Accueil > Politiques scolaires > Contenus d’enseignement > Les enjeux cachés de l’« interdisciplinarité » au collège
Les enjeux cachés de l’« interdisciplinarité » au collège
lundi 2 novembre 2015, par
L’actuelle réforme du collège, censée entrer en vigueur à la rentrée 2016, introduit dans la charte des enseignements une « matière » nouvelle, ou plutôt de « nouvelles modalités d’enseignement », les EPI, enseignements pratiques interdisciplinaires. Ces EPI doivent être organisés autour de huit thématiques (‘développement durable’, ‘monde économique et professionnel’, ‘corps, santé et sécurité’, citoyenneté, etc.) et elles devraient occuper pas moins de 20% du temps d’enseignement global, évidemment soustraits aux enseignements disciplinaires. Si ce point de la réforme n’a pas fait l’objet d’un débat public, dont l’absence est vivement critiquée par le SNES et le SNEP, il n’en a pas moins fortement attiré l’attention et suscité d’horizons divers nombre d’interventions vantant les vertus de l’interdisciplinarité. Il semble au premier abord que la question soit proprement pédagogique, et c’est bien ainsi que les promoteurs de la réforme et les thuriféraires de l’interdisciplinarité la présentent. On peut cependant douter qu’elle soit seulement, ni même d’abord, d’ordre pédagogique. Cela apparaît assez clairement pour peu que l’on rapproche l’interdisciplinarité des deux autres thématiques qui ont occupé le débat scolaire au long des quinze dernières années : la « formation des compétences », et les « éducations à ».
Trois débats pédagogiques
L’école et la formation des « compétences »
Si le projet d’introduire la formation des compétences dans l’enseignement général, sur le modèle de l’enseignement professionnel, émerge dès la fin des années 1980, il ne prendra vraiment corps, après une première introduction dans l’enseignement primaire dès 1995, qu’avec la loi Fillon de 2005 et la définition en 2006 du « socle commun de connaissances et de compétences ».
L’argumentation de ses promoteurs s’appuie sur le constat, ou l’hypothèse, d’un décalage entre les savoirs transmis par l’école et le savoir agir qui sera nécessaire au futur citoyen dans sa confrontation aux grands enjeux de la vie sociale et professionnelle. Le bagage scolaire ne peut donc se réduire à un empilage de savoirs académiques, l’école se désintéressant du savoir agir. Comme le souligne Astolfi, « qui pourrait se contenter de savoirs scolaires ne donnant pas prise sur la réalité ? (…) Une formation authentique suppose bien la capacité à réemployer ailleurs ce qui a été appris. » [1] La question est d’autant plus cruciale que s’accroit la complexité de la société dans laquelle nous vivons.
Les jeunes doivent donc sortir de l’école dotés de diverses compétences existentielles. Pour Philippe Perrenoud, l’un des principaux théoriciens européens des « compétences », une « compétence » permet de mobiliser des « connaissances-ressources » afin de faire face à différentes situations. Elle permet tout à la fois de dominer rapidement les situations courantes, et de s’adapter relativement vite à des situations inédites. Plus complexe et ouvert qu’un savoir faire, c’est plutôt un « savoir y faire », qui permet d’affronter une famille de situations [2].
Comment l’école peut-elle prendre en charge la formation des compétences ? Pour Astolfi, le problème est celui de sa « capacité à fournir des outils de pensée capables de fonctionner dans des situations diversifiées », et à cette fin de permettre une appropriation suffisante des savoirs disciplinaires car « il n’est pas de savoir authentique qui ne fournisse déjà une compétence et, inversement, une compétence dépourvue de savoir ne serait qu’une procédure vide ou une simple recette ». La position de Perrenoud sur ce point est très différente. La formation des compétences ne peut être à son sens que le résultat d’une action scolaire ad hoc, pour deux raisons. D’une part parce qu’un savoir agir ne se transmet pas comme un savoir, il se construit dans la pratique, par la confrontation répétée de l’intéressé à une famille de situations-problèmes, la tâche essentielle de l’enseignant étant d’assurer les meilleures conditions de cet entraînement. D’autre part parce que si certaines compétences relèvent du champ d’une discipline donnée (tout en supposant un entraînement particulier), nombre d’entre elles exigent la mobilisation de disciplines différentes, même si ces compétences transversales ne doivent pas être définies de façon trop générale (type prévoir, analyser, argumenter) sous peine de perdre toute spécificité.
On voit bien le clivage qui s’établit ici. Pour Astolfi les élèves doivent s’approprier les points de vue disciplinaires, l’enseignement devant s’organiser selon la logique de ces dernières. Pour Perrenoud, une part au moins de l’enseignement doit être conçu en fonction non des points de vue disciplinaires, mais à partir des enjeux de la vie pratique et en fonction de leur spécificité. La voie est ouverte dès lors pour franchir un pas supplémentaire, et soumettre la transmission des savoirs elle-même à la formation des compétences. Puisque en effet « les savoirs accumulés par l’humanité ont toujours été construits pour répondre à des problèmes », argumente ainsi Bernard Rey, rien n’interdit d’affirmer que « le savoir doit être acquis sous la forme de compétences » : « Le savoir vaut par ce qu’il permet de faire et c’est sous cette forme qu’il peut provoquer, chez les élèves, le désir de l’acquérir, et chez l’enseignant, le plaisir de le faire partager » [3].
Les « éducations à »
Si la question de la formation des compétences est au cœur de la genèse du premier socle, le débat sur les « éducations à » et sur l’interdisciplinarité accompagne la réorganisation suivante des programmes et la définition du second socle, dont la préparation avait été lancée par Vincent Peillon. Ce « socle commun de connaissances, de compétences et de culture » remplace les sept piliers du socle 2006 par une liste de cinq domaines de formation, dont le troisième porte sur « la formation de la personne et du citoyen », impliquant la transmission des « valeurs fondamentales » et des principes de la Constitution : c’est le domaine par excellence des « éducations à ». Il se traduit dans la pratique par la dévolution d’un cinquième du temps d’enseignement aux EPI.
À l’instar de la rhétorique prônant « l’approche par compétences », la promotion des « éducations à » met en avant l’insuffisance des savoirs scolaires s’agissant de préparer les jeunes aux exigences de la vie sociale, la portée de l’argument étant renforcée dans les deux cas par la référence aux considérations d’Edgar Morin sur la complexité croissante du monde.
