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Henri Wallon et l’orientation

dimanche 30 juin 2019, par Yves-Claude Lequin

Avec ce livre de Régis Ouvrier-Bonnaz, Pour lire Wallon sur l’orientation (Sept textes inédits d’Henri Wallon), postfacé par Bernard Prot (Éditions sociales, 2019, 235 p., 16 €), nous sommes en présence d’un remarquable ouvrage, y compris dans son format pratique (réellement de poche, et solide), avec une belle typographie. Dense, ce livre est soigneusement équilibré :

- une « introduction » substantielle (une centaine de pages !) qui, en réalité, est une rigoureuse analyse de la construction (donc de l’évolution) de la pensée d’Henri Wallon (1879-1962) en ce qui concerne l’orientation, jalonnant un siècle de transformations multiples et profondes, (dans la société française ainsi que sur les plans pédagogique et intellectuel) ;

- des « repères » chronologiques et biographiques (une douzaine de pages) ;

- un bel ensemble de sept textes (dont quatre inédits à ce jour), minutieusement choisis (80 p.), et strictement cadrés sur l’orientation ;

- une postface de Bernard Prot (12 p.), sur les questions contemporaines de l’orientation dans le demi-siècle (prolifique en ce domaine) qui nous sépare de la mort d’Henri Wallon, en 1962. Postface remarquable, sur laquelle je ne reviendrai pas, car – vu son intérêt et sa prise directe avec les questions les plus actuelles en ce domaine – elle sera à coup sûr la plus souvent lue en premier par les enseignants et les autres professionnels de l’orientation. En revanche, il n’est pas superflu d’évoquer quelques aspects plus anciens, ce qui ne signifie qu’ils soient révolus.

Quels textes d’Henri Wallon sont ici sélectionnés ? Ils jalonnent 40 ans de l’œuvre wallonienne : un de 1913 (sur Taylor), deux de 1932 (sur « L’éducation et le facteur social », puis « Culture générale et Orientation professionnelle »), trois de 1947 (entre espoir d’une réforme scolaire et déception), un de 1955 (« Les loisirs, les jeux et la culture », causerie radiodiffusée, à l’époque de gouvernement Edgar Faure et du projet scolaire du ministre Berthoin).

Pas d’extraits du Plan Febvre-Langevin-Piéron-Wallon de 1947... Si l’auteur s’en tient à l’œuvre personnelle d’Henri Wallon en matière d’orientation et, par conséquent, ne cite aucun texte de ce Plan, improprement nommé « Plan Langevin-Wallon », il l’analyse cependant (pp. 74-78). On me permettra ici une parenthèse : d’une façon générale, il y aurait beaucoup à dire sur la « réduction » (par omission) de cette appellation, qui évacue les présidents de deux autres sous-commissions (et non des moindres : Lucien Febvre et Henri Piéron) et qui restreint cette commission à une affaire de pédagogues (qu’ils étaient tous sans aucun doute) et non de scientifiques – ce qu’ils étaient fondamentalement – tout en évacuant la dimension politique – pourtant fondamentale – qui sous-tend cette Commission : en 1944, le gouvernement De Gaulle, issu de la « France Libre » et de la Résistance intérieure, envisage une réforme scolaire afin de refonder la République française sur de nouvelles bases ; c’est d’ailleurs le 3e projet scolaire de la « France Libre » : ce Plan de 1947 succède à deux autres, eux aussi commandités par le même gouvernement provisoire, l’un conçu en plusieurs mois de discussion, à Londres en 1942-43 (« Plan Cathala » [1]), le suivant à Alger au premier semestre 1944 (« Plan Durry »), ces deux plans étant, eux aussi, malencontreusement « évacués » par la plupart des historiens de la pédagogie [2].

