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Collège : un atelier pluridisciplinaire de fabrication de leçons

jeudi 30 juin 2011, par Sylvain Marange

Au collège La Durantière de Nantes, tous les lundis et tous les mardis, deux groupes d’enseignants de toutes matières se réunissent pendant une heure pour travailler sur la leçon de l’un d’entre eux. Ils se mettent à la place des élèves en testant eux-mêmes les exercices puis les critiquent pour les faire évoluer et leur donner une tournure entièrement inductive. Au bout de quelques séances, les leçons finalisées sont présentées aux élèves. Dans un premier temps, ces derniers travaillent seuls et sans aide (SESA), l’enseignant se tenant à distance.

Un autre enseignant est présent pour prendre connaissance des stratégies de résolution de problème mises en œuvre par les élèves et pour identifier les erreurs que le groupe de travail n’a pas su anticiper. S’ensuit une mise en commun par groupes de trois ou quatre élèves, puis la rédaction collective du cours. Ces séquences demeurent assez exceptionnelles et prennent souvent place en début de chapitre.

A l’origine de ce travail collectif, quelques constats largement partagés dans les établissements de l’éducation prioritaire comme le nôtre, mais aussi dans tous les autres collèges en vérité, même si la proportion d’élèves qui passent totalement à côté des enseignements y est souvent un peu moins importante qu’en ZEP :

1. A l’entrée en sixième, nous accueillons un nombre significatif d’élèves qui ont déjà redoublé en primaire et qui cumulent des difficultés scolaires importantes. Nous nous appliquons à constituer des classes hétérogènes pour profiter de l’effet d’entrainement de têtes de classe. Mais, même si heureusement nous avons parfois de bonnes surprises, la plupart du temps les écarts entre les élèves demeurent et souvent même s’aggravent au cours des quatre années de collège.

2. Fréquemment, les élèves qui ne parviennent pas à entrer avec succès dans les apprentissages scolaires entravent le bon déroulement des cours. Des années d’échec les ont conduits à développer de savantes pratiques de contournement des tâches. Elles ont toutes pour objectif de retarder le moment de la mise au travail qui s’apparente pour eux à un scénario infernal et immuable : les bons élèves vont encore tirer bénéfice de ce qui va se jouer quand ils vont encore passer à côté. Aussi essayent-ils de tirer leurs camarades en dehors de l’activité proposée par l’enseignant, ou de détourner le sens de l’activité en posant des questions hors sujet, voire même de provoquer l’incident. Et si ces entreprises de déstabilisation sont passagères dans la plupart des cas, il arrive aussi que cela prenne un tour dramatique et que certains enseignements soient totalement paralysés.

3. Parfois les élèves en difficulté deviennent passifs. Le prof a beau s’activer, mettre en scène son cours, le dialogue tourne au monologue et il vérifie assez vite qu’il a beaucoup donné de lui-même pour un résultat très modeste sur des élèves qui n’ont pas produit la réflexion attendue.

4. D’autres élèves encore montrent les « signes extérieurs de l’étude » mais ne parviennent pas à dépasser les malentendus qui se nouent entre eux et les enseignants. Ils ont beau apprendre par cœur avec beaucoup de mérite, ils ne se figurent pas bien ce qui est attendu par l’enseignant et trébuchent à chaque évaluation.

5. Le travail de groupes est difficile à mettre en œuvre : les élèves en profitent souvent pour déborder le cadre posé par l’enseignant qui ne peut suivre tous les groupes à la fois. Il arrive aussi fréquemment que les « bons » élèves fassent tout le travail à la place des autres qui par conséquent n’en tirent pas grand chose. La coopération entre élèves devient alors illusoire.

6. Le travail personnel des élèves en difficulté en dehors du temps de classe est lui aussi assez rare. Et même lorsqu’ils font leurs devoirs, par nécessité, pour satisfaire des parents ou des enseignants dont les recommandations sont souvent prises pour des prescriptions comportementales, ils n’en tirent pas le bénéfice attendu car rien ne leur permet de vérifier qu’ils travaillent dans le sens qui convient, la leçon n’ayant pas été comprise en classe. Beaucoup finissent par renoncer définitivement à faire leurs devoirs.