Le souci chez les responsables nationaux que l’école adapte ses publics à l’ordre social et leur en inculque le respect est une constante historique. Rappelons simplement en ce sens le souci qu’avait Jules Ferry de voir l’école :
« Apprendre à l’ouvrier, d’abord, les lois naturelles avec lesquelles il se joue dans l’exercice de son métier, mais lui apprendre également la loi sociale, lui découvrir les phénomènes économiques. Lui donner des notions justes sur les problèmes sociaux, c’est en avancer beaucoup la solution. Ce qui n’était dans d’autres temps qu’une résignation sombre à des nécessités incomprises peut devenir... une adhésion raisonnée et volontaire à la loi naturelle des choses » [4].
La préoccupation d’une école qui inculque le respect de l’ordre établi se fait plus vive quand le peuple s’est fait craindre : la loi Guizot vient deux ans après la révolte des canuts, les lois laïques républicaines après la Commune. Le chaos du monde et les menaces sur la planète favorisent aujourd’hui la formation d’un large consensus autour d’une éducation scolaire spécifiquement sociale et morale.
Cette dernière n’a pas seulement pour objectif, comme dans le cas de l’approche par compétences, la formation d’un savoir agir : elle vise aussi un devoir agir. Le point est d’importance : les « éducations à » font explicitement de l’école une instance d’inculcation de valeurs, et plus seulement de transmission de savoirs. Eu égard aux impératifs de la laïcité, il y a là certainement matière à réflexion [5].
Autant que la formation des compétences, par ailleurs, les « éducations à » débordent le cadre des enseignements disciplinaires. Leur objet n’est pas celui qui a été constitué comme enjeu de connaissance dans le développement de telle ou telle discipline, il est pris tel qu’il se présente dans la vie pratique. Il faudra puiser pour le traiter dans les apports de plusieurs disciplines, ou dans des énoncés extra-disciplinaires, puisqu’il n’est même pas sûr qu’une discipline quelconque soit à même de lui apporter son éclairage propre.
Qu’il s’agisse de la formation des compétences ou des « éducations à », fonder un enseignement sur les exigences de la vie sociale, plutôt que de le conformer au point de vue d’une discipline, comporte toujours le risque au débouché de subordonner la transmission des connaissances à ces exigences. C’est ce qui apparaît très clairement lorsque Perrenoud s’en prend aux enseignants de français qui « continuent à privilégier un savoir sur la langue qui relève de la culture plus que la maîtrise pratique, quand bien même les travaux de recherche permettent de douter que la maîtrise théorique de la syntaxe soit aussi indispensable qu’on l’imaginait pour produire des énoncés intelligibles et communiquer avec autrui », et regrette que l’on ait encore affaire à « un enseignement de la langue comme objet de connaissance abstraite » et pas seulement à « une éducation à la communication langagière et à ses codes » [6].
Inculquer des valeurs [7] et transmettre des connaissances strictement utilitaires : c’est là une conception des missions de l’école dont on comprend qu’elle prête à débat.
L’interdisciplinarité
Rapportées à la segmentation disciplinaire traditionnelle de l’enseignement scolaire, la formation des compétences comme l’instauration des « éducations à » soulèvent au premier chef la question de l’interdisciplinarité. Les « éducations à » prennent d’ailleurs d’emblée, dans la réforme du collège, la forme d’« enseignements pratiques interdisciplinaires ». On ne saurait s’étonner que l’interdisciplinarité occupe si ostensiblement aujourd’hui le devant de la scène.
Les trois thématiques sont donc étroitement liées, et il est frappant à cet égard, qu’il s’agisse des compétences ou des éducations à, que soit systématiquement mise en avant la même mention à la complexité du monde contemporain, et à l’écart entre le caractère global des enjeux de la vie pratique et la segmentation des savoirs disciplinaires. Seule une approche interdisciplinaire serait susceptible de permettre aux élèves de s’approprier cette complexité et de donner par là-même du sens aux savoirs enseignés.
Pour certains des partisans de l’interdisciplinarité, le principe ne doit pas en être réservé au traitement des « questions sociales vives », c’est l’ensemble de la structuration disciplinaire de notre enseignement qu’il faut faire éclater. C’est le cas notamment d’Edgar Morin, penseur de la « complexité », qui plaide pour un « programme interrogatif conçu pour interroger l’homme » et cela dès l’école primaire, où « l’on peut essayer de mettre en place – en activité – la pensée reliante car elle est présente à l’état sauvage, spontané, chez tout enfant » ; l’étape du secondaire devant être « celle de la jonction des connaissances, de la fécondation de la culture générale, de la rencontre entre la culture des humanités et la culture scientifique » [8].
Un consensus large
Ces nouveaux impératifs de la pensée pédagogique – la formation des compétences, les éducations à, l’interdisciplinarité – recueillent l’assentiment d’une large partie des protagonistes des politiques éducatives. On trouve leurs partisans dans les organismes internationaux, parmi les responsables politiques de droite et de la gauche socialiste, au ministère de l’éducation nationale, dans les mouvements pédagogiques, dans une partie du mouvement syndical enseignant.
Concernant les compétences, un rapport de l’OCDE, finalisant en 1997 des travaux menés de longue date à l’échelle internationale, formalise un programme de réformes comportant comme axe essentiel la définition des « compétences clés » indispensables à tout individu pour « faire face aux défis de la vie et contribuer au bon fonctionnement de la société » (p.31). C’est ce programme qui débouchera sur la stratégie dite « de Lisbonne » adoptée en 2000 par la Commission européenne, destinée à permettre la construction d’une « économie de la connaissance », et qui fera l’objet de recommandations en direction de chacun des pays de l’Union européenne. Les pressions actives du patronat occidental, soucieux de substituer le jeu des « compétences », évaluées individuellement par les directions d’entreprise, à la détermination beaucoup plus collective et objective du salaire par la qualification, auront pesé ici très efficacement. Ainsi, sans grande difficulté, en l’espace de quelques décennies, la problématique utilitariste fondée sur les besoins de l’économie définis par les milieux patronaux se sera imposée à l’école [9]. Le ministère français de l’éducation nationale sera un protagoniste actif de cette évolution. La publication du rapport Bourdieu-Gros en 1989 est une étape essentielle de son action. Au nom de la lutte contre les difficultés scolaires, ce rapport est placé sous le signe de l’« apprendre moins pour apprendre mieux » et de la critique de l’organisation disciplinaire des programmes. Muni de cette légitimation experte, le ministère crée dans la foulée le Conseil national des programmes et suscite l’élaboration d’une « Charte des programmes » dans laquelle la notion de compétence, omniprésente, est utilisée comme allant de soi. [10] Il engagera dès 1995 l’entreprise de reformulation des objectifs de scolarisation en termes de compétences à acquérir, la poursuivant activement dans les années suivantes. Quant aux mouvements pédagogiques, ils manifesteront aussi très vite leur intérêt, dans la ligne du plaidoyer clairement posé par Perrenoud là aussi en 1995 [11].
