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Rapport de l’IGESR : une nouvelle perspective sur l’illettrisme

mercredi 8 juin 2022, par Janine Reichstadt

En réponse à la commande ministérielle d’octobre 2021, l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) a réalisé une Mission prospective sur l’illettrisme publiée en mai 2022 (Rapport n°2022-06). Ses travaux montrent la nécessité de changer de paradigme, tant dans l’analyse du phénomène que de la définition de préconisations susceptibles de dépasser efficacement la situation très préoccupante que recouvre l’illettrisme.

Sous la direction des Inspecteurs généraux Renaud Ferreira de Oliveira et Catherine Mottet, cette mission est porteuse d’une exigence nouvelle : sortir de la sous-estimation du fléau de l’illettrisme qui, dans la définition de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI), désigne « la situation des personnes de plus de seize ans qui, bien qu’ayant été scolarisées, ne parviennent pas à lire et comprendre un texte portant sur des situations de leur vie quotidienne, et/ou ne parviennent pas à écrire pour transmettre des informations simples. »

Sortir de cette sous-estimation signifie s’emparer des indicateurs « robustes et convergents » par lesquels nous pouvons prendre conscience de l’ampleur d’un phénomène aux conséquences socio-économiques et politiques majeures. Mais c’est aussi prendre toute la mesure du fait qu’à la différence de l’analphabétisme, l’illettrisme concerne des personnes qui ont été scolarisées, ce qui, de façon incontournable, interroge les conditions dans lesquelles cette scolarité s’est déroulée.

La problématique n’est pas mince car elle confronte l’école à des exigences difficiles à ignorer : sortir de l’impensé pédagogique qui s’accommode trop des apprentissages essentiels manqués, sources de difficultés devenues, au fil des cycles, très difficilement réversibles.

Que cette question de l’illettrisme, « longtemps reléguée aux marges de l’école, doive désormais s’appréhender également depuis son cœur, avec ses forces vives et ses partenaires, et à partir de gestes professionnels adaptés, c’est ce que cette mission se propose de mettre en lumière. » Et c’est ce qu’elle fait de façon particulièrement approfondie et rigoureuse, en interpellant l’institution, depuis la pré-scolarité jusqu’à la fin des études secondaires, sur l’enjeu de la construction des apprentissages efficaces et durables dont elle a la responsabilité.

Des dispositifs, des outils, des leviers existent, mais ils ne parviennent pas à former un système à la hauteur des enjeux. Seule la mobilisation d’outils nouveaux, de ressources nouvelles, la formation des acteurs en lien avec les avancées de la recherche, capable d’encourager des gestes professionnels encore minorés aujourd’hui, permettront de créer les conditions pour mettre en perspective l’éradication du fléau de l’illettrisme.

L’ensemble du rapport s’organise en cinq points.

1 - « Une situation persistante qui devient très préoccupante ».

Dans l’enquête PISA, en compréhension de l’écrit, la France se classe entre le 20e et le 26e rang des pays de l’OCDE. 21% des élèves se situent sous le niveau 2, le plus bas des compétences. Par ailleurs il existe un fort lien entre le statut socio-économique des élèves et leurs performances, avec une différence de 107 points entre les élèves issus d’un milieu défavorisé et ceux issus d’un milieu favorisé (88 points en moyenne pour l’OCDE).

L’enquête IVQ (Information et vie quotidienne) de l’INSEE, conduite en 2012, révèle que 7% de la population, soit 2,5 millions de personnes ayant été scolarisées en France, sont en situation d’illettrisme. D’après la note d’information de la DEPP n°22.04, février 2022, concernant les évaluations de début de la classe de sixième, 52,7% des élèves satisfont aux attendus en fluence de lecture de fin de CM2 (120 mots lus par minute). 31,3% lisent entre 90 et 120 mots par minute, et 16% atteignent une vitesse de lecture inférieure à 90 mots par minute, un score moyen inférieur aux attendus de CE2. En REP+ seuls 35,8% des élèves parviennent à lire 120 mots par minute. Cette situation conduit les élèves à adopter des comportements de « faux lecteurs », passant « d’un déchiffrage maladroit à un irrespect total du texte », ce qui compromet inévitablement leur entrée dans l’écrit et les apprentissages disciplinaires. On note que certains territoires, notamment ultramarins, sont plus touchés que d’autres.