Individualisation et sortie de classe

Qu’ils aient définitivement renoncé ou qu’ils persévèrent, les élèves en difficulté ont en commun de ne plus [vouloir] saisir le sens de tout ou partie des consignes des enseignants, souvent échaudés par l’amère expérience d’efforts intellectuels qui ne produisent plus beaucoup de résultats depuis des années. Comme si, lorsque les difficultés s’installent, elles se sédimentaient et rendaient toute remédiation improbable. Parmi les moins résignés des enseignants, d’aucuns préconisent le travail en petits groupes ou l’individualisation. Au collège la Durantière comme ailleurs, toutes les formes de prise en charge individuelle ont été (et sont encore) pratiquées : aide personnalisée, programme personnalisé de réussite éducative (PPRE), parcours individualisés, tutorat. Mais sans grand effet sur les résultats scolaires des élèves. D’autres collègues s’attachent aussi à différencier leurs enseignements au sein même de la classe : chacun son exercice, chacun son objectif pour la séance, etc. Mais bizarrement, malgré l’importante mobilisation des enseignants, les effets produits sont minces. Au mieux, les relations entre enseignants et élèves s’apaisent un peu et ces derniers supportent un peu moins difficilement leur échec. Mais globalement les bons élèves restent bons et les moins bons progressent peu.

L’échec scolaire massif que l’on rencontre dans les collèges de l’éducation prioritaire finit par nourrir une déception collective par rapport à l’idéal du collège unique et de la culture commune que nous ambitionnons de transmettre à tous les élèves sans distinction d’origine sociale ou de passé scolaire. Nous assistons impuissants à la dérivation des élèves vers des orientations non choisies. Dans certaines situations les enseignants sont conduits à organiser eux-mêmes la mise à l’écart de tel ou tel élève dont les difficultés finissent par envahir leur quotidien et celui des classes. Sans même parler des exclusions temporaires ou définitives, les stages en entreprises, les dispositifs relais, les parcours individualisés, les réorientations sont autant de procédés qui visent à mettre à distance une complication professionnelle que rien ne semble en mesure de résoudre au sein de la classe.

Mais comme l’éviction demeure – heureusement – exceptionnelle et qu’il faut tout de même faire avec les difficultés des élèves qui restent, nous oscillons entre deux réflexes : user d’autorité pour contraindre les élèves à entrer dans le cadre ou, au contraire, adapter nos enseignements en cherchant ce qui, dans les registres ludique ou concret pourrait séduire et remobiliser certains d’entre eux. Dans le premier cas, c’est l’épreuve de force, la volonté du professeur se substituant à celle de l’élève qui est pourtant seule à même de l’amener à penser par lui-même. Au mieux, l’enseignant obtient le calme, même si les élèves n’entrent pas beaucoup plus en réflexion qu’avant. La deuxième solution se heurte souvent à un autre écueil : par comparaison avec les activités proposées aux autres classes ou en éprouvant le peu d’efforts réflexifs requis pour s’acquitter des tâches scolaires, il est vite établi que l’enseignant sous-estime les capacités de ses élèves. Certains élèves se satisfont de ce manque d’exigence. Mais souvent, de nouveaux conflits apparaissent avec pour trame de fond la vexation ressentie par des élèves qui ne peuvent ignorer bien longtemps qu’on a renoncé à les tirer vers le haut.

Une rencontre inattendue nous a permis de ne pas désespérer complètement.

La naissance du pôle de travail collectif

En 2000-2001, une équipe de formateurs (enseignants et conseillers d’orientation-psychologues) du Centre Académique de Ressources pour l’Éducation Prioritaire (CAREP) de Nantes ont expérimenté des « ateliers de décrocheurs » dans plusieurs collèges de l’académie. Inspirés par les travaux de Jean Piaget, ils ont fait le pari de mettre en réflexion les élèves en difficulté en concevant pour eux des exercices de type situation-problème de bon niveau et en les laissant se débrouiller seuls. Les élèves les plus en difficulté (sur un niveau par exemple) étaient regroupés et devaient travailler une à deux heures par semaine de cette façon. Au début les élèves ont apprécié de travailler sur des exercices difficiles et de jouir d’un regain de confiance de la part des enseignants. Mais assez vite les effets pervers du regroupement par niveau ont pris le dessus, les élèves se sentant distingués des bons élèves. Si bien que les conflits, qui avaient diminué un temps, ont resurgi. En outre, des enseignants extérieurs à ce projet ont parfois mal vécu l’expérience, se sentant jugés par ceux qui prétendaient être plus compétents que les autres pour prendre en charge les élèves difficiles.