On retrouve les mêmes convergences s’agissant des « éducations à » et de l’interdisciplinarité. Le Conseil de l’Europe est très actif dans la promotion des « éducations à », le CESE a consacré un rapport à la question concernant l’environnement, les sciences de l’éducation et les chercheurs des ESPE s’y intéressent, le SNUIPP-FSU leur fait place dans sa presse, etc. [12]
La promotion de l’interdisciplinarité revêt pour sa part, de façon récurrente, la forme d’une mise en cause du rôle éducatif des enseignements disciplinaires, censés transmettre un savoir segmenté, figé, trop abstrait pour permettre la réussite de nombre d’élèves. Dans une « Note de veille » de l’Institut français d’éducation, C. Reverdy appelle à s’émanciper du « carcan disciplinaire », qui obèrerait l’approche pédagogique de grands enjeux sociaux (objets des « éducations à ») et ferait obstacle à l’ouverture sur la vie, à l’éveil de l’intérêt des élèves et en fin de compte à leur réussite [13]. Le département éducation de l’OCDE dénonce le caractère académique, magistral, transmissif, encyclopédique des enseignements disciplinaires, la Cour des comptes préconise d’« alléger le poids de la tradition disciplinaire dans le second degré » afin de favoriser le suivi individualisé des élèves, le principal syndicat des chefs d’établissement (SNPDEN) déplore les exigences disciplinaires inutiles des jurys des concours de recrutement des enseignants, nombre d’experts et de pédagogues dénoncent la sclérose des disciplines et opposent, à l’enseignement qui les juxtapose et empile les savoirs, des contenus plus souples et plus susceptibles de s’adapter aux situations de terrain [14].
Derrière la pédagogie, la politique
Formation des compétences, éducations à, pratique de l’interdisciplinarité : cet ensemble d’injonctions pédagogiques frappe par sa cohérence, la continuité depuis les années 1990 des arguments et des justifications, l’amplitude du consensus tôt établi dont il bénéficie.
La logique d’un déplacement
Tant de mobilisations obstinées autour d’une ligne pédagogique relativement nouvelle étonne. Les arguments à l’appui sont purement formels, affirmations de principe proposées à qui veut bien leur accorder crédit, mais qui ne réfèrent jamais à quelque analyse un peu précise des dysfonctionnements effectifs de notre système éducatif. Répéter pendant trente ans que « l’empilement des savoirs » et « la segmentation des disciplines » sont responsables de l’échec scolaire finit peut-être, à l’usure, par conférer quelque crédibilité à l’argument, mais ne suffit pas à le fonder en raison [15]. Et l’on ne peut pas dire que l’épreuve des faits le conforte : la reformulation des objectifs éducatifs en termes d’acquisition de compétences s’est accompagnée d’une dégradation, au minimum d’une stagnation, de l’efficacité de notre système scolaire.
Un autre versant du dispositif de justification de cette ligne pédagogique réfère à la nécessité de préparer les jeunes à la complexité des enjeux et des contraintes du monde actuel. On peut l’entendre, sachant les tensions dramatiques de la conjoncture historique. Ce n’est pas la question posée qui fait problème, c’est la réponse qui lui est apportée, et qui n’a, elle, rien d’évident. Le monde est plus dur, plus complexe et il est urgent de mettre les jeunes générations en position de s’en approprier les enjeux et de les affronter de façon avertie et démocratique ? Ne serait-ce donc pas qu’il faut améliorer très sensiblement la transmission des connaissances et le niveau de formation des élèves ? Et cet objectif n’implique-t-il pas, comme le savent bien les responsables des filières d’excellence intellectuelle, une appropriation approfondie des savoirs disciplinaires ?
Mais ce n’est pas du tout là la réponse avancée par les experts et les pédagogues attachés, eux, à faire sauter le « carcan disciplinaire » dont souffrirait notre système éducatif. Ils savent pourtant bien, eux aussi, le caractère incontournable des apprentissages disciplinaires, dont ils ont bénéficié, et auxquels ils doivent leur autorité professionnelle.
Leur posture ne s’éclaire en réalité qu’en regard du public scolaire visé. À leurs yeux en effet les vertus de la formation des compétences et de l’interdisciplinarité valent surtout pour les élèves issus des milieux populaires qui vont se retrouver massivement en difficulté à la sortie de l’école élémentaire.
« Ceux que l’école devrait mieux préparer à la vie, note ainsi Philippe Perrenoud, sont ceux qui sortiront du système éducatif sans avoir acquis le niveau de culture suffisant pour apprendre facilement à l’âge adulte ce qu’ils n’auront pas acquis à l’école obligatoire. » [16] Les autres sauront convertir par eux-mêmes leurs connaissances en compétences pratiques. Et cela est vrai pour la formation des compétences comme pour les « éducations à », lesquelles ont d’ailleurs vocation à concerner essentiellement le collège, et certainement pas les filières d’excellence du lycée et de l’enseignement supérieur [17].
Ce n’est donc pas un hasard si les débats autour de ces novations pédagogiques et la pression médiatique qui les accompagne sont montés en puissance à chaque fois à l’occasion de la définition d’une formule donnée du « socle commun » (celle de la droite d’abord, puis celle du PS), lequel socle définit les objectifs de scolarisation pour les élèves en difficulté.
L’agitation intellectuelle développée autour de la pédagogie des compétences et de l’interdisciplinarité ne prend donc son sens que lorsqu’on la réfère à son implicite, la politique du socle commun. Cette agitation parle en réalité d’autre chose que de pédagogie : de politique scolaire.
Les bénéfices du déplacement
Ce déplacement du politique vers le pédagogique a un double intérêt pour ceux qui en jouent le jeu.
Pour les élites dirigeantes, il permet de passer en douceur de la thématique de l’égalité des chances, qui n’est plus crédible depuis que les flux de sortie du système éducatif se sont figés, au milieu des années 1990, à la promotion de l’école du socle, qui met en débat la façon d’apporter le meilleur aux enfants du peuple, tout en faisant glisser la question des inégalités sous le tapis. Depuis la réforme Berthoin, qui jette en 1959 les fondements de l’école unique, jamais les responsables politiques n’ont souhaité réduire les inégalités. Le leurre de l’égalité des chances a longtemps amusé le chaland. Il est aujourd’hui usé jusqu’à la corde : les politiques du socle ont pris le relais. Elles ont un double avantage. Elles permettent de mettre en avant la préoccupation la plus démocratique qui soit, celle du sauvetage des élèves en difficulté [18]. Elles laissent espérer d’autre part que l’institution scolaire livrera sur le marché du travail des jeunes supposés sans qualification mais dotés d’« aptitudes cognitives » et de « compétences utiles » mieux à même qu’un niveau de connaissances académiques d’améliorer leur employabilité.