L’illettrisme s’accompagne très souvent de l’innumérisme qui se définit comme « l’incapacité pour une personne à manier les nombres et le calcul dans les situations de la vie courante, même après avoir reçu un enseignement. » Là aussi les données dont nous disposons ne laissent pas d’être inquiétantes. « 15% des personnes entre 18 et 65 ans ont de graves difficultés avec le numérisme ; 50% des élèves des collèges les moins favorisés socialement maîtrisent les connaissances et les compétences en mathématiques. » Cette situation a des conséquences majeures sur l’usage des outils informatiques pour lequel il convient de parler d’inhabileté numérique.

La mission met l’accent sur la responsabilité fondamentale de l’école qui a fait de l’illettrisme un sujet refoulé, non perçu comme ayant trait à la question de l’effectivité et de la durabilité des apprentissages. C’est pourquoi, souligne-t-elle, on ne peut plus s’en tenir à la définition traditionnelle qui ne pose la question de l’illettrisme qu’à partir d’un seuil fixé à seize ans. On ne peut plus attendre le terme de la scolarité obligatoire pour se préoccuper du problème ! C’est dès le tout début de la scolarité qu’il faut tout mettre en œuvre pour qu’il ne soit plus possible que des élèves empruntent le chemin de l’illettrisme.

2 - « Un pilotage qu’il convient d’interroger ».

Au niveau national, c’est l’ANLCI qui appréhende les situations d’illettrisme d’adultes de plus de seize ans, et ce n’est que tout récemment que la DGESCO s’y est jointe. Mais « il demeure que les propositions pédagogiques au niveau national sont encore très en dessous des défis ».

Les traitements académiques du sujet sont très divers, et bien que des actions et des initiatives existent dans et hors de l’école, celles-ci souffrent d’une absence de réelle coordination. La mission souligne toutefois l’espoir suscité par certains engagements rectoraux. Bien que la Journée Défense et Citoyenneté fournisse des chiffres significatifs, ceux-ci ne sont pas suivis d’effets satisfaisants.

3 - « Un impensé pédagogique qui grève toute réflexion ».

Un impensé qui ne voit pas à quel point les difficultés des élèves doivent être clairement associées au danger de l’illettrisme. « Cet échec programmé est vécu par les élèves, leurs familles et les enseignants comme une fatalité, et chacun s’habitue à ce qu’une partie des élèves reste au bord du chemin. » C’est pourquoi la mission a tenu à s’arrêter sur les différentes étapes de la scolarité qui concourent à la fabrique de l’illettrisme.

Il s’agit tout d’abord du stade préscolaire dont l’importance est encore minorée, et de l’école maternelle, « une étape déterminante pour la réussite du parcours scolaire ».
A l’école élémentaire, malgré la formation continue et la diffusion des Guides fondés sur l’état de la recherche publiés par le ministère, d’importantes difficultés d’apprentissage de la lecture persistent. Des élèves présentent « un déficit dans le traitement phonologique des mots écrits. Ils peinent à décoder les graphèmes pour les associer aux phonèmes. » Quant à la didactique de la compréhension, elle opère une entrée timide dans les classes. Quand le temps passé à la compréhension est insuffisant, « certains élèves, même bons décodeurs, demeurent à la surface des textes et peuvent venir nourrir à terme le rang des jeunes en situation d’illettrisme. »
D’importantes lacunes continuent d’exister au collège où les professeurs sont démunis face à la difficulté de déchiffrer qui compromet le travail de la compréhension. « Si, à l’entrée au lycée général et technologique, 6,7% des élèves disposent d’une maîtrise fragile, voire insuffisante, des compétences requises en français, ce sont 43,6% des jeunes gens scolarisés en lycée professionnel qui affichent les mêmes lacunes. »
Cette situation nous renvoie à « des points de vigilance et des apprentissages essentiels qui sont manqués ». Ils le sont au point que « les soixante mille jeunes Français qui sortent chaque année du système scolaire avec de sérieuses difficultés de lecture, une très médiocre capacité à mettre en mots écrits leur pensée, et une maîtrise toute relative de l’explication et de l’argumentation, sont en insécurité linguistique. »