En 2002, les formateurs du CAREP ont proposé aux enseignants des collèges de ZEP de Loire Atlantique un stage de plusieurs journées à partir de ces expériences intitulé « enseigner les publics difficiles ». Nous nous y sommes inscrits à 7 enseignants du collège la Durantière. Les formateurs nous ont proposé de préparer collectivement des leçons et de les tester sur nous-mêmes pour anticiper les erreurs des élèves. Nous avons ainsi préparé 7 leçons, une chacun. Puis nous les avons présentées aux élèves, mais dans le cadre normal de la classe cette fois, c’est à dire sans retenir le principe de différenciation. Nous avons pu vérifier rapidement que nous approchions de solutions et, dans les semaines qui suivirent, nous avons importé le procédé de travail collectif au collège, avec le soutien des formateurs, en constituant un atelier de confection de leçons (couramment appelé « Seul et Sans Aide » ou « SESA »). Il fonctionne depuis sur la base d’une réunion hebdomadaire. Le midi dans les premiers temps, puis sur une heure libérée dans l’emploi du temps par le principal-adjoint les années suivantes.

Chaque séance de travail permet de mettre au point une leçon du programme de la classe concernée à partir de la préparation d’un des enseignants [1]. En travaillant à plusieurs enseignants de plusieurs disciplines, il est apparu qu’aucune de nos leçons n’était évidente pour les autres. L’approche de non-spécialistes – autrement dit le regard du prof de maths ou de musique sur une leçon d’histoire ou de français – nous oblige à rectifier les consignes pour les débarrasser du jargon de spécialiste. Le travail collectif permet ainsi d’anticiper les difficultés des élèves car les enseignants des autres matières ont des difficultés parfois similaires dans le domaine concerné. D’une certaine façon, nous prenons le risque de nous mettre nous-mêmes en situation d’échec pour mieux empêcher que cela ne se produise en classe. Les activités évoluent considérablement pour imaginer des exercices explicites, sans pré-requis, sans codages pour initiés (à ce sujet, nous avons depuis été conquis par les travaux de Stéphane Bonnery et notamment par l’idée de « délit d’initiés »), car nous-mêmes ne détenons pas toutes les clefs. L’auteur de la leçon peut toujours invoquer le fait que les élèves sont supposés avoir déjà vu une question, devant notre désarroi collectif il doit se rendre à l’évidence qu’il ne peut parier sur ce point. Aussi une première formule a été bannie de nos échanges : « normalement les élèves le savent ».

Par ailleurs, nos discussions montrent très souvent que nous ne sommes pas au clair sur la délimitation des savoirs que nous enseignons. Le collectif aide énormément à préciser les choses et à rendre explicite le périmètre de la notion ou de la règle à enseigner.

En outre il est rapidement apparu qu’une leçon où les consignes consistent à guider l’élève dans toutes ses démarches de façon procédurale a pour inconvénient de multiplier les occasions de malentendus et de brouiller le sens de la recherche, les préalables pouvant passer pour le vif du sujet par exemple. Nos élèves peuvent ainsi passer une heure à effectuer des tâches relativement mécaniques sans vraiment réfléchir sur l’objet de la leçon ou en réfléchissant à côté. Nous avons donc essayé de limiter le nombre de consignes, de ne pas séquencer les activités pour aller droit au but et provoquer la rencontre immédiate entre la difficulté d’un problème et les élèves. Nous nous appliquons à nous débarrasser de toutes les étapes qui visent l’imprégnation ou les prédispositions et qui ne font que retarder la mise en réflexion sur le nœud d’un problème. Tous les préalables sont méticuleusement évacués en même temps que les prérequis.

Le travail collectif des enseignants consiste alors à déconstruire les savoirs pour les donner à reconstruire aux élèves sans équivoque possible avec des moyens d’auto-vérification. Autrement dit, nous organisons le désordre de cas particuliers de telle sorte que les élèves ne puissent les reclasser que d’une seule façon : celle qui permet d’établir le savoir enseigné [2] . Les activités soumises aux élèves épousent donc la démarche du puzzle et impliquent le recours au procédé intellectuel de l’analogie (associations, discriminations) qui est évidemment à la portée de tous. Un autre avantage du travail collectif s’est alors révélé : nous n’arrivons jamais à retourner seuls nos leçons. Nous avons toujours besoin des autres pour trouver le point de bascule qui permet de leur donner une tournure inductive sans laquelle les élèves ne peuvent résoudre seuls les problèmes qui leur sont soumis.