Mais pourquoi ces politiques du socle et des compétences, communes aux dirigeants du capitalisme occidental [19], se sont-elle rallié si facilement nombre d’instances éducatives et d’associations pédagogiques, dont les protagonistes ont participé activement à la théorisation et à la promotion de ces politiques, et cela le plus souvent en vertu de convictions humanistes et démocratiques ?
Ces derniers, universitaires, responsables de la formation des enseignants, cadres du système éducatif, assument l’héritage de la rénovation pédagogique des années 1960/70. Ils en partagent les principes et les valeurs, ont participé à leur diffusion, ont assis leur expertise et leur statut professionnel sur leur défense.
Le démenti des faits les fragilise. Les principes auxquels ils se réfèrent ont progressivement et profondément transformé les pratiques enseignantes au fil du dernier demi-siècle [20]. Or tous les indicateurs dont on dispose en témoignent : ces transformations n’ont pas permis de réduire les inégalités scolaires [21], et leur contribution même à l’allongement général des scolarités n’a rien d’assurée [22].
Prendre position en faveur des politiques du socle et des nouvelles thématiques pédagogiques n’est pas, dans ces conditions, sans avantages.
Ces politiques déplacent l’objectif (affiché) des politiques éducatives : il était d’assurer au moins l’égalité des chances ; la question devient maintenant celle de la meilleure façon de garantir malgré tout une sortie honorable aux élèves en échec. Du même coup s’efface tout risque de se voir confronté au gap séparant les ambitions de la rénovation pédagogique et la médiocrité de ses résultats : le problème n’est plus là.
Il y a plus : les politiques du socle, tout en évitant que le bilan de la rénovation pédagogique des années 1970 vienne en discussion, redonnent lustre et vigueur à ses principes. Ainsi l’approche par compétences valorise l’auto-formation des élèves [23] ; les enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) sont appelés quant à eux par le ministère à privilégier les objets d’enseignement concrets et à mettre en œuvre la pédagogie différenciée.
Sans doute le ralliement aux politiques du socle s’opère-t-il, dans la pratique, sans qu’il soit besoin d’en peser consciemment ces bénéfices. Il suffit de se convaincre qu’il n’y a pas d’autre politique possible, le désintérêt des jeunes issus des milieux populaires pour les apprentissages disciplinaires, leur inaptitude à l’abstraction et à la conceptualisation, étant suffisamment établis.
Enfin les connivences idéologico-politiques ont certainement leur part dans cette affaire. À droite, il suffit de rappeler que la préoccupation affichée des responsables gouvernementaux pour la définition d’un savoir minimum propre au collège « pour tous » remonte à 1974. À gauche elle émerge dix ans après, avec la commandite au Collège de France, par Mitterrand, d’un rapport sur l’« enseignement de l’avenir ». La perspective d’un SMIC culturel mettra, d’un côté comme de l’autre, du temps à se préciser, mais aboutira respectivement au socle de Fillon et à celui de Peillon, ce dernier étant activement soutenu par les syndicats enseignants proches du PS (l’UNSA a pu se définir, ainsi, comme un « syndicat militant du socle ») [24].
L’indispensable clarification du débat
La critique des effets d’occultation des plaidoyers pour l’interdisciplinarité est une chose. On ne saurait en conclure que l’organisation actuelle des disciplines scolaires ne saurait être mise en cause : rien ne pourrait justifier en ce domaine un immobilisme de principe. Tout peut être légitimement ici objet de débat – qu’il s’agisse de la place des différentes disciplines, des rapports construits et explicites qu’elles peuvent entretenir entre elles, de leurs rapports aux disciplines savantes, de la conception de leur enseignement, de la place à faire à de nouveaux enseignements, du rôle de l’école dans la formation des savoir-agir, etc. À une seule condition : que la discussion soit menée au grand jour et clairement référée à telle ou telle politique pour l’école ; qu’elle ne soit pas donnée pour purement pédagogique, comme si la pédagogie n’avait rien à voir avec les objectifs assignés au système éducatif.
À condition si l’on préfère que pour chacun de ces projets pédagogiques – la formation des compétences, les éducations à, l’interdisciplinarité – on prenne soin de préciser quels sont les publics visés et quel est le destin scolaire qui est attendu d’eux. Et qu’on évite ainsi l’hypocrisie sociale consistant à faire comme si ces projets s’adressaient aussi bien aux parcours d’excellence qu’aux échecs populaires.
Pour l’intelligence de la discussion, autrement dit, il est impératif de s’expliquer, en amont de l’évocation de ces projets, sur la visée politique au regard de laquelle ils doivent faire sens. S’agit-il d’accepter les inégalités scolaires, d’entériner et de rendre supportables (et rentables sur le marché du travail) les échecs et les sorties précoces ? Ou bien refuse-t-on d’abandonner l’objectif d’une école démocratique, qui s’assigne comme objectif prioritaire l’élévation massive des niveaux de formation, accompagnée d’une réduction considérable des écarts en matière de réussite des apprentissages ?
De fait, c’est sous un tout autre visage qu’apparaissent les thématiques pédagogiques évoquées ici dès lors qu’on examine leur pertinence du point de vue de la lutte contre les inégalités scolaires.
Pour une maîtrise effective des savoirs par les élèves
Disciplines et interdisciplinarité
L’interdisciplinarité savante, celle que les chercheurs mettent en œuvre, ou qu’ils voudraient mettre en œuvre, ne produit souvent guère mieux qu’une juxtaposition de points de vue disciplinaires [25]. Ce résultat n’est pas nécessairement sans intérêt du point de vue des enseignements pratiques que l’on peut tirer de la multiplication des regards portés sur l’objet visé. Épistémologiquement, l’issue est incertaine. Elle peut s’avérer extrêmement fructueuse lorsqu’elle débouche par hybridation sur l’émergence d’une nouvelle discipline : par exemple la biochimie ou l’anthropologie génétique. L’entreprise cependant n’est jamais assurée : on sait ainsi les risques de psychologisation des rapports sociaux inhérents aux tentatives de prendre en compte, dans l’interprétation sociologique, la dimension subjective de l’action humaine. Quoiqu’il en soit, une chose est sûre : les opérations de recherche interdisciplinaire visent à enrichir, développer les disciplines existantes ou à en créer de nouvelles, elles s’appuient toujours sur les disciplines et ne s’opposent en rien au principe disciplinaire lui-même.