Les leviers par lesquels l’excellence pédagogique passe sur ce terrain de la lecture, sont listés dans ce rapport de la façon suivante :
« -le développement de la conscience phonologique ;
- la construction, par l’oral, d’un répertoire de vocabulaire ;
- la compréhension du principe alphabétique : pour apprendre à lire, il faut découvrir explicitement pas à pas comment fonctionne le code écrit et comprendre notamment le principe des mécanismes qui relient les unités graphiques (les lettres et les mots écrits) et les unités phoniques à l’oral (la façon de les prononcer) ;
- le passage du déchiffrage à la reconnaissance orthographique des mots, c’est-à-dire de la lecture par la voie indirecte, qui procède par correspondance grapho-phonémique pour identifier les mots, à la lecture par la voie directe, qui privilégie la combinaison des lettres ; le meilleur moyen pour passer d’une voie à l’autre, c’est d’entraîner l’apprenti lecteur à automatiser les rapports des mots écrits aux mots oraux. »

Comprendre le principe alphabétique et automatiser le déchiffrage constituent des points de passage décisifs pour parvenir à lire de façon habile et donc à entrer dans la compréhension. La note 53 du rapport parle d’une forte corrélation entre la pénurie de vocabulaire et la capacité d’apprendre à lire et à écrire, et le deuxième levier ci-dessus préconise la construction d’un répertoire de vocabulaire par l’oral. Ne faudrait-il pas mentionner ici le rôle de la lecture dans la construction de ce répertoire ?

La pénurie de vocabulaire rend effectivement difficile la saisie du sens des mots lus. Mais soulignons que lorsque les élèves parviennent à déchiffrer aisément, ils prennent conscience de leur méconnaissance du sens des mots à chaque fois. Ils peuvent alors, grâce au déchiffrage, poser la question de ce sens. Le déchiffrage habile est un propulseur de quête de sens très important qui ne peut que développer significativement le lexique des élèves, toutes origines socioculturelles confondues. L’ambition lexicale qui n’hésite pas à donner à lire des mots méconnus, est un facteur puissant d’enrichissement culturel auquel tous les élèves aspirent. La pénurie de vocabulaire à l’oral dans un premier temps peut être surmontée dans le processus d’apprentissage du lire-écrire.

Dans ce troisième point, le rapport regrette que l’école ne parvienne pas à « s’emparer de l’hétérogénéité dans les classes pour en faire une composante de la réussite de tous les élèves », ce qui à terme crée des difficultés telles qu’il devient impossible de les gérer. L’inégalité est grande entre les élèves lecteurs « endurants » capables de lire des textes normalement longs et ceux qui sont d’avance effrayés par la lecture de tels textes, et abandonnent dès les premières pages. La didactique de la lecture ne vise ne pas assez cette endurance, ni l’enseignement explicite et systématisée de la lecture des textes des diverses disciplines. A l’entrée au collège, « les élèves sont [alors] soumis assez brutalement (…) à des activités de lecture très complexes sur des pages de manuels scolaires ou sur des fiches pédagogiques auxquelles rien ne les a préparés. »

Tout en notant un développement important de la formation continue des enseignants dans le premier et le second degré, le rapport précise que : « La mission s’interroge sur l’articulation claire de cette offre de formation avec la problématique de l’illettrisme : maîtrise de la langue et prévention de l’illettrisme sont en effet deux façons de nommer une même réalité, mais sous des angles différents. Une formation qui s’attache à la prise en charge des difficultés de lecture nomme-t-elle explicitement le spectre de l’illettrisme ? (…) Alerte-t-elle sur la nécessité de mettre en œuvre une remédiation immédiate des difficultés constatées ? »

Même si des progrès ont été réalisés au niveau de la sensibilisation à l’illettrisme, « trop peu de formations sont axées sur les capacités à détecter, pour y remédier à temps, les difficultés et sur les pédagogies efficaces intégrant l’apport des neurosciences. » Les dangers de l’illettrisme ne parviennent pas encore à susciter un plan d’action qui puisse toucher la vie concrète et quotidienne de la classe.

