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À quoi servent les diplômes aujourd’hui ?

mardi 11 janvier 2011

Entretien croisé avec Marie Duru-Bellat, professeur de sociologie à Sciences-Po Paris et Tristan Poullaouec, maître de conférences en sociologie à l’université de Nantes, 
membre du Centre nantais de sociologie et du Groupe de Recherche sur la Démocratisation Scolaire (GRDS).

- Aujourd’hui, il y a de plus en plus de diplômés d’études supérieures, faut-il s’en féliciter ? Trouvez-vous que c’est un atout ?

Marie Duru-Bellat : Aujourd’hui, encore plus hier – parce que l’emploi est encore plus rare –, être diplômé est un atout : ce sont les non-diplômés qui « encaissent » le plus les effets de la crise. Pour autant, certains jeunes qui ont abordé des études universitaires rencontrent plus de difficultés pour se placer que des jeunes dotés d’un diplôme professionnel de niveau a priori moins élevé. Mais la question reste ouverte de savoir si avoir, dans un pays, un nombre important de diplômés, est forcément un atout : certains pays voisins (l’Allemagne, par exemple) s’en sortent plutôt mieux que nous, tout en ayant moins de diplômés. Cette question se pose d’autant plus qu’on accepte l’idée (qui renvoie à un autre débat) que des arbitrages financiers sont nécessaires : l’État doit-il mettre plus d’argent dans l’éducation ou dans des politiques d’aide à l’emploi ou la formation professionnelle ? Si l’objectif est de faire baisser le chômage, c’est alors une question qu’il faut poser, l’éducation n’est pas une réponse miracle à tous les problèmes !

Tristan Poullaouec : Parmi les jeunes âgés de trente ans, il y a 40% de diplômés de l’enseignement supérieur. Dans la génération née au début des années 1960, ils sont deux fois moins nombreux. Cet allongement généralisé des études a été voulu. Par la politique scolaire, à travers notamment la loi d’orientation de 1989 et le plan Université 2000 initié en 1990. Mais aussi par les élèves et leurs familles, à commencer par ceux qui n’ont longtemps pas pu accéder aux études supérieures. Dès 1973, 64% des ouvriers souhaitent que leurs enfants obtiennent le bac, avant même l’essor du chômage de masse et la création des bacs pros. Trente ans plus tard, c’est le cas de 88% d’entre eux. Et le plus souvent, ils visent ensuite des études supérieures [1]

Certains d’observateurs estiment cette prolongation scolaire excessive, et développent, comme Marie Duru-Bellat, l’idée d’une « inflation des diplômes ». À suivre cette métaphore monétaire, les diplômes seraient dévalorisés parce que les jeunes seraient trop nombreux à être trop formés, encombrant ainsi le marché du travail de compétences inutiles pour les employeurs. Cette théorie me semble contestable. Le diplôme n’est-il pas au contraire de plus en plus nécessaire pour obtenir un emploi ? Avec la crise économique, les inégalités d’emploi entre diplômés et non diplômés n’ont jamais été aussi fortes. En 2009, le taux de chômage des jeunes non diplômés ou titulaires au mieux du brevet a atteint le sinistre record de 49,2% entre un et quatre ans après leur sortie du système éducatif, un taux cinq fois supérieur à celui des diplômés du supérieur (9,6%, comme au début des années 2000). Quant aux titulaires d’un CAP ou d’un BEP, leur taux de chômage dépasse souvent 20% au cours de leurs premières années de vie active.

- Pensez-vous que ce processus qui permet à plus de personnes d’être diplômés est suffisant ou pensez-vous qu’il faudrait en faire plus ?

