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Refonder ou démocratiser l’Université ?

Note à propos d’un ouvrage collectif : Refonder l’université. Pourquoi l’enseignement supérieur reste à reconstruire (La Découverte, 2010)

mardi 3 avril 2012, par Cédric Hugrée

BEAUD Olivier, CAILLÉ Alain, ENCRENAZ Pierre, GAUCHET Marcel & VATIN François. Refonder l’université. Pourquoi l’enseignement supérieur reste à reconstruire. Paris : La Découverte, 2010, 274 p.

Produit d’un travail collectif, engagé par plusieurs universitaires à la suite de la publication d’un appel à refonder l’université française, cet ouvrage analyse la situation actuelle d’une université présentée comme agonisante. L’ouvrage ne manque donc pas d’interpeller et oblige le lecteur à réfléchir à un réel projet universitaire. Mais si l’on trouve bien dans cet écrit de nombreuses propositions pour réformer l’université et l’enseignement supérieur, c’est au prix d’un acception a minima de l’idée de démocratisation scolaire et universitaire.

Cette note est parue dans la Revue Française de Pédagogie. Elle est vouée à être précisée au gré des réactions dans le forum du site. Elle constitue le premier texte d’une série de chroniques sur l’enseignement supérieur à paraître irrégulièrement sur ce site.

Cet ouvrage est le produit d’un travail collectif, engagé par plusieurs universitaires à la suite de la publication d’un appel remarqué à refonder l’université française [1], au moment de la mobilisation contre la réforme du statut d’enseignant-chercheur au premier semestre 2009. Il constitue à ce titre un élément important de l’actuel retour de la question universitaire dans l’actualité académique. Analysant la « fausse route » (p. 10, § 4) des réformes menées autour de la loi LRU, les auteurs envisagent de tenter de « sauver » (p. 34, § 2) une université française « en crise aiguë » (partie 1). Pour ces cinq enseignants-chercheurs issus du droit public, de la philosophie, de la physique et de la sociologie, les rapports dissymétriques entre l’université et les nombreuses autres institutions qui composent aujourd’hui l’enseignement supérieur français (partie2) sont au fondement du « péril du projet de l’enseignement universitaire » (p. 108, § 1). Une réforme de l’enseignement supérieur s’impose donc (partie 3), guidée par une thèse forte mais discutable : « Un dispositif cohérent de sélection- orientation à l’entrée de l’université est paradoxalement aujourd’hui le seul moyen d’approcher un idéal démocratique en matière d’enseignement supérieur » (p. 167, § 1). On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, de voir ce livre faire l’objet de trois recensions critiques [2] et d’une réponse non moins vive d’un de ses auteurs, dans les premiers mois suivant sa parution [3].

La première partie revient sur les raisons du conflit engagé au début de l’année 2009 entre les enseignants-chercheurs et le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Mobilisant dans le premier chapitre des témoignages écrits, plusieurs analyses et leurs propres expériences personnelles, les auteurs dessinent les dimensions objectives et subjectives de la dégradation de la condition universitaire. Érosion notable des salaires en 25 ans (p. 48-51), dégradation des conditions de travail et augmentation patente de la charge de travail administratif suite à la mise en place du LMD (p. 52-59) font l’objet d’une description peu contestable et, à bien des égards, instructive pour ceux qui envisagent une carrière à l’université. Cette description a cependant un goût d’inachevé puisqu’elle reste centrée sur le cas des maîtres de conférences et des professeurs d’université, oubliant ainsi que cette même exaspération est aujourd’hui tout autant perceptible chez les enseignants du primaire et du secondaire, chez les personnels administratifs et techniques de l’Éducation nationale (TOSS et BIATOSS) et finalement chez de nombreux « gens du public » (Singly & Thélot, 1989) qui font face aux réformes inspirées du New Public Management. L’argument aurait pourtant pu être entendu de la part d’auteurs mettant un point d’honneur à se distancier des tendances corporatistes qui travaillent, ça et là, l’université.
La vraie réussite du premier chapitre réside dans l’analyse juridique de la réforme LMD (p. 59-61). Avec une grande pédagogie, les auteurs reviennent sur l’histoire du monopole universitaire de la collation des grades et la réhabilitation de la distinction entre grade et diplôme, à l’occasion de l’invention du master par le décret du 8 avril 2002 (MEN, 2002) : « Du point de vue de la politique universitaire, le changement décisif vient du fait que désormais les établissements du secteur sélectif de l’enseignement supérieur, autres que les universités stricto sensu, ont obtenu le droit de délivrer des diplômes et des grades qui étaient jadis réservés à celles-ci » (p.61, §1). Le lecteur avisé regrettera peut-être que cette discussion ne soit pas prolongée par l’analyse de l’évolution de la nature juridique des diplômes universitaires de l’enseignement supérieur, qui peut être nationale ou générale, professionnelle ou locale (Caillaud, 2011). Mais c’est là sans doute le programme d’une discussion passionnante à venir.