Il n’en va pas de même de l’interdisciplinarité scolaire, celle qui est proposée pour le collège. Ses thuriféraires justifient régulièrement sa promotion par la mise en cause des vertus pédagogiques des disciplines. Il s’agit pour eux non pas d’améliorer le disciplinaire, mais de lui substituer l’interdisciplinaire, aussi bien dans la pratique (les horaires qui lui sont attribués étant soustraits aux enseignements disciplinaires) que dans l’ordre symbolique (seul l’interdisciplinaire serait en mesure de favoriser la réussite de tous les élèves, émancipés du carcan disciplinaire).
Un élément clé du débat est très certainement la clarification de ce que l’on entend par disciplinaire. De façon implicite et particulièrement récurrente, la critique des disciplines identifie les savoirs disciplinaires à des connaissances factuelles, à un ensemble d’informations données que les élèves ne pourraient qu’enregistrer et mémoriser. Ces savoirs seraient dès lors voués à « s’empiler », à être transmis par les voies de l’inculcation la plus magistrale, et à mettre à la torture, du fait de leur propension à l’extension indéfinie, les capacités d’attention et de mémorisation des élèves. Et cela, qui plus est, sans intérêt au regard des besoins du futur adulte.
Sans doute aucun enseignement disciplinaire ne peut faire l’économie des connaissances factuelles, au moins les plus saillantes, de son domaine. Mais il ne saurait s’y réduire, sauf à renoncer à transmettre l’essentiel de la discipline, autrement dit l’intelligence des faits, et donc la logique du travail qui a produit ces connaissances en tant que résultats de recherche. Que vaudrait un enseignement d’histoire qui proposerait le récit d’une succession d’événements datés, sans appeler à réfléchir sur les dynamiques sociales à l’œuvre dans cette succession ? Sans expliquer par conséquent ce qui fait la signification de ces événements et ce à quoi ils doivent leur importance, à la différence de toute une série d’autres évènements auxquels les chercheurs n’ont pas accordé la même attention ? Ou un enseignement qui évoquerait les habitudes de vie dans tel milieu humain à telle époque, sans faire réfléchir sur les conditions qui ont engendré ces habitudes ? Ou un enseignement de français consacré à l’étude des textes et qui, dès le CE1, s’en tiendrait à une lecture de premier degré, sans s’efforcer de commencer à attirer l’attention des élèves sur le travail de la langue auquel s’est livré l’auteur ?
Une discipline est donc tout autre chose qu’une masse d’informations qu’il s’agirait d’inculquer aux élèves. C’est un outil de la pensée, une puissance d’interprétation. C’est l’ensemble constitué d’un objet, mais surtout et inséparablement du point de vue sous lequel on interroge cet objet et des méthodes d’investigation adéquates, point de vue et méthodes permettant seuls de produire une intelligibilité au moins partielle de l’objet.
Dans une école qui s’assigne comme objectif de faire accéder tous ses publics à l’intelligence du monde, il va de soi que c’est cet « esprit » des disciplines, c’est leur puissance d’interprétation, qu’il s’agit de rendre accessible aux élèves. Jean-Pierre Astolfi, pédagogue qui partage cet objectif, le souligne avec beaucoup de force : « Ce qui manque le plus aux élèves, ce n’est pas tant l’ouverture interdisciplinaire qu’une disciplinarisation préalable de leur esprit. Car il n’y a pas d’interdiscipline sans disciplines stabilisées et valorisées (…) En cherchant à amalgamer tous les savoirs, ou au moins en privilégiant les correspondances hasardeuses, l’interdisciplinarité risque de « détricoter » tout l’effort de construction disciplinaire pour échapper au sens commun » [26]. Et ce risque est inhérent, à notre sens, autant à l’interdisciplinarité de bas niveau, destinée aux élèves modestes, qu’à celle qui, se voulant plus ambitieuse, aspirerait à former des pensées « reliantes » [27].
La scolarisation des disciplines
On pourrait objecter que les disciplines scolaires sont autre chose que les disciplines savantes. Elles n’en sont en effet qu’une « transposition didactique », le résultat d’un processus historique d’institutionnalisation dans lequel ont pu intervenir bien des facteurs étrangers à la seule logique de la connaissance savante. C’est un processus qui sélectionne les disciplines à scolariser, et en leur sein les connaissances et les démarches de pensée à transmettre, qui codifie ces dernières de telle ou telle façon en fonction d’une certaine idée des capacités et des intérêts des élèves ainsi que des objectifs de formation à atteindre. Qui plus est l’inévitable propension des disciplines scolaires à persévérer dans l’être comporte toujours le risque d’une fossilisation des savoirs et d’un éloignement progressif de la recherche vivante, qui ne manque pas de se spécialiser, de se diviser, etc.
On ne voit donc pas, à réfléchir à nouveaux frais sur l’organisation disciplinaire de notre système éducatif, ce qui permettrait de considérer cette organisation comme intangible, ou pourquoi on devrait s’interdire par principe toute remise en cause des contenus disciplinaires. Mais toute entreprise de réaménagement se doit de tenir le compte le plus formel du principe selon lequel les disciplines scolaires – et les enseignants qui les ont en charge – ne peuvent tirer leur légitimité que des connaissances et des disciplines savantes auxquelles elles s’adossent, principe sur lequel Alain Beitone insiste de façon fort convaincante [28]. Et cela vaut des matières d’enseignement telle la grammaire dont la constitution historique doit beaucoup, comme le montre André Chervel, à l’œuvre de l’institution scolaire elle-même : car le monde éducatif ne saurait jamais être le garant ultime de la pertinence et de la crédibilité de ce qu’il prétend transmettre.
L’interdisciplinarité a-t-elle un intérêt pédagogique ?
La promotion de l’interdisciplinarité au collège a trois versants. Nous venons d’examiner l’argument épistémologique (saisir des objets réels dans leur globalité), qui s’avère inopérant du point de vue d’une véritable appropriation des savoirs. Le second est d’ordre plus proprement pédagogique. Michel Lussault, président du Conseil national des programmes, a présenté la réforme du collège comme élaborée « du point de vue des élèves », visant à valoriser leur autonomie et leur initiative, l’entraide, la curiosité, le plaisir [29]. Elle devrait essentiellement ces qualités à l’introduction des EPI, qui font rupture avec un programme élaboré du point de vue des enseignants (assis sur leurs compétences et se limitant donc à juxtaposer des enseignements disciplinaires), et donnent sens à l’enseignement scolaire en partant d’objets supposé attractifs pour les élèves. Cette thématique qui associe l’interdisciplinarité au sens et au ludique, et l’oppose au disciplinaire qui serait lui du côté d’une austérité académique plus ou moins répulsive, est reprise en boucle par ses partisans.