TP : L’écart est encore très grand entre les ambitions des parents et la réalité des parcours des enfants : seuls la moitié des élèves d’origine ouvrière décrochent aujourd’hui le bac, et à peine plus du quart un diplôme supérieur au bac. Beaucoup d’entre eux sont orientés contre leur gré vers les voies professionnelle ou technologique des lycées. La frustration scolaire n’est pas prête de disparaître dans un système d’enseignement miné par les inégalités : plus les parents regrettent de n’avoir pas pu poursuivre leurs études plus longtemps, plus ils encouragent leurs enfants à prolonger les leurs. C’est pourquoi le Groupe de Recherche sur la Démocratisation Scolaire met aujourd’hui en débat un projet d’école commune, visant l’accès de toute une classe d’âge à un bac général comprenant un enseignement technologique (voir le forum consacré au lycée unique).
Il ne s’agit pas de rééditer la politique dite des « 80% au bac », qui a laissé se creuser le fossé entre les niveaux de scolarisation des élèves et leurs acquisitions cognitives, sans faire reculer véritablement les inégalités de réussite scolaire. C’est une refondation complète de l’école qu’il faut préparer, mettant en cause « la structuration concurrentielle du système éducatif, où la compétition entre établissements amplifie la compétition, sévère et précoce, entre élèves et catégories sociales » (ainsi que le souhaitent 50 chercheurs dans leur appel aux partis de gauche « pour une grande réforme démocratique de l’école », L’Humanité, 19 octobre 2010). On objectera sans doute qu’il n’y a pas assez d’emplois qualifiés pour tous les diplômés. Mais les postes de cadres ou de professions intermédiaires représentent déjà 41% des emplois. Et dans la société de demain, la plupart des métiers auront besoin de salariés plus qualifiés pour concevoir et assurer de nouveaux modes de développement économique.

MDB : Il n’est pas suffisant d’allonger les études des jeunes pour résoudre le chômage, pour deux raisons de nature différente. D’abord, parce que le niveau d’emploi dépend de bien d’autres facteurs que du seul niveau de formation des personnes, et aussi parce que, au-delà du niveau de formation (bac, licence…), c’est ce que savent effectivement les jeunes qui compte (de quels savoirs, de quels savoir-faire ils sont dotés). Poursuivre des objectifs purement quantitatifs (comme l’objectif européen de 50 % de diplômés de l’enseignement supérieur) est certes consensuel (toujours plus !), mais ce peut être une illusion si, dans le même temps, la qualité des formations se dégrade, et cela exige d’allouer à l’éducation des fonds publics supplémentaires, alors même que d’autres politiques publiques pourraient être plus efficaces et mieux garantir la justice sociale (on pense aux politiques de la famille, de l’emploi, de la ville), car quand on se contente d’encourager l’allongement des études, les recherches montrent que ce sont les plus favorisés qui en profitent.

- Le diplôme est-il un gage, un instrument de lutte pour l’égalité des chances ? Aujourd’hui, en France le diplôme constitue-t-il encore un élément de l’ascenseur social ?

MDB : Il est, dans notre pays, très difficile de «  monter  » dans l’échelle sociale sans diplôme. Mais le diplôme est d’autant moins une garantie que la concurrence entre diplômés (aujourd’hui plus nombreux) est dure, par rapport à des positions sociales recherchées qui ne se développent pas aussi vite : plus de 40 % d’une classe d’âge sont diplômés du supérieur, alors que le pourcentage d’emplois de cadres plafonne à 16 % des emplois. La notion d’ascenseur social ne vaut que quand il y a un appel d’air au sommet de la hiérarchie sociale ; ça a été le cas pendant les Trente Glorieuses – des diplômés encore rares et des emplois qualifiés en forte expansion. Mais ce qui fait marcher l’ascenseur, ce n’est pas les diplômes que l’école délivre – qui bien sûr ne créent pas à eux seuls les emplois qui leur correspondent –, mais bien l’évolution de la structure des emplois !

