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École commune et abolition du marché du travail

Une rencontre entre le GRDS et l’Institut européen du salariat (IES)

mardi 5 février 2013, par Jean-Pierre Terrail

Une rencontre a eu lieu le 4 février 2013 entre le GRDS et l’IES, pour une information réciproque sur les travaux des deux réseaux de recherche et un échange sur les questions d’intérêt commun. On lira ici la contribution introductive de Jean-Pierre Terrail à cette séance de travail.

Des orientations anticapitalistes plus qu’antilibérales

Cette rencontre se légitime d’abord par la proximité de nos postures respectives à l’égard des exigences du changement démocratique. Nous partageons la même conviction, pour reprendre une formule de Lucien Sève, qu’« engager sans plus attendre le dépassement réel du capitalisme est la seule alternative aux logiques folles qui font que n’est plus désormais sans vraisemblance l’éventualité inouïe d’une déshumanisation finale de l’histoire humaine » [1]. Nous avançons dans nos domaines respectifs des perspectives d’avenir qui, loin de s’opposer aux seuls excès du néolibéralisme, s’étayent d’une mise en cause radicale des catégories les plus essentielles du capitalisme ; et s’en prennent inévitablement par suite au rapport marchand lui-même (dans une extension qui reste encore à discuter), et tout particulièrement, sauf à relancer sans cesse l’accumulation du capital, au caractère marchand de la force de travail : faute de quoi l’entreprise aurait tout du travail de Sisyphe.

Nous ne nous proposons donc pas seulement d’échapper aux pires effets du capitalisme, mais d’en supprimer les causes. Ce qui, sans doute, nous confronte à deux impératifs conjugués.

Le premier consiste à créer les conditions institutionnelles et socioéconomiques de la souveraineté du monde du travail. La suppression de la concurrence, la subversion de la détermination de la valeur économique et du travail productif par le marché et l’accumulation du capital, la mise en dépérissement de l’État par l’ouverture de ses pouvoirs à l’appropriation citoyenne, en sont des modalités incontournables. Et nos propositions respectives d’une école commune supprimant la mise en concurrence des élèves, de la suppression du marché du travail par la déconnexion du salaire et de l’emploi, d’attribution conjointe d’un salaire à vie inhérent à la qualification, d’une détermination de la valeur économique et du travail productif régie par la qualification, vont dans le sens de leur réalisation.

Mais encore faut-il que le monde du travail s’empare effectivement et efficacement des moyens nouveaux d’exercer sa souveraineté. C’est le second impératif auquel nous sommes affrontés, la nécessité d’engager un processus d’émancipation collective qui seul peut à la fois arracher la mise en place de ces moyens nouveaux et assurer leur mise en œuvre démocratique. Il importe à cet égard de rappeler la façon dont Marx, dans le Manifeste communiste, associe l’émancipation collective à celle de chaque individu : « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Citons encore, à cet égard, le commentaire qu’en fait Lucien Sève, plaidant pour « une avancée personnelle de masse » : « Il ne saurait suffire de créer les conditions économico-sociales et politico-juridiques objectives instituant les producteurs individuels détenteurs associés des moyens de production et d’échange pour que tout s’en trouve aussitôt métamorphosé ; encore faut-il que se soient formées et continuent de se développer chez eux, individuellement et collectivement, les compétences subjectives nécessaires pour bien mettre en œuvre ces pouvoirs nouveaux, les capacités appropriatives permettant de résorber l’aliénation de puissances sociales devenues sans maître » [2]. Ce second impératif nous invite à prêter la plus grande attention au contenu même de la qualification des personnes, qui passe pour partie non négligeable par la formation scolaire initiale, et continue ensuite de se forger au travers de l’expérience du travail et de la vie sociale.

Des démarches partant du mouvement réel

Nos démarches ont sans doute un second trait commun. Les propositions radicalement anticapitalistes que nous avançons, loin d’être le fruit de la libre spéculation et d’un imaginaire utopiste, nous paraissent s’imposer comme la seule alternative possible à l’actuelle déshumanisation du monde. Nous n’avons pas cherché à concevoir une solution idéale, nous sommes partis les uns et les autres du monde réel, de ses contradictions, des avancées démocratiques qui ont été réalisées à un moment donné, et des blocages et régressions d’aujourd’hui.

L’Enjeu des retraites et L’Enjeu du salaire configurent la seule réponse réelle, de fond, au problème posé aujourd’hui par la dégradation des régimes de retraite, de la protection sociale, du chômage ; et plutôt que de proposer quelque solution miracle dans un modèle inventé, cette réponse passe par l’identification des possibles émancipateurs du « déjà-là » des institutions du salariat, salaire et cotisation sociale, notamment dans la forme propre au statut du fonctionnaire (principes de la qualification et du salaire à vie) [3].

Ce que nous appelons L’École commune constitue également à nos yeux la seule réponse réaliste à des inégalités sociales en matière d’accès aux savoirs développés de la culture écrite dont l’ampleur actuelle, de plus en plus mal supportée par les familles, menace sérieusement tant le potentiel productif et créatif de la France de demain que son avenir démocratique. Plutôt que d’inventer ex nihilo de nouveaux modèles pédagogiques, nous sommes partis de la dynamique historique initiée par la mise en place sous la 5ème République, et pour la première fois dans l’histoire nationale, d’une école « unique », ouvrant à tous les mêmes possibilités formelles d’études longues. Nous avons alors cherché à identifier les éléments de blocage qui ont limité l’élargissement historique effectif de l’accès aux études longues : la lutte pour lever ces obstacles et pour l’extension continuée de la démocratisation des savoirs élaborés étant au principe de l’école commune [4].