A ce propos, nous découvrons dans ce livre la proximité ancienne de Lucien Febvre avec Wallon : études dans la même promotion à l’École nationale supérieure, puis à la Fondation Thiers, premier poste d’enseignant ensemble au même lycée (à Bar-le-Duc en 1902) et de nombreux liens intellectuels ultérieurs. Ceci n’est pas rien, lorsqu’on sait l’importance de L. Febvre, comme historien (bien avant la « nouvelle histoire »), et comme créateur en 1929 – avec Marc Bloch – de la revue « Les Annales, d’histoire économique et sociale »). Wallon et Febvre sont deux des grands penseurs qui ont profondément fait évoluer les sciences humaines et sociales au XXe siècle.

Par ailleurs, Henri Wallon est historiquement lié à la République française, puisque c’est son grand-père (de même nom et même prénom), qui avait fait adopter par l’Assemblée Nationale, en 1875, l’« amendement Wallon », fondateur de la IIIe République (après une séculaire succession de monarchies et d’empires) et qu’en somme lui-même reprend son flambeau en 1944, au moment où naît la IVe République. Enfin, Wallon et Febvre sont deux des grands penseurs qui ont profondément fait évoluer les sciences humaines et sociales au XXe siècle. Tout cela pour dire qu’en 1944, si – pour réformer le système scolaire français – De Gaulle se place dans la droite ligne de ses prédécesseurs qui – depuis plus d’un siècle – confiaient généralement le pilotage de Commissions de réforme scolaire à des savants, mais de préférence mathématiciens, physiciens... (au moins depuis la « Commission Laplace » en 1817) ; De Gaulle, en 1944, après avoir choisi d’abord, parmi les Français réfugiés à Londres, Joseph Cathala, chimiste de haut niveau [3], préfère des spécialistes de sciences humaines, ce qui représente un tournant historique dans la politique scolaire française [4].

Si le grand-père d’Henri Wallon a donné son nom à la naissance de la IIIe République (« amendement Wallon »), lui-même associe son nom à la fondation de l’orientation scolaire qui, elle-même découle de ce que créa la IIIe République à ses débuts. A la remarquable analyse de Régis-Ouvrier Bonnaz, on pourrait juste ajouter deux éléments, pour compléter son élucidation de cette gestation. Henri Wallon naît en 1879, moins d’une décennie après la Commune de Paris et au moment précis où la République de Grévy et Ferry institue son œuvre scolaire. Souvenons-nous que si la Commune fut une révolution populaire (comme 1793, 1834 et les canuts lyonnais, juin 1848), elle fut la première à avoir un « gouvernement » et celui-ci intégrait aussi des anciens élèves des Grandes Ecoles (Centrale, Polytechnique...), comme Vaillant, Rossel, Protot, ce qui provoqua la rage des milieux jusque-là dirigeants. Les Communards furent violemment réprimés, et aussitôt, les Grandes Ecoles furent réformées, de nouvelles furent créées (1872 : une Ecole privée de Science Po, puis HEC (1881), puis des Universités catholiques furent autorisées (1875). Dès 1879, année de la naissance de Wallon, Jules Ferry est élu président et (grâce au grand-père de Wallon), la République est enfin instituée. Bientôt se succèdent les grandes réformes scolaires (1881-86) : l’enseignement primaire est systématisé, un « Enseignement primaire supérieur » est institué et développé, qui sera un premier embryon du futur collège (cf. le livre de Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie : Les collèges du peuple (PUR, 2011, 535 p.). Jusque-là, en France, il n’existait pour l’immense majorité des enfants qu’un (éventuel) enseignement élémentaire, donc la question d’une « orientation scolaire ne se posait pas. Dès lors l’enseignement « élémentaire », peut devenir « primaire », puisqu’une poursuite d’étude est envisageable pour des enfants de milieux populaires. En 1891, débute un enseignement « moderne » et une décennie après, en 1902, la réforme du secondaire place les sections « modernes » sur le même plan que les sections « classiques ».