TP : On évoque beaucoup le déclassement à l’embauche pour mettre en doute l’intérêt des études longues. On devrait plutôt parler de non reconnaissance des qualifications, des jeunes comme des moins jeunes. Le paradoxe des diplômes est qu’ils sont à la fois de moins en moins suffisants dans le contexte du sous-emploi de masse et de la précarisation des débuts de vie professionnelle mais aussi de plus en plus indispensables pour faire face aux exigences des postes de travail, des critères de recrutements et des évolutions de carrières. Bien sûr, le diplôme ne créé pas l’emploi, et d’autres inégalités se superposent : à diplôme égal, les enfants des classes dominantes sont avantagés par le patrimoine ou le carnet d’adresses de leurs parents. Mais précisément, cet effet de rappel de l’origine sociale est d’autant plus faible que les diplômes sont élevés. Au total, les enfants d’ouvriers ont aujourd’hui légèrement plus de chances d’occuper une position de cadre ou d’exercer une profession intermédiaire : c’était le cas de 19% d’entre eux à l’âge de 30 ans en 1970, c’est désormais le cas de 26% de la génération qui a eu le même âge en 2003.

- Les contenus des diplômes vous semblent-t-ils adaptés, appropriés à la vie professionnelle, aux besoins d’une carrière ?

MDB : Les exigences des emplois sont très variées, mais une chose est sûre, tout le monde a besoin d’un bon niveau général d’expression écrite et orale ; il est vain de chercher à adapter les formations aux emplois quand un certain bagage général n’est pas garanti, et aussi parce que personne ne se risque à prédire l’évolution des emplois. Mais cela ne revient pas à dire qu’il faut développer l’accès à l’enseignement supérieur dans les filières généralistes de l’université, car tant que les jeunes peuvent «  choisir  » ce qui les tente, certaines filières peuvent voir leurs effectifs exploser alors même qu’elles ne correspondent en aucun cas à ce que requiert la vie professionnelle. À moins de dissocier nettement l’accès – ouvert – aux études supérieures et la question de l’insertion, mais cela exige de consacrer à l’enseignement supérieur des financements importants, ce qui est aujourd’hui injuste socialement puisque moins de la moitié des enfants d’ouvriers y accèdent (parce qu’ils rencontrent des difficultés scolaires bien plus en amont), contre la quasi-totalité des enfants de cadres.

TP : La thèse de l’inflation des diplômes réduit leur valeur au prix auquel ils se vendent sur le marché du travail. Pourtant, la valeur d’usage des contenus des diplômes est de plus en plus recherchée par les employeurs, qui exigent des salariés des tâches plus complexes, impliquant des savoirs de l’écriture et la maîtrise de nouvelles technologies, qui leur demandent d’intensifier leur travail productif, d’atteindre des objectifs toujours plus élevés, de prendre certaines initiatives, de s’adapter aux changements, etc. Si la valeur d’échange des diplômes est revue à la baisse, c’est d’abord à cause du chômage de masse et de la précarisation de l’emploi. Conjointement, les inégalités de carrière selon le diplôme se creusent. D’un côté, les diplômes de l’enseignement professionnel conduisent le plus fréquemment aux positions d’ouvriers ou d’employés et permettent de plus en plus rarement d’accéder en cours de carrière aux emplois les plus qualifiés. De l’autre, les diplômés de l’enseignement supérieur sont souvent reclassés en cours de carrière après un passage par des emplois considérés comme non qualifiés, où leurs employeurs profitent pourtant de leur formation scolaire.

- La formation initiale prodiguée par le service public permet-elle de répondre à une bonne évolution de carrière, au besoin d’adaptation permanent que l’on peut connaitre en entreprise ? Aujourd’hui, les seniors peuvent être licenciés parce que considérés moins performants que des jeunes sortant de l’école, les diplômes ne sont-ils pas en cause ?

TP : Il faut cesser ces discriminations selon l’âge et reconsidérer la qualification personnelle de tous les salariés, qu’elle soit issue de l’expérience professionnelle ou de la formation scolaire.