Il y a encore me semble-t-il deux autres traits communs à nos démarches, que j’évoque rapidement en passant. D’évidence nous dérangeons, y compris dans la gauche la moins prête à céder aux sirènes du social-libéralisme. C’est sans doute qu’on s’est habitué depuis des décennies à penser l’émancipation des peuples en termes d’étapes, la première à engager étant vouée à la recherche de justice sociale, à la mise en place d’une économie mieux régulée, au contrôle des capitaux, à la restauration d’un État efficacement protecteur. Proposer le salaire à vie, la subversion de la détermination de la valeur, l’accès généralisé aux savoirs élaborés, c’est s’engager directement dans la voie d’une réelle souveraineté populaire, de la réalisation de ce que Marx désignait comme la société des producteurs librement associés . Ce réalisme paraît irréaliste, et déstabilise. Contradictoirement on voit bien, de par la diffusion de nos idées à travers des canaux non institutionnels, que nos propositions intéressent et séduisent tant par les perspectives neuves qu’elles ouvrent que par la crédibilité que leur confère leur ancrage dans le mouvement réel de la société, leur capacité à répondre aux exigences sociales les plus actuelles.

Je crois enfin que pour nous comme pour vous il subsiste de considérables points aveugles dans nos propositions. Mais l’ampleur du travail qui est devant nous est à la mesure des pas en avant que nous avons accomplis. Nous tirons désormais un fil rouge qui élargit sans cesse le champ des questions que nous avons à nous poser, mais il s’agit de ces questions dont la pertinence engage la promesse de bonnes réponses.

La culture commune d’une école démocratique

Précisément, au sujet des questions que nous avons à poser, je voudrais terminer en évoquant les préoccupations actuelles du GRDS.

Nous avons jusqu’à présent avancé sur trois registres :

- celui de l’organisation structurelle de l’école commune, marquée par l’instauration d’un véritable tronc commun de 3 ans à 17-18 ans, l’obligation scolaire étant portée à 18 ans, et la suppression de toute mise en concurrence des élèves.

- celui des dispositifs pédagogiques à mettre en œuvre, notamment dans l’enseignement élémentaire. Nous appelons en ce domaine à un réexamen des modalités de la modernisation pédagogique des années 1970/80 ; et à une subversion de son principe général, qui valorise une conduite des apprentissages qui ne mette pas en difficulté les enfants des classes populaires, pour lui substituer une tout autre règle, appelant les maîtres à beaucoup d’exigence intellectuelle à l’égard de ces enfants, en sorte de leur permettre de s’approprier ce que les autres trouvent plus souvent dans leur milieu familial.

- celui enfin de la formation des maîtres, nos propositions insistant ici sur la nécessité d’une grande maîtrise des savoirs enseignés et de leur didactique dès l’enseignement élémentaire, et d’une appréhension des procédures proprement « pédagogiques » qui ne s’autonomise jamais des contenus à transmettre .

Nous avons ouvert en 2011-2012 un nouveau chantier, particulièrement conséquent, celui des contenus à transmettre au long du tronc commun. Au plus général, notre ambition consiste à rassembler les éléments d’information et de réflexion indispensables à l’ouverture d’un véritable débat national sur les choix, de nature proprement politique, à opérer en matière d’éducation des jeunes générations : quelle culture commune entendons-nous leur transmettre ?

Dans cette perspective, nous avons engagé le travail dans trois domaines :

- celui des questions transversales, que nous avons commencé d’aborder en nous intéressant à la « formation des compétences », dont on sait combien elle occupe aujourd’hui le terrain des politiques scolaires au plan international, et sur laquelle nous préparons un texte de synthèse avançant un point de vue propre.

- celui des grands secteurs disciplinaires, domaine dans lequel nous sollicitons la collaboration de spécialistes des disciplines auxquels nous avons demandé pour commencer, le travail est en cours, de faire le point de l’histoire des programmes depuis la guerre et des débats suscités à leur propos. Démarrer par ces bilans, dont il existe souvent les éléments, mais qui n’ont encore jamais été rassemblés et présentés de façon systématique, nous a paru la méthode la plus susceptible d’arriver dans l’étape suivante, celle des propositions pour l’avenir, à dépasser (autant que faire se peut) les controverses, souvent vives, qui divisent régulièrement les protagonistes de chaque secteur disciplinaire.

- celui enfin des contenus nouveaux qui pourraient être introduits dans le tronc commun d’une école démocratique, s’agissant le plus souvent d’étendre sous des formes ad hoc des enseignements disciplinaires déjà présents à tel ou tel niveau du cursus. Soit à se demander par exemple s’il faut enseigner la philo dès la maternelle, ou les sciences humaines à l’école élémentaire. Nous avons d’ores et déjà avancé dans le domaine de l’enseignement des techniques et de la technologie, tant en examinant les politiques passées en la matière qu’en formulant des propositions très novatrices marquées notamment par le souci d’une culture technologique permettant aux futurs citoyens de s’approprier les enjeux des grands choix techniques si cruciaux pour l’avenir et d’intervenir dans les débats afférents.


Voir en ligne : L’Institut Européen du Salariat (IES)


[1Lucien Sève, Aliénation et émancipation, La Dispute, Paris, 2012, p. 3.

[2Lucien Sève, Aliénation et émancipation, ibid, p. 68.

[3Voir Bernard Friot, L’Enjeu des retraites, La Dispute, Paris, 2010 ; et L’Enjeu du salaire, La Dispute, Paris, 2012.

[4Voir GRDS, L’École commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, La Dispute, Paris, 2012.