L’analyse du mouvement des chercheurs proposée dans le deuxième chapitre constitue un des points importants des débats engagés par les premiers relecteurs de l’ouvrage. Ce fait rappelle tout d’abord que l’interprétation du sens des luttes constitue un des prolongements des luttes elles-mêmes. Nulle analyse d’une lutte, fût-elle celle d’intellectuel-le-s, ne peut donc prétendre à l’apesanteur sociopolitique. Sans revenir sur les critiques formulées par Matthieu Hély et Emmanuel Saint-James, on doit admettre que le récit des événements de2009 peine d’autant plus à convaincre qu’on pouvait attendre, de la part de deux sociologues exerçant dans la même université, les résultats d’une enquête sociologique réalisée « à chaud » pendant le mouvement. D’autres s’y sont risqués à l’occasion du CPE (Geay, 2009) proposant, malgré les limites inhérentes à ce type d’enquête, une lecture probante et des données empiriques inédites sur un mouvement social à l’échelle d’une université. Il reste malgré tout que ce bref « essai » sur le conflit touche juste à plusieurs reprises : à propos des raisons de l’absence des « précaires doctorants et plus encore des jeunes docteurs en quête d’un poste de titulaire » (p. 77, § 2), lorsqu’il revient sur les causes du « ralliement au mouvement, jugé surprenant, des juristes ainsi que du syndicat autonome » (p. 82, § 1), ou enfin lorsqu’il évoque la « dépression collective » et « l’atonie dans les universités » qui ont suivi la « défaite des universitaires » (p. 97, § 5 et 6).
La deuxième partie propose un diagnostic de la situation universitaire actuelle visant d’une part (chapitre 3) à comprendre les raisons qui poussent les bacheliers à « désert[er] massivement l’université dès lors qu’ils en ont la possibilité » (p. 102, § 1) et, d’autre part (chapitre 4), à lever le « tabou des grandes écoles » (p. 137-138) en vue de recomposer le paysage de l’enseignement supérieur français. La démonstration faite par François Vatin de la chute des effectifs universitaires et l’analyse qu’il en produit dans le chapitre 3 sont attestées par d’autres recherches (Beaud, 2008) et semblent assez peu contestables, sinon à mobiliser quelques contre-exemples localisés. S’appuyant sur des données et des textes connus des spécialistes de l’enseignement supérieur (notamment Lemaire, 2006 ; Convert, 2010), l’auteur rappelle qu’un bachelier général sur deux s’inscrivait dans une licence universitaire (hors médecine et pharmacie) en 1996, là où ce n’est plus que le cas que d’un sur trois (35 %) en 2008 (p. 129). D’ailleurs, en 12 ans, la proportion des bacheliers technologiques qui entrent dans ces cursus baisse également de façon significative (19 % en 1996 contre 12 % en 2008). Et finalement, là où Bernard Convert souligne, à partir des données concernant l’académie de Lille, que l’université et certaines filières parviennent encore à attirer les bacheliers avec mention, François Vatin préfère conclure qu’il y en a de moins en moins (p. 129-130) et que leur fuite s’est opérée au profit des formations supérieures payantes. L’auteur oublie de signaler que l’« esquive » de l’université n’est pas uniforme socialement, puisque les « bons » et « bonnes » bacheliers et bachelières d’origine populaire continuent, eux, d’entrer à l’université en visant une licence (Hugrée, 2010). Dans un tel contexte, les refondateurs redoutent que les universités françaises deviennent d’ici peu « des écoles professionnelles supérieures de “bas de gamme”, chargées d’accueillir la fraction de la jeunesse titulaire du baccalauréat la plus défavorisée culturellement, socialement et économiquement » (p. 136, § 1).

Les données sont certes inquiétantes mais le propos est ambigu. Et l’on se demande ici si les auteurs n’exemptent pas trop rapidement l’université et les enseignants du supérieur d’une contribution au projet de démocratisation scolaire, entendu comme l’ambition de permettre à tous les étudiants de s’approprier convenablement les savoirs universitaires. Certes les « ratés » de l’école unique sont nombreux et l’université en recueille en partie les méfaits. Mais il est surprenant qu’aucune mention ne soit faite des modes de socialisation intellectuelle des étudiants vis-à-vis des exigences de travail de chaque discipline, qui participent largement à la construction des inégalités de parcours et d’apprentissage dans l’université (Millet, 2003 ; Soulié, 2002). Les auteurs effleurent pourtant à plusieurs reprises les questions des pratiques pédagogiques, de la formation intellectuelle et des manières de travailler des étudiants, bien souvent d’ailleurs en comparaison des classes préparatoires aux grandes écoles (p. 45, § 2 ; p. 149, § 2 ; p. 158, § 2). Mais, au lieu d’engager le cœur de la réflexion sur les conditions scolaires, pédagogiques et curriculaires qui permettraient de garantir aux étudiants les plus distants des exigences universitaires une bonne appropriation des savoirs des disciplines universitaires qu’ils ont choisies, les refondateurs s’en tiennent finalement au triple objectif d’attirer vers l’université « une fraction, au moins, des “meilleurs étudiants”, [...] de protéger sa mission fondatrice de production, de conservation et de diffusion des savoirs fondamentaux, et de ne pas renoncer [sic] au projet démocratique d’un enseignement supérieur ouvert au plus grand nombre » (p. 198, § 2).