MDB : Aucune formation initiale, si bonne soit-elle, ne peut «  armer  » les personnes pour toute leur vie professionnelle. Offrir une formation tout au long de la vie est à la fois un gage d’efficacité et de justice entre générations, car sinon, les générations plus âgées qui ont eu moins d’opportunités pour se former risquent de se voir évincées par les plus jeunes ; il y a un vrai risque que le nombre croissant de jeunes diplômés rende encore plus difficile la promotion interne des salariés plus âgés. Le diplôme devient alors un prétexte pour se «  débarrasser  » des moins qualifiés sans que pour autant les diplômés soient porteurs de davantage de savoir-faire pour le poste.

- Faire confiance au patronat pour la formation, l’actualisation des connaissances, ce qui n’est pas forcément les besoins de l’individu pour son enrichissement personnel, qu’en pensez-vous ?

MDB : Il faut distinguer deux choses : l’actualisation ou l’adaptation des connaissances ou des savoir-faire requis par le poste occupé ou visé et, en la matière, c’est l’entreprise (ou l’administration où on travaille) qui est le mieux à même d’assurer cette formation ; mais la vie professionnelle n’est pas toute la vie, et dans un pays moderne, toute personne devrait se voir reconnu le droit à des formations plus désintéressées, qui dans ce cas n’ont aucune raison d’être assurées par les entreprises, au contraire. Ce ne sont pas elles qui peuvent, évidemment, délivrer des formations ouvrant sur la vie sociale et civique, la santé, les loisirs, qui peuvent pourtant être très bénéfiques pour le pays de manière plus globale, et aussi parfois, être utiles quand les personnes ont à changer d’emploi.

TP : On présente souvent la formation continue comme une seconde chance pour les moins diplômés. En réalité, elle bénéficie bien davantage à ceux qui ont déjà mieux profité de la formation initiale au cours de leur scolarité. Le patronat a besoin d’actualiser les connaissances des salariés : en trente ans, deux fois plus de salariés ont accédé à une formation payée par l’employeur. Mais il accepte de moins en moins d’étendre cette formation au-delà des savoirs immédiatement rentables : dans le même temps, la durée moyenne des formations a été divisée par deux. Pour inverser ce mouvement, il faut responsabiliser les patrons en garantissant la continuité du rapport salarial par le droit à la formation et à l’emploi.

- L’adéquation entre études (contenu et/ou longueur) et besoins du marché mérite-t-elle d’être repensée ?

MDB : On est encore, en France, dans une logique «  adéquationniste  », héritée de la planification d’après-guerre, où on imagine qu’une forte adéquation formation-emploi est un gage d’efficacité. Pourtant, aujourd’hui, bien peu de salariés (de l’ordre de la moitié) occupent un emploi en rapport avec leur formation, et ce chiffre est à peine plus élevé chez les jeunes (et ce, même à l’issue de formations professionnelles). Vu les incertitudes du futur, il semblerait plus sage de doter tout le monde d’un vrai bagage de connaissances, de savoir-faire et peut-être aussi de ce qu’on appelle les compétences sociales (savoir se présenter, travailler avec les autres…), qui semblent aujourd’hui constituer une barrière pour les personnes les moins favorisées. Sur ce bagage, viendraient se greffer les compétences plus pointues et à actualiser en permanence, requises par le poste occupé.

TP : Ce qu’il faut repenser au plan scolaire, ce sont les modalités d’une transmission plus efficace des savoirs. Mieux les salariés seront formés, mieux ils pourront dépasser la logique étroite des besoins du marché.

Propos recueillis par Anna Musso, dans un entretien croisé paru le samedi 8 janvier 2011 dans L’Humanité.

Sur ces questions, Marie Duru-Bellat a publié L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie (Seuil, 2006) et Le mérite contre la justice (Presses de Sciences-Po, 2009).
Tristan Poullaouec a contribué à un ouvrage collectif sur la question des diplômes, à paraître en 2011 aux éditions La Dispute, sous la direction de Mathias Millet et Gilles Moreau.


[1J’ai analysé cette grande transformation dans Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, La Dispute, 2010.