4 - Un quatrième point s’attache à répertorier les différentes actions, les dispositifs et les expérimentations qui ont été mobilisées en nombre pour prévenir et lutter contre l’illettrisme. Toutefois, leur existence ne garantit pas toutes les conditions favorables nécessaires à une mise en œuvre à la hauteur des enjeux.

Citons les dispositifs essentiels répertoriés :
- l’abaissement de l’âge de début d’instruction obligatoire ;
- l’éducation prioritaire ;
- des modes de maillage territorial ;
- des dispositifs internes à l’éducation nationale ;
- des ressources externes et partenariales ;
- la prise en charge des jeunes décrocheurs par la mission de lutte contre le décrochage scolaire ;
- la concertation des équipes en amont et en aval de la difficulté scolaire, très en dessous des défis.

L’enquête montre à chaque fois à quel point l’ensemble de ces dispositifs échouent à répondre aux exigences de solutions au problème. Il s’agit de combattre l’illettrisme lorsqu’il est déjà là, mais avant tout de le prévenir afin qu’il ne s’installe pas. Or force est de constater que : « Prévenir l’illettrisme et le combattre semblent bien exiger un usage optimal des structures et des outils existants, ce qui appelle une conscience aiguë du danger encouru par les plus vulnérables des élèves. » Un usage optimal qui ne l’est pas toujours, loin de là, et une conscience aiguë du danger qui fait souvent défaut.

5 - Les préconisations

C’est tout au long de la scolarité des élèves qu’il est indispensable de détecter finement les difficultés pour y remédier et les suivre attentivement. Des outils nouveaux et des gestes professionnels efficaces doivent être mobilisés. Cette exigence qui passe par une formation des acteurs en lien avec la recherche, « revêt de ce point de vue un rôle déterminant dans le traitement d’un mal qui prospère essentiellement du fait de la négligence et de la méconnaissance. »

Afin de réaliser ce programme des mesures structurelles doivent être prises :
"- Structurer le pilotage national et académique autour d’instances spécifiques et d’objectifs précis ;
- Tester scrupuleusement, identifier finement la difficulté et la traiter dans l’instant ;
- Renforcer la formation et la culture commune des équipes. »

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Nos conclusions

Le travail réalisé par cette mission a l’immense mérite de nous alerter sur la nécessité de sortir de la relégation de l’illettrisme aux marges de l’école, comme s’il était possible d’oublier sa responsabilité en la matière. Le texte du rapport dans son ensemble permettra au lecteur de juger de la dimension et de la portée essentielles de l’enquête, tant au niveau de l’analyse qu’elle propose qu’à celui des préconisations qu’elle met en avant.

Pour notre part nous voudrions insister sur un aspect des conditions de possibilité de la perspective réaliste d’éradication de l’illettrisme. A partir du moment où, en tant qu’êtres de langage, tous les élèves ont les ressources intellectuelles leur permettant d’apprendre à lire et à écrire de façon sûre et durable, la formation initiale et continue des acteurs à des démarches d’enseignement efficaces permettrait à n’en pas douter de créer les conditions pour que ce fléau dramatique qu’est l’illettrisme ne puisse plus perdurer. Traiter les difficultés quand elles apparaissent est d’une absolue nécessité, créer les conditions pour qu’elles n’adviennent pas permettrait de faire l’économie de bien des drames. Le travail de cette mission de l’IGESR va dans ce sens : il mérite d’être connu, apprécié pour son apport novateur, et largement diffusé.