Les auteurs formulent alors plusieurs propositions qui ne manqueront pas de susciter le débat. Aux premiers rangs des probables polémiques à venir, la « réduction drastique du nombre de disciplines académiquement reconnues » (p. 173-175), au nom de la suppression de la confusion entre cursus de formation et discipline académique, la suppression du statut d’élèves fonctionnaires stagiaires des grandes écoles publiques (p. 156, note de bas de page n° 31), tout comme celle des chercheurs CNRS en sciences humaines (p. 177-178). Les propositions de réforme des premiers cycles universitaires (p. 169 et p. 199-206) se fondent pour l’essentiel sur une description éclairante des mécanismes institutionnels de contournement de la réglementation, interdisant la sélection à l’entrée à l’université (p. 191- 193). Mais la proposition d’une large propédeutique sélective et d’une « année zéro » pour les recalés à son entrée se heurte à l’absence de réflexion sur ce qu’il semble désormais nécessaire d’apprendre et de transmettre au lycée et son articulation avec l’université.
L’ouvrage ne manque donc pas d’interpeller et oblige le lecteur à réfléchir à un réel projet universitaire. C’est sans nul doute son grand intérêt tant l’université, et plus généralement l’école, meurt en France de ne pas être plus débattue [4]. Mais, si l’on trouve bien dans cet ouvrage de nombreuses propositions pour réformer l’université et l’enseignement supérieur, c’est aussi au prix d’une acception a minima de l’idée de démocratisation scolaire et universitaire.

BIBLIOGRAPHIE

BEAUD S. (2008). « Enseignement supérieur : la “démocratisation scolaire” en panne ». Formation emploi, n° 101, p. 149-164.

CAILLAUD P. (2011). « Les diplômes universitaires de l’enseignement supérieur : des certifications nationales/générales ou professionnelles/locales ? ». In E.Quenson (dir.), La professionnalisation de l’enseignement supérieur. De la volonté politique aux formes concrètes [à paraître]. Toulouse : Octarès.

CONVERT B. (2010). « Espace de l’enseignement supérieur et stratégies
étudiantes ». Actes de la recherche en sciences sociales, n° 183, p. 14-31.

GEAY B. (dir.). (2009). La protestation étudiante. Le mouvement du printemps 2006. Paris : Raisons d’agir.

HUGRÉE C. (2010). « “Le CAPES ou rien ?” Parcours scolaires, aspirations sociales et insertions professionnelles du “haut” des enfants de la démocratisation scolaire ». Actes de la recherche en sciences sociales, n° 183, p. 72-85.

LEMAIRE S. (2006). « Le devenir des bacheliers : parcours après le baccalauréat des élèves entrés en 6e en 1989 ». Note d’information, n° 06.01.

MILLET M. (2003). Les étudiants et le travail universitaire. Étude sociologique. Lyon : Presses universitaires de Lyon.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE (2002). Décret n° 2002-481 du 8 avril 2002 relatif aux grades et titres universitaires et aux diplômes nationaux. Disponible sur Internet à l’adresse : <http://www.legifrance.gouv.fr/affic...> (consulté le 6 mai 2011).

SINGLY F. de & THÉLOT C. (1989). Gens du public, gens du privé. La grande différence. Paris : Nathan.

SOULIÉ C. (2002). « L’adaptation aux “nouveaux publics” de l’enseignement supérieur : auto-analyse d’une pratique d’enseignement magistral en sociologie ». Sociétés contemporaines, n° 48, p. 11-39.


[1« Appel à refonder l’université française », paru dans Le Monde du 14 mai 2009 (et reproduit en annexe de l’ouvrage).

[2On fait ici référence au texte d’Emmanuel Saint-James, « Refonder les refondateurs », publié le 14 octobre 2010 sur le site de Sauvons la recherche, à celui de Jean Fabbri, publié le 11 novembre sur le blog « Politique des sciences » et reproduit sur le site de Sauvons l’université, et enfin à celui de Matthieu Hély, publié le 14 décembre 2010 sur le site Liens Socio

[3Alain Caillé a publié le 27 décembre 2010 sur le site Liens Socio un texte intitulé : « Une réponse à Matthieu Hély »

[4Pour s’en convaincre, on ne peut que s’inquiéter du faible écho dans le débat public de « l’Appel des 50 chercheurs aux partis de gauche. Pour une grande réforme démocratique de l’école »