Ces exercices sont présentés ensuite aux élèves qui les résolvent individuellement, en silence, et sans l’intervention du prof. En effet, si l’habitude et le bon sens veulent que lorsqu’un élève est en difficulté, on vienne à son secours, nous avons constaté – suivant en cela les hypothèses des formateurs du CAREP – que l’absence d’aide pendant le travail personnel avait pour mérite de laisser aux élèves le temps nécessaire pour inventer par eux-mêmes des stratégies de résolution des problèmes par tâtonnement. Ce temps est essentiel et nos préparations collectives nous garantissent a priori que les élèves ne seront pas piégés par des prérequis mal partagés ou des consignes équivoques. Tous les élèves peuvent donc réussir ces exercices et la classe hétérogène n’est plus un obstacle. Le travail collectif préparatoire nous donne confiance dans les exercices et en nos élèves. Mais cela n’étant pas toujours suffisant pour nous retenir absolument d’intervenir dans le travail des élèves, nous avons pris le parti de nous visiter à chaque séance de ce type pour tenir bon, grâce à la simple présence d’un collègue, face à la demande insistante d’aide de certains. Cela permet en outre de faire un compte rendu et de rectifier un peu la leçon après coup en cas de besoin.

Nous pensions avoir fait le tour du problème en faisant travailler les élèves ainsi. Nous avions gagné la mise au travail de tous et l’entrée en réflexion de chacun. Les résultats étaient bons lors des évaluations qui portaient sur les parties traitées de cette façon. Les relations profs-élèves s’apaisaient nettement et le cadre collectif avait l’avantage de nous faire découvrir le travail des collègues et d’amener ces derniers à s’intéresser au sien ce qui était très gratifiant.

Mais déjà nous touchions aux limites de l’exercice car l’expérience avait un revers inattendu : l’incompréhension de collègues qui ont pu avoir le sentiment d’être mis en question (contestés ?) dans leurs pratiques par l’existence même d’un groupe de travail et l’incompréhension de la direction qui a pu voir en l’atelier un cadre où se construisait le métier sans elle. Nous ne savions pas bien nous défendre contre leurs reproches au demeurant contradictoires : la direction ne voyait pas d’un bon œil la cohésion que produisait le travail collectif au sein du groupe et redoutait manifestement les désobéissances potentielles induites par la conviction professionnelle qu’il procurait ; à en croire quelques collègues, les élèves qui avaient planché sur un exercice SESA en sortaient épuisés et manifestaient d’autant plus d’agitation dans les cours qui suivaient ; ne pas aider les élèves passait, aux yeux de certains, pour une mise en difficulté intentionnelle contraire aux habitudes de prévenance des enseignants ; pour d’autres enfin, vouloir repenser collectivement le métier empiétait sur les prérogatives de l’inspection auprès de laquelle nous étions suspectés de vouloir nous placer.

L’installation dans la durée

A la rentrée 2004, soucieux de ne pas envenimer les relations avec nos collègues de travail mais quand même curieux des potentialités de l’expérience, nous nous sommes simplement faits plus discrets [3] . Le temps a fait le reste. Les critiques se sont estompées et le périmètre de l’atelier s’est élargi, chaque année de nouveaux enseignants rejoignant le groupe de travail. Parallèlement, l’assiduité s’est renforcée, malgré le copieux investissement que cela exigeait, attestant que le bénéfice retiré était supérieur à ce qu’il coûtait en temps et en énergie.

De surcroît, compte tenu de la confiance qui s’était installée avec les élèves, nous avons commencé à croire à la possibilité de renouer avec le travail de groupes à l’issue de séances SESA. Après le temps de travail individuel, nous avons demandé à nos élèves de confronter leurs résultats et les méthodes employées pour y parvenir. Jamais nous n’avions vu nos élèves aussi volubiles sur les questions enseignées. Les plus en difficulté s’investissaient dans ce temps de mise en commun par groupes avec autant de ferveur que les autres. Tous avaient quelque chose à raconter puisque tous avaient réfléchi au problème au préalable. Ce temps de confrontation est devenu indispensable. Et comme nous n’avons cessé de compter chaque fois un peu plus sur l’intelligence de nos élèves, à présent nous leur demandons de rédiger eux-mêmes les bilans des leçons par groupes. Ces bilans sont mis en commun ensuite afin de devenir la trace écrite du cours.