D’autre part, ce premier âge de la IIIe République (disons, de 1879 à 1900), qui est aussi celui de la jeunesse d’Henri Wallon, est celui où les facultés sont revitalisées, où la dynamique scientifique est remarquable, en France et dans le monde : les spécialités se reconstruisent, se subdivisent, les débats sont riches sur le contenu et sur les frontières entre spécialités, notamment entre neurologie et psychologie. En 1896, les universités (supprimées depuis 1793) sont recrées (au nombre de 16). République, modernisation du Secondaire, Orientation, Psychologie : outre son milieu familial, Henri Wallon se forme (dans tous les sens du terme) en un moment historique exceptionnel, où la question d’une « orientation scolaire » (qui n’avait guère de sens auparavant, tant que le « système scolaire » ne concernait qu’une infime minorité et que les enfants du peuple n’avait au mieux accès qu’à un enseignement élémentaire, sans poursuite d’études) commence à se poser.

Pour en revenir au livre, quels sont les textes de Wallon que sélectionne R. Ouvrier-Bonnaz ?

- Une critique de Frédéric Taylor en 1913, à l’époque de sa visite en France, et aussi d’une retentissante grève Renault contre le chronométrage, grève où la CGT (anarcho-syndicaliste) condamne énergiquement cette « organisation monstrueuse » qui « transforme l’homme en automate », non sans illusions sur le taylorisme (si G. Yvetot, secrétaire de la fédération des Bourses du travail, condamne Louis Renault c’est en précisant que « L’ennemi, ce n’est pas le système Taylor, c’est le patron qui vous a faussement appliqué ce système » (17 février 1913). Pour sa part, Wallon fait alors une critique radicale du système Taylor, qu’il qualifie de « farce américaine en images d’Épinal », et dont (dit-il, d’après Taylor) la finalité est de « créer la race des hommes-gorilles », avant de conclure que « Contre l’État coupable de ces complicités, la civilisation n’a d’autre soutien que le syndicalisme tant honni. » (p. 144).

- Un premier texte de 1932, communiqué au Congrès international de la Ligue pour l’Éducation Nouvelle (Nice) et un autre de la même année sur « Culture générale et orientation professionnelle », texte dont on tire rarement toute la vigueur, par exemple lorsque Wallon, après avoir énoncé une formulation classique : « Ma tâche aujourd’hui est d’étudier ce qui est reconnu comme divisant les hommes entre eux, c’est-à-dire la profession, l’orientation professionnelle », ajoute peu après que « dans un avenir éloigné, peut-être même rapproché, lorsque le travail et les travailleurs seront devenus souverains, pourra devenir le point de départ d’une culture qui unirait tous les hommes et toutes les nations de la façon la plus profonde et la plus solide. » (p. 158).

- Trois textes de 1947 sur « L’étude du caractère », « Éducation des masses et technique », enfin sur « L’avenir de l’enfant et les activités productives de l’homme » (titre qui résumerait bien, en somme, la dynamique de la pensée wallonienne en matière d’orientation). Trois textes parus au moment où la IVe République, récemment mise en place, réforme, mais va bientôt « virer à droite », dans les ornières de la Guerre Froide, et où débute une puissante industrialisation française (ce qu’on nommera plus tard « les Trente Glorieuses »).

- Enfin, le contenu d’une causerie radio de 1955 (au nom de l’Union rationaliste), sur « Les loisirs, les jeux, la culture. »), ceci juste au moment où le gouvernement Edgar Faure initie des réformes scolaires (projet Berthoin) qui préfigurent pour une bonne part l’ensemble des réformes scolaires de la Ve République, après 1959.