D’évidence, des apprentissages de qualité supposent l’engagement subjectif des élèves, et celui-ci a besoin d’aliments. Placer au cœur de l’action pédagogique la quête de motivations extrinsèques aux apprentissages, qu’elles soient de l’ordre de la contrainte ou de la menace (échapper aux mauvaises notes, au redoublement, à l’orientation précoce) ou de la séduction (traiter d’objets « branchés » auxquels on prête une charge émotionnelle positive), est toujours la marque d’un échec de l’entreprise éducative, et n’a jamais permis, cela se saurait, de surmonter cet échec. On le sait depuis longtemps, et les travaux d’ESCOL dans les années 1990 l’ont confirmé : la réussite des apprentissages va de pair avec l’importance de la motivation intrinsèque, du plaisir d’apprendre et de comprendre ; et vice-versa, ce qui se comprend assez bien puisqu’on se demande quel plaisir on pourrait prendre à des apprentissages qu’on entreprend en vain. Une école qui vise la réussite de tous ne peut faire fond que sur la « libido cognitive [30] » des élèves, une merveilleuse source d’énergie intellectuelle que tous reçoivent en héritage, mais que des apprentissages mal conduits tarit très vite. Une telle école n’a certainement pas à ignorer ou éviter les objets qui préoccupent ou attirent les élèves, mais elle doit toujours et impérativement les traiter sur son registre propre, celui de la connaissance construite et donc disciplinaire. La moindre dérive du côté de l’imposition d’une opinion, de l’inculcation d’un arbitraire, ne peut qu’affecter l’autorité du maître et de l’institution.
Une école démocratique, autrement dit, ne saurait considérer que la discipline est triste et lui opposer la riante interdisciplinarité, son seul objectif ne pouvant être que de parvenir à faire goûter à tous ses publics la « saveur des savoirs » disciplinaires.
Faire passer des messages ?
Le troisième versant de l’argumentaire favorable à l’interdisciplinarité au collège réfère à l’intérêt, pour le futur adulte – et pour la société dans son ensemble – que l’école prenne en charge des objets, des questions « socialement vives », dont le traitement implique de puiser dans différents domaines disciplinaires.
Dans l’état actuel des choses ces « éducations à » (la citoyenneté, la santé, l’environnement, etc.) sont implicitement destinés aux publics d’élèves d’origine populaire en grande difficulté scolaire au collège. Cette visée est d’entrée de jeu grevée par une forte contradiction : comment faire accepter des injonctions à agir et à respecter (la république, la laïcité, l’hygiène, l’environnement) à des jeunes qui nourrissent un fort ressentiment à l’égard de l’institution dont elles émanent, et qui n’a pas réussi à accomplir ses missions à leur égard ?
Les professeurs des dits « territoires perdus de la République » interviewés par Georges Bensoussan dans L’après « Charlie » (France 3, 22 oct. 2015) le disent de façon assez unanime, et avec beaucoup de lucidité : s’ils se laissent entraîner hors du terrain de la connaissance construite, en opposant leurs convictions citoyennes à celles des élèves contestataires, c’est l’institution qui vacille dans les quartiers où ils travaillent.
La question reste donc toujours au premier chef pour l’école, sur ce troisième registre, de parvenir à faire entrer normalement tous ses publics dans les apprentissages disciplinaires, et de transmettre les connaissances critiques à partir desquelles les élèves pourront analyser les déterminants réels de leur situation et construire leurs propres valeurs citoyennes.
Rien n’interdit dans cette perspective, bien au contraire, de réexaminer les programmes des disciplines concernées afin que les élèves puissent s’approprier effectivement les connaissances critiques dont ils ont besoin dans la conjoncture historique que nous vivons. L’essentiel est de ne pas inciter l’école à sortir du rôle qui devrait rester le sien, celui de la transmission des savoirs élaborés, en lui demandant de se substituer à l’action politique et sociale défaillante, comme si elle pouvait effacer magiquement les conséquences de l’injustice sociale et notamment les ségrégations dans l’habitat, sur le marché du travail, dans l’ordre religieux.
Conclusion
Comme la formation des compétences, l’interdisciplinarité au collège est clairement destinée à occuper les élèves en difficulté dans les apprentissages disciplinaires.
On connaît d’autres cas où l’interdisciplinarité offre une alternative en repli aux cursus disciplinaires. Ainsi notamment, à un tout autre niveau, des licences universitaires d’AES (Administration économique et sociale) ou de Culture et communication, qui conjuguent l’apport de plusieurs disciplines et le public le moins bien préparé aux études supérieures, issu de bacs technologiques voire parfois professionnels. Ce qui différencie ces licences des cursus disciplinaires, c’est que ces derniers invitent les étudiants à s’approprier les apports de connaissance de la discipline, les résultats de la recherche, mais aussi et inséparablement à réfléchir aux conditions dans lesquelles ces connaissances ont été produites, et à s’initier aux procédures de la recherche disciplinaire. Les cursus interdisciplinaires doivent en effet pour leur part se contenter de mettre les apports de connaissance des différentes disciplines concernées (droit, économie, sociologie, histoire, gestion, par exemple, pour l’AES) à la disposition des étudiants, chacune d’entre elles ne disposant que d’un horaire réduit. Ces apports sont simplement juxtaposés, et les étudiants ne peuvent guère espérer que les mémoriser, sans être en mesure d’établir avec eux un rapport réflexif et critique [31].
Certes l’expérience scolaire accumulée par ces étudiants, quelles que soient ses limites, leur permet de tirer malgré tout profit de l’enseignement qui leur est dispensé, et de former des compétences professionnelles qu’ils feront valoir sur le marché du travail de l’encadrement intermédiaire ou des emplois d’exécution très qualifiés. Les collégiens auxquels seraient destinés les EPI de la réforme ne sont évidemment pas dans la même posture, et le profit qu’ils pourraient en tirer est des plus douteux, alors même que la diminution des horaires consacrés aux enseignements disciplinaires affaiblirait encore leur capacité à s’en approprier les fondements les plus essentiels.
En portant exclusivement l’éclairage sur les vertus pédagogiques des dispositifs que nous avons examinés ici, leurs promoteurs enterrent donc la seule question qui mériterait de faire débat : quelle école voulons-nous ? Ils y répondent d’avance, en donnant comme allant de soi le renoncement à une véritable démocratisation de l’accès aux savoirs élaborés. Consciemment ou non, ils entérinent ainsi une politique de maintien des inégalités scolaires.