Ces progrès continus ont permis au pôle de travail collectif de durer. Le nombre de collègues qui y participent désormais varie de un quart à un tiers de l’équipe enseignante du collège selon les années (12 à 18 enseignants de toutes matières). Il a même gagné une relative institutionnalisation grâce à l’intérêt que lui ont porté des universitaires qui ont dépêché des thésards pour procéder à des observations et à la venue de représentants de l’inspection d’académie et du rectorat qui, tout en refusant de débloquer les heures de décharge que nous demandions pour amplifier l’action, ont reconnu son intérêt en chargeant une mission pédagogique de donner un peu d’écho à nos travaux.

Effets positifs en cascade

Sans soutien financier, sans décharge et sans véritable encouragement institutionnel, l’atelier a duré d’une façon tout à fait inattendue, malgré un important turn-over des personnels qui invalide l’hypothèse d’une simple rencontre entre des personnes aux affinités pérennes et malgré l’ampleur de la tâche qui aurait pu nous décourager.

Nous réussissons à produire une dizaine de leçons par an. Et même si nous pouvons en réutiliser certaines d’une année sur l’autre, les leçons du type « seul et sans aide » en classe demeurent assez rares. Chaque enseignant en présente entre deux et sept ou huit par classe et par an, ce qui représente entre 2 heures et 15 heures de cours sur une année. Mais cela a des effets secondaires sur le reste de nos enseignements : sur notre façon d’aider ou pas, d’exiger le silence, ou encore de gagner en conviction sur la possibilité de faire réussir tous les élèves dans le cadre de la classe hétérogène en comptant sur l’intelligence des élèves. En effet, nous nous surprenons à enseigner des savoirs complexes que nous n’aurions jamais osé présenter à nos élèves sans l’émulation du pôle de travail collectif. Le procédé permet ainsi de conserver un niveau d’exigence élevé dans le cadre de la classe hétérogène là où nous pouvions être auparavant tentés de céder à l’adaptation du niveau de nos enseignements au niveau (réel ou supposé) de nos élèves [4].Cela induit une autre satisfaction des élèves liée à l’importance que nous accordons à la réussite de tous qui se manifeste par le fait que tous ont les mêmes exercices à traiter. C’est une garantie d’égalité qui produit les meilleurs effets en matière de comportement des élèves en classe.

La satisfaction que procure le SESA aux élèves, malgré (ou plutôt grâce à) l’effort intellectuel qu’il implique, est avérée aussi par le fait qu’elle rend superflue la « motivation de la note ». Ce qui nous porte à croire que les élèves attendent davantage de l’école qu’elle leur donne à penser et l’occasion de se sentir changés par la réflexion et les savoirs que des bonnes notes. C’est évidemment très encourageant car cela invalide toute conception utilitariste de l’école.

Nous continuons d’être surpris par l’efficacité du travail collectif qui fonctionne comme un accélérateur-démultiplicateur de solutions pédagogiques. Les résultats des élèves sont bons à toutes les évaluations réalisées sur les questions étudiées en SESA (toujours au-delà de 15/20 de moyenne). Même si, bien sûr, les parties du programme que nous traitons ainsi sont encore trop modestes pour changer significativement les résultats globaux des élèves les plus en difficulté. Quant aux effets sur la gestion de classe, ils sont tout bonnement spectaculaires. L’adhésion des élèves paraît exactement proportionnelle à la confiance que les enseignants ont gagnée en travaillant ensemble. Si bien que l’atelier joue un rôle inattendu puisqu’il sert aussi de cadre d’accueil pour les enseignants nouvellement arrivés au collège et qui le rejoignent. Ils pâtissent beaucoup moins longtemps que les autres de l’effet « nouveau » que les élèves exploitent parfois pour retarder le travail.

Enfin, il faut avouer qu’il est extrêmement réjouissant de travailler à plusieurs sur nos difficultés respectives à faire passer nos enseignements et d’obtenir des résultats tangibles sur l’attitude des élèves face au travail. Nous y trouvons une occasion de réconciliation avec un métier que beaucoup de prescriptions institutionnelles inappropriées ont rendu difficile.