On me permettra ici une parenthèse : en France, on a trop souvent tendance à réduire la question de la pédagogie à l’école primaire et au collège, et encore : à ce qui est « général » dans leur enseignement, et – du coup – à ne considérer l’apport des innovateurs qu’en ces deux domaines. Or l’apport de l’ensemble de l’œuvre d’Henri Wallon, tout particulièrement sur l’orientation et celui des trois principaux plans pédagogiques de la France Libre, concerne l’ensemble du système scolaire, Professionnel et Technique inclus, y compris le Supérieur : on le sait fort bien au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) où exerce Régis Ouvrier-Bonnaz. Travaillant sur l’histoire la technologie en France et sur celle des Universités de Technologie créées entre 1972 et 1992 (Compiègne, Belfort-Montbéliard et Troyes) [5], Pierre Lamard et moi-même avons découvert, encore ailleurs, des acteurs pédagogiques (des années 1950- 1960), familiers des réflexions et propositions pédagogiques des années 1943-1947 – connus ou non –, des commissions, des rapports... qui – explicitement ou non – se réfèrent aux réflexions et projets scolaires des années 1943-1947 : c’est le cas bien sûr des deux « colloques de Caen » de 1956 et 1966, c’est aussi le cas avec et autour d’Edgar Faure (dont la contribution nationale à la politique scolaire et universitaire fut importante, depuis le gouvernement provisoire, à Alger en 1943-44 jusqu’au début des années 1970 ; avec Jean Capelle, qui n’a pas seulement participé à la conception de la 2 CV Citroën (avant 1948), mais aussi dirigé le premier INSA ( Lyon, en 1957), et participé à la création des collèges (1963) ; avec Guy Deniélou (officier de marine et atomiste) au parcours encore plus atypique), qui sera le premier directeur de l’université de technologie à Compiègne, en 1972. Et d’autres encore, plus ou moins connus. C’est dire que, si l’on veut bien élargir la focale (au-delà du seul enseignement élémentaire), on pourrait bien découvrir à Louis Wallon, une descendance beaucoup plus étendue que celle habituellement évoquée...


[1Joseph Cathala (1892-1969), chimiste universitaire toulousain, puis à Québec (1930), puis à l’université de Toulouse, exilé à Londres en 1940, appelé par René Cassin, le 2 décembre 1941, à présider une Commission, qui se réunit chaque semaine au Carlton’s Garden à Londres, durant un an (été 1942-été1943) , et qui remettra à De Gaulle, un rapport sur « Les questions intellectuelles et d’enseignement. », assez sensible au système d’enseignement britannique. Il sera plus tard membre du Collège de France.

[2On se reportera utilement à un article de Jean-François Muracciole : La Résistance, l’éducation et la culture, in Vingtième siècle, revue d’histoire, N° 58, avril-juin 1998, pp. 100-110 (article accessible en ligne, résumant sa thèse).

[3« (...) Joseph Cathala fut appelé par René Cassin, nommé par le général de Gaulle commissaire national à la Justice et à l’Instruction publique de la France Libre en vertu d’un décret du 2 décembre 1941, à présider les travaux de la sous-commission des questions intellectuelles et d’enseignement. Celle-ci se réunit au 4 Carlton’s Garden à Londres, du 8 juillet 1942 au 27 juillet 1943, à raison d’une réunion tous les quinze jours. Elle inaugura une chaîne de commissions françaises de réforme éducative dont les maillons suivants furent constitués par la commission dite d’Alger présidée par Marcel Durry en 1944, puis par la commission Langevin-Wallon de 1944 à 1947 (...) » (Extrait de la biographie de J. Cathala, dans le Dictionnaire Maitron).

[4Rappelons tout de même que durant la dernière année d’occupation du territoire français, la France « libre », produit six plans de réforme scolaire, le premier étant piloté par un chimiste (Cathala), les suivants, provenant plutôt de « littéraires » :
a) France Libre (De Gaulle, Londres) : rapport Cathala Joseph (28 avril 1943)
b) OCM (Organisation civile et militaire) : Marc Bloch (août 1943)
c) PCF : Georges Cogniot (automne 1943)
d) Manifeste de l’Université nouvelle : Joanny Berlioz et Roger Garaudy (Alger, printemps 1944)
e) Conseil National de la Résistance : Programme (15 mars 1944)
France Libre ; De Gaulle, Alger : (2 août 1944) = rapport Durry-Capitant.

[5Lamard Pierre et Lequin Yves-Claude.- La technologie entre à l’université. Belfort : UTBM.. 2005.- 387 p. (notamment pp.50-92), ainsi que dans plusieurs communications ultérieures à des colloques portant sur la création des INSA, IUT, ENI...).