Deux éléments essentiels empêchent de les suivre dans cette voie. C’est le fait d’abord que les études longues sont l’objet d’une demande sociale massive : neuf familles sur dix, dans tous les milieux sociaux, voudraient voir les enfants accéder à l’enseignement supérieur. Dans un pays très développé, où l’alphabétisation des classes populaires a commencé au début du seizième siècle, quelles raisons y auraient-ils de ne pas tout faire pour leur donner satisfaction ? Si l’on en voit, il faut les expliciter et les mettre en débat.
C’est le fait, conjointement, qu’il existe à l’inverse de très solides raisons pour répondre à la demande et généraliser sans attendre l’accès aux savoirs élaborés. Le malthusianisme à cet égard des dirigeants du monde capitaliste, qui tiennent à s’assurer une masse de manœuvre économique et politique, est aujourd’hui une menace pour nous tous.
Nos sociétés n’ont pas d’avenir sans changements profonds dans nos façons de produire, de créer, de consommer, de vivre et de décider ensemble, et ces changements appellent une élévation massive et générale de nos ressources intellectuelles. L’aptitude de chacun, et non plus seulement d’un cercle d’experts, à repenser le monde et à innover devient décisive. Les métiers les plus traditionnels deviennent de plus en plus affaire de matière grise, les travaux les moins qualifiés sont en voie d’automatisation ou souvent susceptibles de l’être, le besoin d’une maîtrise démocratique de technologies de plus en plus puissantes et ravageuses est vital et impose un essor inédit de nos capacités délibératives. Ou nous acceptons un univers de violence et de chaos, et ce que nous vivons aujourd’hui en donne à peine un avant-goût, ou nous parvenons à reprendre la main sur les puissances qui nous dominent. Et pour cela nous avons besoin d’une intelligence du monde qui soit massivement partagée.
Telle est bien la question essentielle posée aujourd’hui à notre système éducatif : avons-nous oui ou non besoin d’une véritable démocratisation de l’accès aux savoirs élaborés, d’un élargissement considérable des capacités de réflexion instruite et critique ? On s’étonne qu’elle ne soit pas au cœur des débats du monde éducatif, et du débat public en général. D’autant que la réponse conditionne la recherche, ou pas, de voies nouvelles permettant à tous de surmonter, enfin, les difficultés de l’entrée dans la culture écrite [32].
Textes à l’appui
1/ Une observation de Samuel Johsua, didacticien des sciences, qui garde toute son actualité malgré ses 30 ans d’âge :
« Encore une chose qui ne va pas de soi que l’interdisciplinarité. Pourtant, maint pédagogue y voit le remède miracle pour rapprocher l’école de la vie, pour lutter contre l’aliénation que représente une culture en miettes, voire pour se conformer au véritable mouvement scientifique qui serait de nature interdisciplinaire (...). L’idée de base, assurément, c’est que tout être ou objet concret est un être (ou objet) total, que l’approche disciplinaire n’aborde que partiellement. Mais c’est justement ce qui fait la force des sciences ! Celles-ci ne doivent leur pertinence qu’au fait qu’elles énoncent un discours théorique sur des objets "petits", qu’elles découpent à leur mesure. Et bien sûr, c’est ce découpage différent qui fonde objectivement des disciplines différentes. Il conduit à des points de vue et des méthodes qui sont spécifiques des découpages ainsi réalisés qui, à la limite, définissent autant d’objets différents. Ceci est vrai à l’intérieur même d’une seule discipline. Jacob explique comment l’être humain n’est pas le même dans une description anatomique, fonctionnelle (rapports entre organes), cellulaire ou génétique. (...) Enfin, l’idée que la "Science moderne" est interdisciplinaire est tout simplement fausse ; le mouvement est exactement inverse. L’idée de l’"honnête homme" cultivé "en tout" est définitivement morte. Les équipes de recherche ont de plus en plus souvent recours à la collaboration entre spécialistes de disciplines différentes ; mais jamais à un spécialiste...d’interdiscipline » .
2/ Sur ce site :
D’Alain Beitone :
Éducations à… Ya basta, 2014.
Disciplines scolaires et disciplines savantes, 2015.
De Jean-Pierre Terrail :
L’école et les savoirs. À propos d’un ouvrage d’Astolfi, 2012.
La culture commune et la question des compétences. À propos de deux ouvrages de Philippe Perrenoud, 2012.
Que faire avec le socle et les compétences ?, 2013.
D’un socle à l’autre, 2014.
De José Tovar :
Compétences : pour comprendre la formation d’un consensus politique, 2012
[1] Jean-Pierre Astolfi, La Saveur des savoirs, ESF, Issy-les-Moulineaux, 2008, p. 106.
[2] Voir Philippe Perrenoud, Construire l’école des compétences, ESF, Issy-les-Moulineaux, 1997 ; Quand l’école prétend préparer à la vie, ESF, Issy-les-Moulineaux, 2011.
[3] Bernard Rey, Faire la classe à l’école élémentaire, ESF, Issy-les-Moulineaux, 2010. Voir également Bernard Rey et alii, Les compétences à l’école, Apprentissage et évaluation, De Boeck, Bruxelles, 2010.
[4] Discours de 1883 cité par Claude Lelièvre, Histoire des institutions scolaires 1789-1989, Nathan, Paris, 1990. On peut se reporter, sur ces questions, à Jean-Pierre Terrail, École et émancipation, 2013, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article176.
[5] On se reportera sur ce point à Alain Beitone, Éducations à… Ya basta !, 2014, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article190.
[6] Cf. Quand l’école prétend préparer à la vie, ESF, Issy-les-Moulineaux, 2011, p. 115.
[7] Tout enseignement, qu’il le veuille ou non, est porteur de normes éthiques. Mais une chose est d’imposer des leçons de morale, autre chose de proposer aux élèves, à travers le comportement des adultes à leur égard, l’organisation ou le refus entre eux de relations concurrentielles, et à travers le choix des contenus disciplinaires et la façon de les transmettre, telles ou telles valeurs. Pour lutter contre le racisme, pour ne prendre que cet exemple, la valorisation du vivre ensemble, l’invocation au respect d’autrui, les affirmations concernant l’unité de l’espèce humaine risquent fort de peser de peu de poids tant que les élèves n’auront pas été confrontés serait-ce a minima aux travaux de la biologie génétique, de la paléontologie humaine, de l’anthropologie culturelle, de l’histoire et de la sociologie des rapports interethniques. La question posée par l’impératif de la lutte contre le racisme est donc celle de la programmation de ces disciplines, qui peuvent chacune éclairer un aspect de la question, dans le cursus secondaire. Prétendre substituer « l’interdisciplinaire » à l’enseignement de ces disciplines n’a pas de sens.
[8] Edgar Morin, « Dès le primaire, un programme interrogatif », L’Humanité, 15 octobre 2014. Voir également Enseigner à vivre, Actes Sud, Arles, 2014.