Questions encore en débat au sein du groupe de travail

Le pôle de travail collectif du collège nous a conduit à interroger les modalités d’appropriation des savoirs par les élèves autant que la professionnalité enseignante. Voici quelques-unes des pistes de réflexion qu’il a fait surgir :

Il apparaît que les leçons que nous concevons portent essentiellement sur deux types de contenus : des règles ou des lois (théorèmes, règles d’écriture en mathématiques, en français, en langue vivante, en éducation musicale) et des notions (concepts, outils de compréhension en histoire, en français, en sciences expérimentales) [5]. Il est impossible de construire une leçon inductive avec un contenu de type liste ou chronologie par exemple. Seuls des savoirs articulés se prêtent à ce type d’exercice. Or les collégiens doivent aussi appréhender des savoirs ou des compétences simples. Aussi les exercices SESA qui occupent les élèves une à deux heures en général prennent souvent place en début de chapitre car ils permettent de reconstruire le savoir fondamental (la notion de totalitarisme en histoire, le théorème de Pythagore en maths, les usages de ser et estar en espagnol, etc.) à partir d’un ensemble de cas particuliers qui, une fois ordonnés par les élèves, révèlent la règle ou la notion. Mais ils exigent des compléments de cours. En mathématiques ou en langue vivante par exemple, les enseignants passent ensuite aux exercices d’application, quand en histoire par exemple, les prolongements viseront souvent à enrichir la notion avec des éléments diachroniques ou culturels. Et ces prolongements de cours qui se font sous la forme dialoguée ou magistrale se déroulent d’autant mieux que les élèves ont accroché au SESA.

Notre expérience nous conduit à penser que si les enseignants ne peuvent pas tout, ils ne peuvent pas rien non plus. Nous avons notamment révisé notre vision de l’idée d’élève décrocheur. Ce ne sont manifestement pas les élèves qu’il convient de réparer préalablement mais le métier qui semble d’ailleurs ne pouvoir se construire sans la ressource collective. Nous en sommes même à penser que toute remédiation spécifique pour les élèves en difficulté est aléatoire (au mieux ça rassure les élèves et les enseignants, mais plus vraisemblablement, au pire, cela enferme dans la non-pensée et l’attente de solutions toutes faites de la part des élèves). Il faut être traité comme tout le monde pour s’autoriser à entrer en réflexion et à tenter des hypothèses de résolution de problème. Il semble donc qu’on n’apprenne bien qu’ensemble, dans le cadre de la classe hétérogène.

Nous travaillons actuellement sur l’idée de symétrie entre le travail des enseignants et le travail des élèves : le travail collectif répond au travail de groupes en classe. Il est étonnant de constater à quel point les collectifs sont riches de ressources aussi bien pour mettre au point des leçons que pour apprendre. Le besoin d’installer sa réflexion dans le temps pour les élèves est à rapprocher du temps souvent considérable que chaque enseignant consacre à la mise au point de sa leçon. Enfin, le besoin de réflexion individuelle préalable à toute formalisation collective est commun aux enseignants qui testent les exercices avant d’accorder leurs conclusions et aux élèves qui y puisent le désir de comprendre et de partager leurs questions avec les autres.

Mais nous ne comprenons toujours pas vraiment pourquoi le retournement inductif des exercices est si difficile à trouver seul. Le détour par le collectif (et le regard des autres) semble incontournable pour trouver le mode d’emploi du démontage des savoirs afin de les présenter sous une forme qui garantisse l’entrée en réflexion des élèves et qui évite la simple mise en présence des savoirs.

Travailler en équipe a beau être une recommandation courante dans les circulaires de l’Éducation nationale, en pratique, cela se résume souvent à des temps de concertation destinés au suivi individuel des élèves. Le travail en équipe donne parfois lieu à des temps de préparation d’examens blancs ou même de préparation de séquences pédagogiques à plusieurs. Mais cela tourne presque toujours à la répartition des tâches au sein d’une même équipe disciplinaire et constitue, même sous cette forme, un événement assez rare. L’expérience menée au collège la Durantière nous interroge donc sur les possibilités d’enclencher et de faire durer un travail collectif sur les enseignements dans un établissement. Certains principaux s’y essayent, notamment dans les collèges de ZEP mais échouent presque toujours à faire travailler durablement les enseignants ensemble sur les leçons qu’ils présentent en classe. Les formateurs réussissent parfois à initier un travail collectif sur les contenus mais sont démunis pour le rendre pérenne. Seuls les enseignants semblent en mesure d’y parvenir. A condition de résister à toutes les pressions qui ne manquent pas alors de s’exercer sur eux.

