes pour assurer la poursuite du mouvement de prolongation des scolarités, le phénomène est bien plus problématique encore aujourd’hui. Alors que l’efficience du primaire s’est encore dégradée, les attentes des familles en matière de réussite scolaire n’ont cessé de progresser, suscitant beaucoup de frustration à l’égard de l’école, particulièrement dans les milieux populaires. Or la légitimité des ambitions familiales paraît impossible à contester, dans un contexte historique marqué par une explosion des connaissances scientifiques et des technologies de pointe, et par le besoin de plus en plus pressant d’une maîtrise démocratique instruite qui mette ces avancées au service de l’homme et de la planète. Le temps est venu, si l’on préfère, où ne peut plus être méconnu le besoin d’une véritable rupture avec l’existant en matière de formation des jeunes générations, de l’enseignement primaire jusqu’à un enseignement supérieur qui doit être ouvert à tous.

Notre école marche à contre-courant de cette exigence historique – et en ce sens, il ne paraît de fait nullement excessif de parler de crise éducative. La difficulté de mettre fin à son efficience insuffisante, pire : la dégradation continue de ses performances, tiennent sans doute à la fois à des facteurs internes à l’institution (parmi lesquels le relâchement des exigences cognitives dans nombre d’établissements et de classes est venu renforcer dans les dernières décennies les freins qui tiennent à la structuration concurrentielle du système scolaire depuis les années 1960 [12], et à des facteurs externes (dont la palette va de l’extension de la misère sociale à l’usage invasif des écrans).

L’école dispose pourtant de moyens d’action sur ces deux registres. Il ne saurait certes être question, s’agissant du second, de la considérer comme une sorte de Samu social : mais on ne saurait non plus en faire la victime proprement impuissante d’évolutions sociales et culturelles qui l’accableraient du dehors. Celles-ci peuvent lui compliquer sérieusement la tâche, elle n’en détient pas moins des ressources et des pouvoirs, je l’ai noté à propos de la question des écrans, qui peuvent lui permettre de garder la main dans son domaine propre de responsabilité, celui de la formation intellectuelle des jeunes générations.

Une véritable issue à la crise de notre système éducatif aurait deux conditions. Un changement radical de ses finalités officielles et légitimes, d’une part, qui lui assignerait la mission, non plus d’accueillir tous les jeunes en se consacrant à sélectionner les meilleurs et exclure les autres, mais de conduire tous ses publics jusqu’au terme de l’appropriation d’une culture commune, au seuil de l’entrée dans l’enseignement supérieur. Et d’autre part que soit déclarée la guerre, notamment dans les classes des quartiers populaires, à la vulgate pédagogique qui conduit à proposer un enseignement au rabais, au prétexte qu’il est ludique, attractif et concret. Si la première de ces conditions est suspendue à la décision politique, la seconde relève d’une transformation des pratiques pédagogiques que certains enseignants s’attachent d’ailleurs à mettre en œuvre dès aujourd’hui [13].


[1L’auteur va jusqu’à sous-titrer une partie de sa conclusion : « État partout, capitalisme nulle part » (p. 344).

[2Les marxistes eux-mêmes ont de longue date interrogé la logique de ces rapports, qu’on pense notamment pour la France aux débats suscités dans les années 1970 par la publication des thèses des économistes communistes sur le « capitalisme monopoliste d’État ». La financiarisation de l’économie d’un côté et les transformations du personnel politique de l’autre ont depuis lors modifié la donne, sans suffire par elles-mêmes à clore le débat.

[3Bernard Stiegler, « La formation de la nouvelle raison. Sept propositions pour l’école », in Denis Kambouchner, Philippe Meirieu, Bernard Stiegler, L’école, le numérique et la société qui vient, Mille et une nuits, Fayard, Paris, 2015.

[4ibid., p. 199.

[5Direction des études, de la prospective et de la programmation au ministère de l’éducation nationale.

[6Outre bien sûr la création du bac pro.

[7Souligner cette exception n’est évidemment pas approuver tous les contenus d’enseignement proposés dans ces filières !

[8On se souvient notamment du petit livre offensif de Christian Baudelot et Roger Establet, Le Niveau monte. Réfutation d’une vieille idée concernant la prétendue décadence de notre école, Le Seuil, Paris, 1988.

[9Voir pp. 68-69.

[10V. Dejonghe, J. Levasseur, B. Alinaud, C. Peretti, J-C. Petrone, C. Pons, Claude Thélot, « Connaissances en français et en calcul des élèves des années 20 et d’aujourd’hui : comparaison à partir des épreuves du Certificat d’Études Primaires », Les dossiers d’Éducation et Formations, n°62 , DEPP/MENSR, février 1996.

[11Voir Anne-Sophie Romainville, Les faces cachées de la langue scolaire. Transmission de la culture écrite et inégalités sociales, La Dispute, Paris, 2019.

[12Voir sur ce point GRDS, L’école commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, La Dispute, Paris, 2012.

[13Voir Pédagogies de l’exigence. Récits de pratiques enseignantes en milieux populaires (auteur collectif), La Dispute, Paris, avril 2020.