[9] Voir José Tovar, Compétences : pour comprendre la formation d’un consensus politique, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article157.
[10] Voir Françoise Ropé et Lucie Tanguy (dir.), Savoirs et compétences, L’Harmattan, Paris, 1994.
[11] Philippe Perrenoud, « Enseigner des savoirs ou développer des compétences : l’école entre deux paradigmes », in Alain Bentolila, Savoirs et savoir faire, Nathan, 1995.
[12] Voir Alain Beitone, Les éducations à : Ya basta, texte cité.
[13] C. Reverdy, « Éduquer au-delà des frontières disciplinaires », Note de Veille n° 100, mars 2015.
[14] Voir Alain Beitone, Disciplines scolaires et disciplines savantes, 2015, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article209.
[15] Rappelons que cet argument trouve une première expression publique forte dans le rapport Bourdieu-Gros de 1989, placé sous le signe de l’« apprendre moins pour apprendre mieux » et de la critique de l’organisation disciplinaire des programmes, et qu’il n’y était alors pas justifié plus sérieusement qu’aujourd’hui. Il est frappant que Bourdieu, qui manifestait dans une première rédaction du texte (document de travail rédigé en 1985) une forte préoccupation de défense du caractère scientifique des contenus scolaires, se déclare convaincu, dans une lettre à Claude Allègre, « qu’un des principes majeurs du renouveau du contenu et des méthodes d’enseignement consiste dans la mise en cause des disciplines ». Il ne s’expliquera malheureusement jamais, à notre connaissance, sur ce revirement, d’évidence réalisé sous la pression de certains membres de la commission en charge du rapport (voir Pierre Clément, Réformer les programmes pour changer l’école ? Une sociologie historique du champ du pouvoir scolaire, thèse pour le doctorat de science de l’éducation, Université Jules Verne, Amiens, 2013).
[16] Philippe Perrenoud, Quand l’école entend préparer à la vie, op. cité, p. 19.
[17] Les masters pros préforment des compétences professionnelles, mais sur la base de solides acquis disciplinaires. Il ne s’agit pas ici de substituer la formation des compétences aux apprentissages disciplinaires, mais de prolonger ces derniers.
[18] Des experts du système éducatif comme Philippe Perrenoud, et à sa suite Roger-François Gauthier (Ce que l’école devrait enseigner. Pour une révolution de la politique scolaire en France, Dunod, Paris, 2014), se réclament de cette préoccupation avec la plus grande insistance.
[19] Voir à ce sujet La nouvelle école capitaliste, de C. Laval, F. Vergne, P. Clément et Guy Dreux, (La Découverte, Paris 2011) ; L’école en Europe, de Ken Jones (dir.) (La Dispute, Paris, 2011) ; À l’école des compétences, d’Angélique Del Rey (La Découverte, Paris, 2010).
[20] Que l’on pense pour le primaire à la profonde rénovation de l’enseignement du français, à l’instauration du tiers-temps pédagogique et des disciplines d’éveil, à la montée du travail en groupe et de l’individualisation des tâches, à la préoccupation croissante de la motivation des élèves en rupture avec les méthodes magistrales et collectives, puis à l’extension des nouveaux principes au secondaire.
[21] Les écarts de réussite selon le milieu social n’ont pas bougé, et tendraient même à s’accentuer dans la dernière décennie, faisant de l’école française l’une des plus inégalitaires des pays développés. Les flux de sortie du système scolaire se sont stabilisés depuis le milieu des années 1990, dans un contexte marqué par la stagnation (1987-1997), puis la dégradation (1997-2007) des acquis au sortir du primaire.
[22] La rénovation des pédagogies n’est pour rien dans les deux grands moments historiques d’allongement des scolarités : ni dans la première explosion scolaire qui s’achève au début des années 1970 (elle n’était pas en place), ni dans la seconde entre1985 et 1995 (on sait que pendant cette décennie les acquis à l’issue du primaire, déterminants pour la suite de la scolarité, ne se sont pas améliorés, la prolongation des scolarités étant essentiellement imputable, comme dans les années 1960, à des mesures institutionnelles).
[23] Philippe Perrenoud y insiste (Construire l’école des compétences, 1997, op. cité) : la formation des compétences ne peut relever d’un modèle d’enseignement traditionnel : le maître doit devenir un « entraîneur », il ne s’agit plus d’enseigner mais d’organiser des « situations-problèmes » autour des obstacles à surmonter pour acquérir les compétences visées, en négociant des projets avec les élèves. Perrenoud pose ainsi fortement le lien entre l’approche de la formation des jeunes en termes de compétences et les pratiques qui se sont diffusés dans notre système éducatif depuis les années 1970 sous couvert de pédagogie "constructiviste".
[24] Voir Jean-Pierre Terrail, Que faire avec le socle et les compétences ?, 2013, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article164 ; et D’un socle à l’autre, 2014, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article198.
[25] Il en va ainsi de la fameuse opération de recherche interdisciplinaire en sciences humaines qui s’est efforcée dans les années 1960 de rendre compte dans sa globalité du changement rural en pays bigouden, et à laquelle avait participé Edgar Morin, cf. André Burguière, Bretons de Plozévet, Flammarion, Paris, 1977
[26] Jean-Pierre Astolfi, La Saveur des savoirs, ESF éditeur, Issy-les-Moulineaux, 2010, pp. 110-111.
[27] Astolfi note à ce dernier égard, en faisant un large crédit aux promoteurs de la pensée totalisante, que « le propre des appels à l’interdisciplinarité, à la pensée systémique et à la complexité, c’est qu’ils émanent de chercheurs à la culture large, qui maîtrisent la diversité des champs disciplinaires et se sentent à l’étroit dans chacun d’eux. Leurs productions sont de haute tenue (…). Mais c’est chez eux une démarche adossée à leur bonne connaissance des disciplines (…). Le risque serait de les suivre, mais en esquivant les pensées disciplinaires (…) pour entrer directement et de plain-pied dans une pensée interdisciplinaire », cf. La Saveur des savoirs, p. 111.
[28] Alain Beitone, Disciplines scolaires et disciplines savantes, 2015, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article209.
[29] Voir Le Monde du 13 février 2015.
[30] La formule, particulièrement suggestive, est due à Samuel Johsua in Regards, 21-5-2015.
[31] Je n’évoque bien sûr pas ici les cursus bi-disciplinaires qui sont réservés, eux, aux meilleurs étudiants auxquels ils permettent de s’approprier, au plein sens du terme, deux disciplines différentes.
[32] Ce sont ces voies que je tente pour ma part d’explorer dans mon essai à paraître (Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, janvier 2016).