Enfin, le présent article comporte une limite majeure : ce qu’il présente pourra peut-être donner à croire que les pratiques collectives qui se sont installées dans notre collège répondaient à une théorie ordonnée. Or tout cela s’est mis en place peu à peu, avec des allers-retours, des hésitations, un important turn-over dans les équipes et une certaine difficulté à en parler car il n’est pas simple de se faire comprendre lorsqu’on décrit le travail collectif qui est mené au collège la Durantière. Tout commentaire sur la mise en réflexion des élèves – comme toute hypothèse pédagogique – est en soi discutable. Les pratiques pédagogiques peuvent se ressembler beaucoup tout en reposant sur des ressorts très différents et il n’est pas facile de décrire ce qui fait l’originalité d’un procédé (combien de fois a-t-on entendu des collègues nous dire « c’est exactement ce que je fais moi-même avec mes élèves » alors qu’aucun d’entre nous n’y est jamais parvenu seul...). De plus le métier est trop malmené depuis quelques années pour que puisse s’engager un débat simple sur la professionnalité enseignante exempt de passion, d’a priori ou d’incompréhension. Nous l’avons vérifié à nos dépends lors d’exposés publics ou lorsque nous présentons l’atelier aux nouveaux collègues. On nous oppose toutes sortes d’objections qui s’évanouissent pourtant systématiquement dès qu’on passe aux travaux pratiques. Aussi avons-nous décidé de tourner un petit film pour rendre compte du travail collectif de façon plus vivante et moins théorique. Et, en attendant l’aboutissement de ce projet qui nous prend beaucoup de temps, nous avons essayé de nous astreindre à mettre en ligne quelques leçons sur le site du collège : http://clg-durantiere-44.ac-nantes.fr/sesa/. La plupart des leçons (une centaine réalisées à ce jour) n’y figurent pas encore mais nous allons combler ce manque dans les mois qui viennent.

Espérant que cette contribution permettra de nourrir un débat complexe sur les difficultés scolaires des élèves de collège et leur traitement en classe, nous sommes évidemment preneurs de toutes les remarques et restons à la disposition de tous pour en discuter.

Sylvain Marange, enseignant

mail : sylvain.marange@free.fr

Annexe : 5 leçons de mathématiques pour illustrer le propos

(les leçons de cette matière sont sans doute celles qui permettent le mieux de comprendre le procédé)

- une leçon de sixième sur les premiers éléments de géométrie
- une leçon de sixième sur la médiatrice
- une leçon de cinquième sur le calcul littéral
- une leçon de troisième sur les racines carrées
- une leçon de troisième sur les probabilités

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[1Voici quelques exemples de leçons réalisées : « le théorème de Pythagore » ou la « médiatrice » en mathématiques, « humanisme et renaissance » ou « la Chine des Han » en histoire, « l’accord du participe » ou « les subordonnées » en français, « la combustion » ou « les liquides hétérogènes » en sciences physiques, « les doubles croches » ou « les familles d’instruments » en musique, « présent simple et be / ing » ou « le preterit » en anglais, « la notion de développement » ou « la Russie » en géographie, « les trois voies du lycée et les critères de choix » en éducation à l’orientation, « la méiose » en SVT, « emballage et montage d’un produit » en technologie, « l’accentuation » ou « ser et estar » en espagnol, « déborder un défenseur » ou « la course d’orientation » en EPS, etc.

[2L’objectif étant que la règle ou la notion puissent être réemployée dans tout autre contexte et que, l’ayant mise en évidence une fois par eux-mêmes, les élèves soient en mesure de la retrouver par la réflexion et non plus seulement par la mémoire fondée sur du par coeur.

[3Les seuls à qui nous en parlions facilement étaient les parents d’élèves qui étaient agréablement surpris de la bienveillance des collègues de l’équipe à l’égard des élèves avec lesquels les relations s’étaient notoirement améliorées.

[4Autrement dit, le SESA favorise une mise en activité intellectuelle autonome de l’élève tout en évitant les dérives auxquelles cette perspective aboutit si souvent : diffèrement voire contournement des points difficiles, invisibilisation des enjeux cognitifs essentiels, renoncement à un enseignement ambitieux.

[5Les notions étant par nature à géométrie variable, elles demandent toujours à être délimitées en atelier avant de donner lieu à des exercices de type SESA.

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